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SIDIC Periodical XXVI - 1993/2
Juifs, chrétiens et musulmans (Pages 04 - 08)

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Dans l'empire du mal - François d'Assise et le Sultan d'Egypte
Ernesto Balducci

 

Le "malicide"

Ce n'est pas un hasard si la période historique de la réforme grégorienne, dont l'objectif fut l'établissement d'un ordre politico-religieux confié, en dernière instance, aux mains du pape de Rome, coïncide avec la période des croisades contre les Sarrasins. En fait, la première croisade a été convoquée par Urbain mais déjà Grégoire VII l'avait projetée.

L'identification de l'ennemi à détruire a toujours été la condition primordiale pour créer une organisation qui soit douée d'un solide principe d'identité. L'Islam, à cette époque, fait fonction de cet Autre dont la présence est déjà en elle-même une menace. Chercher à le connaître n'a aucun sens, on ne trouve un sens que dans la destruction... Ce n'est qu'en tenant compte de cette fiction idéologique persistante que l'on peut expliquer la cruauté des entreprises des croisés, qui avaient pour règle de massacrer totalement les habitants des villages et des cités, à l'exception de ceux qui demandaient le baptême.

La croisade finit à la longue par apparaître, non comme un épisode imposé par la nécessité, mais comme une manière d'être de l'Eglise, comme la manière quelle avait de se présenter en dehors de ses frontières géographiques. Et, de fait, l'univers social de la chrétienté, qui avait pour structure hiérarchique les trois ordres: moines, clercs et laïcs, s'enrichit au XIIe siècle d'un ordre nouveau, celui des chevaliers, qui se situait immédiatement après celui des moines et avant celui des clercs. Les Templiers étaient à la fois des moines, avec les voeux de pauvreté, chasteté et obéissance, et des soldats du Christ, qui s'engageaient à jouer de l'épée pour conquérir et défendre les lieux saints. Leur règle a été commentée par Bernard de Clairvaux, auquel nous devons la description la plus concise et la plus terrible de l'idéologie des croisades: Quand le chevalier du Christ tue les malfaiteurs, son geste n'est pas un homicide mais, peut-on dire, un "malicide"; il est, en tout et pour tout, l'exécuteur de la vengeance du Christ sur ceux qui commettent le mal (1).

Il est tout à fait possible que François n'ait jamais pris une position de principe contre les croisades, devenues désormais, comme nous l'avons dit, une expression absolument normale de la vie de l'Eglise et, de façon plus générale, de la culture de son temps. La manière qu'il eut de se soustraire aux dégénérescences idéologiques de l'Evangile fut, dans ce cas encore, celle de la pratique, dans le sens fort du terme, et elle consistait dans des choix pratiques, éclairés par une conscience affinée par une confrontation directe et quotidienne avec l'Evangile, et un Evangile sans gloses, fussent-elles celles de Bernard de Clairvaux ou celles d'Innocent III.

Nous avons déjà vu comment, parmi ses premières tentatives pour échapper à sa condition de fils de marchand voué au succès, il y avait eu celle de s'enrôler auprès d'un concitoyen, le chevalier Gentile, qui s'apprêtait à partir pour les Pouilles puis, à ce qu'il semble, pour Constantinople et Jérusalem... De cette passion juvénile pour la milice sainte, il conserva dans un premier temps cette tendance qui, purifiée de la déformation belliqueuse, peut se recommander précisément de l'Evangile: le désir du martyre et donc, en ce cas, le désir de se rendre désarmé parmi les Sarrasins, prêt à se faire tuer plutôt que de tuer. Ce qui est, ni plus ni moins, le retournement de l'éthique des croisades: le "malicide" a lieu par l'effusion de son propre sang et non par celui d'autrui.

"Aller chez les Sarrasins"

Le désir de se rendre chez les Sarrasins dans l'espoir d'obtenir la couronne du martyre est un trait commun des premières communautés franciscaines qui eurent, en 1220, leurs cinq premiers martyrs au Maroc. Sous une forme encore inadéquate, mûrit dans l'âme de François et de ses premiers compagnons le projet de battre "l'empire du mal" non par l'épée, mais par la prédication et le témoignage rendu jusqu'au point de répéter le sacrifice de la Croix. Cette générosité était comme voilée par une ignorance à peu près totale de l'intense vitalité religieuse de l'Islam et des valeurs qui sont communes au Coran, à l'Ancien Testament et à l'Evangile. François n'y faisait pas exception; seulement, en lui, la foi avait trouvé sa référence première et son lieu de régénération dansle Crucifié, manifestation suprême de la miséricorde de Dieu envers toutes les créatures et, à travers l'humanité de Jésus, cette foi retrouvait, par-delà les frontières du grand Ordre, la fraternité qui unit "tous ceux qui habitent dans le monde entier", selon l'expression de l'encyclique" singulière qu'est sa Lettre à tous les fidèles, datant des dernière années de sa vie (Fond Francescane, P. 151). D'ailleurs comment aurait-il fait pour ne pas appeler "frère" le musulman, lui qui appelait ainsi le soleil et le feu?

Les initiatives de François à l'égard des Sarrasins suivent une progression qui va de sa première tentative de voyage hors des limites de la chrétienté, en 1211, aux normes données dans la Regola non bollata (de 1221) pour "ceux qui se rendent chez les Sarrasins et autres infidèles", une progression qui, selon certains, trouverait son épilogue dans le mysterium Crucis de l'Arverne. En lisant les récits des sources franciscaines, on a l'impression que les actions de François, qui vont si loin au-delà des normes habituelles, pour la mentalité même de ses biographes, ont été ramenées aux limites d'une hardiesse raisonnable, et donc vidées de leur contenu prophétique si bouleversant.

D'ailleurs François lui-même se trouvait, en cela comme en tant d'autres moments de son expérience de vie, porté à accomplir des gestes qui allaient bien au-delà de la conscience théologique et des instruments linguistiques qui étaient les siens. Le meilleur critère herméneutique est donc de dépouiller les faits de l'enveloppe des paroles avec lesquelles ils nous ont été transmis, et de leur rendre leur dignité de paroles par excellence, lourdes d'un sens qui est remis à notre discernement.

Les biographes nous parlent de deux voyages de François, entre 1211 et 1213: le premier pour rejoindre la Syrie, en se joignant à des groupes de croisés partant de la Dalmatie; le second pour atteindre le Maroc à travers l'Espagne où les Sarrasins venaient d'être défaits à las Navas, en juillet 1212. Les deux voyages finirent mal: le premier échoua parce qu'au cours de la navigation sur l'Adriatique François apprit que les départs de la Dalmatie n'auraient pas lieu; et le second parce qu'il tomba malade en cours de route et dut retourner sur ses pas. Et, pendant ce temps, le IVe concile du Latran dressait de nouvelles barrières contre son désir utopique d'une rencontre sans armes avec les infidèles. Le décret Expeditio pro recuperanda Terra Sancta traduit sous forme d'une mobilisation militaire passionnée la théologie du Crucifié chère à Innocent III: on ne pouvait laisser aux mains des infidèles la terre baignée du sang de Jésus...

La rencontre avec le Sultan

La croisade partit en 1017. Elle était conduite par Jean de Brienne avec, à ses côtés, le cardinal Pelagio Galvan, bénédictin portugais, évêque d'Albano, qu'Honorius avait choisi comme légat. L'objectif de la croisade était de frapper l'Islam à la "tête", c'est-à-dire en Egypte, car c'est du Sultan d'Égypte que dépendait pratiquement le sort de Jérusalem. Le rempart de ce pays, et donc de l'Islam, était la ville de Damiette, dans le delta du Nil. Entourée d'une double enceinte de murailles du côté du littoral et d'une triple enceinte du côté de la terre ferme, avec ses 22 portes, 110 tours et 42 forteresses, Damiette était considérée comme imprenable. L'armée des croisés débarqua au pied de la double enceinte le 9 mai 1218. Il s'agissait d'une armée plutôt curieuse: il y avait même des évêques et des archevêques, surtout italiens et français; il y avait des pèlerines-soldates, vêtues comme des hommes, avec heaumes et cuirasses, mais exerçant des fonctions subsidiaires qui, bien vite, furent cause de scandale, dans le camp ennemi même; il y avait des aventuriers qui ne rêvaient que de razzias et de rapines. Sur tous régnait la sainte arrogance de Pélage, mal contenue par Jean de Brienne, homme vaillant au combat, mais enclin à la douceur dans ses conseils. Et les doux conseils devenaient encore plus raisonnables du fait des propositions provenant de la ville assiégée où régnait depuis peu un sultan, Melek-el Kamil, connu pour sa sagesse et sa culture humaniste: Si les chrétiens avaient levé le siège, ils auraient eu en échange la ville de Jérusalem, et la sainte Croix leur aurait été restituée. Mais Pélage, et avec luiles ultras de l'armée, étaient pour une destruction définitive de l'Islam. Une année passa, et les choses en étaient toujours au même point, avec cependant cela de plus fâcheux qu'arrivaient du monde chrétien des plaintes contre une armée qui dissipait en débauches les deniers envoyés par la piété des fidèles.

Cette lassitude diffuse eut peut-être un certain poids dans la décision de François: le 24 juin 1219, il s'embarqua à Ancône et après un peu plus d'un mois il se présenta dans le camp des croisés. Il était accompagné du frère Illuminé (appelé ainsi parce qu'il avait été guéri de sa cécité par un miracle de François) qui, connaissant déjà l'Orient, devait avoir quelques notions d'arabe. En fait, leur intention à tous les deux était de rencontrer face à face le Sultan. Pélage fut contrarié par cette arrivée; et il le fit comprendre. Avec leur innocente utopie, ils pouvaient avoir une influence négative sur une armée déjà affaiblie par la fatigue et la discorde et dépendant,de plus, d'un commandant qui n'était pas exempt de tendances pacifiques. François se rendit compte qu'il fallait attendre, d'autant plus que la discipline manquait dans l'armée au moment justement où on en avait le plus besoin. Les préparatifs d'un combat décisif battaient leur plein et, avant même d'aller parler au Sultan, il lui semblait urgent de libérer les chrétiens de leur folie. Et voici ce qui arriva, selon le récit de Celano:
Un jour, ayant appris que les nôtres s'apprêtaient à combattre, il en eut grande douleur et, se tournant vers son compagnon, il dit: "Le Seigneur m'a montré que si la rencontre avait lieu aujourd'hui, elle irait mal pour les chrétiens. Mais si je dis cela, on me croira fou; si je me tais, j'ai des remords de conscience. Qu'en penses-tu?". "Père, répondit son compagnon, n'attache pas d'importance au jugement des hommes; d'ailleurs, ce ne serait pas aujourd'hui la première fois qu'on te jugerait fou. Libère ta conscience et crains Dieu plutôt que les hommes".
Alors le Saint bondit dehors et, pour leur bien, il conjura les chrétiens de ne pas livrer bataille, les menaçant de la défaite; mais ceux-ci prirent en plaisanterie ce qui était la vérité, ils endurcirent leur coeur et refusèrent tout avertissement. Les nôtres subirent une telle défaite qu'ils perdirent six mille hommes, tant morts que prisonniers
(Vita seconda di T. Celano, 4).

La défaite des chrétiens (c'était le 31 août 1219) consterna le légat pontifical. Désormais la requête de François et de Illuminé, toute ingénue qu'elle fût, ne pouvait plus causer nul dommage; et ils purent finalement entrer tous deux en cachette dans le camp musulman. Découverts par une patrouille, ils furent malmenés et conduits devant le sultan Kamil.

Tous les documents de l'époque, même chrétiens, concordent pour reconnaître à Kamil un vrai sens religieux et une prédilection particulière pour le débats théologiques. Il est inutile de chercher à savoir ce que se dirent François et le Sultan durant les deux semaines de rencontres amicales. En lisant les sources franciscaines, on a l'impression que les hagiographes ont reconstitué, chacun en fonction de ses propres préjugés, ce que François, selon toute probabilité, a voulu garder dans la plus grande réserve. Est significatif le fait que même les hagiographes les plus décidés à faire de François un héros aient mis en relief l'humanité affable et l'esprit de tolérance de Kamil. Les sources concordent pour rappeler la demande faite par François à Kamil de remettre à l'épreuve du feu la démonstration de la véracité de l'une ou de l'autre religion. Ce choix est à mettre au compte de la culture de l'époque, et cependant, selon ce qu'écrit Bonaventure dans une autre de ses oeuvres, François l'aurait motivé par un argument peu conforme au dogmatisme dominant alors. Une dispute avec les experts de la religion mahométane, dit François au Sultan, ne servirait à rien, "car si l'on veut la construire sur la base de la raison, la foi dépasse les raisonnements humains, et si on veut le faire au contraire par des arguments scripturaires, ceux-ci ne reconnaissent pas l'Ecriture" (2). De quelque manière que se soient passées les choses, il est sûr que le Sultan traita François avec le plus grand respect et le renvoya au camp chrétien avec les signes de son amitié.

La mémoire franciscaine n'a pu s'accommoder du fait que l'initiative de François n'ait pas été un succès, de l'unique manière dont la mentalité prosélytique concevait le succès. Les Fioretti, par exemple, racontent que le Sultan avait reconnu la vérité de la foi annoncée par François mais que, d'accord avec le saint, il avait décidé de ne pas demander pour le moment le baptême afin d'éviter des émeutes: il l'aurait demandé sur son lit de mort. Quand ce fut le moment, François, qui était déjà dans le sein de Dieu, aurait envoyé secrètement deux frères au chevet du mourant et recueilli ainsi tout le fruit de sa mission (Fioretti, 24).

L'Evangile sans épée

Tout fait penser que l'expérience faite en terre musulmane a profondément marqué la dernière période de la vie de François, comme d'ailleurs tout fait penser, selon des recherches faites par le grand pionnier du dialogue islamo-chrétien Louis Massignon (3), que la visite de François a laissé une trace profonde dans la mémoire musulmane. On est presque épouvanté de constater que François soit resté à peu près seul, à son époque, à se rendre compte que la vraie tâche de l'Église n'était pas de faire la croisade contre les Sarrasins, mais de les évangéliser selon les moyens indiqués de manière péremptoire par le Christ, c'est-à-dire dans le style d'une absolue pauvreté, y compris dans le renoncement à des identités impropres, comme l'identité politique et culturelle. Seul un tel renoncement aurait pu faire tomber entre l'Islam et le christianisme la muraille qui les séparait, et permettre que se développent l'attention réciproque, l'écoute et, en tant qu'ultime possibilité, la profession commune de la foi.

Bonaventure lui-même se trouve contraint de raconter, encore que ce soit dans un style apologétique, un épisode démontrant quel réalisme prophétique comportait la stratégie de l'amour adoptée, on peut dire envers et contre tous, par François et ses plus fidèles disciples:
Une fois, quelques frères se rendirent dans les pays des infidèles et rencontrèrent un Sarrasin qui, ému de pitié, leur offrit l'argent nécessaire pour acheter des vivres. Ceux-ci refusèrent, et l'homme en resta très étonné parce qu'il les voyait privés de tout. Mais quand, finalement, il comprit qu'ils ne voulaient pas d'argent parce qu'ils s'étaient fait pauvres par amour de Dieu, il se lia à eux avec tant d'affection qu'il promit de leur fournir tout le nécessaire tant qu'il en aurait la possibilité (Leggenda maggiore 7).

L'évangélisation implique, comme condition préalable, l'abolition de la catégorie de "l'ennemi" sur laquelle se basait au contraire, comme la culture de la guerre en général, l'édifice entier du christianisme médiéval. Les Sarrasins, comme l'écrit François "sont nos frères et amis, et nous devons beaucoup les aimer: amici nostri sunt et nos multum diligere debemus"...



• Ernesto Balducci, prêtre de l'ordre des Scolopi, professeur de philosophie et d'histoire à Florence, a été le créateur d'une "Enciclopedia della Pace" ayant pour but de répondre aux grands défis du monde actuel. Très connu en Italie, il est mort tragiquement dans un accident d'auto l'an dernier (1992).
Cet article, traduit de l'italien et un peu abrégé, est extrait du livre de E. Balducci: Francesco d'Assisi, Enciclopedia della Pace, Maestre, éd. Culture della Pace, S. Domenico di Fiesole 1989. (1) G. Duby: La specchio del jeudalismo, ed. Laterza, Bari-Roma 1980, p. 287.
(2) Bonaventure: In Hexaemeron, coll. XIX, n. 14 Opera omnia V, p. 422.
(3) Voir Louis Massignon, édité par Chili° Basetti Sani, ed. Alinea, Firenze 1985.

 

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