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L'image du juif dans la littérature de la France
Sr. Isabelle Marie
Il ne peut s'agir ici que d'ébaucher quelques traits de cette image. Encore serait-il nécessaire, pour leur donner vie, d'analyser tout le contexte politique et social dont les oeuvres évoquées sont tributaires. Cette constatation banale revêt, puisqu'il s'agit de l'image du juif, une importance particulière, aucun groupe humain n'ayant été aussi multiplement brassé, aucun autre, peut-être, n'ayant pris dans la conscience occidentale — et chrétienne — une consistance aussi singulière.
L'héritage du 19e siècle — ou la genèse d'une image
L'affaire Dreyfus: en 1894, A. Dreyfus, juif alsacien, est arrêté pour haute trahison au profit de l'Allemagne, condamné et déporté sur de fragiles présomptions. En 1906, le « traître » est réhabilité, son innocence proclamée. L'« Affaire » — comme on disait alors — avait bouleversé pendant douze ans — et plus! — la vie française; des écrivains comme E. Zola, Ch. Péguy, A. France, G. Courteline, R. Martin du Gard, M. Prévost, A. Gide, des universitaires comme G. Paris, G. Duruy, Seignobos, s'étaient lancés dans la bagarre, militant en faveur de la révision du procès.
Le juif, « homme d'argent », « maître du monde ». Cette « Affaire » était l'aboutissement de la très rapide ascension des juifs français dans tous les domaines, et notamment dans celui de l'argent: elle était aussi le symptôme de la crise politique et morale profonde qui soulevait la société française. Il suffit de choisir quelques titres dans la liste impressionnante des pamphlets de la seconde moitié du siècle pour donner une idée du climat: Les juifs, rois de l'époque (Touvenel, 1894), Histoire des grandes opérations financières (Capefigue, 1858), La France juive (Drumont, 1886). Le visage du juif, homme d'argent, brasseur d'affaires (déjà décrit par Balzac), aspirant à la domination mondiale, se précise à travers toute une littérature qui s'amplifiera jusqu'au milieu du 20e siècle, particulièrement dans les écrits de Léon de Poncins: Les juifs, maîtres du monde (1932), La mystérieuse Internationale juive (1933); G. St-Bonnet: L'internationale du parasitisme (1933); L.F. Céline et les débordements verbaux de L'école des cadavres, où l'auteur démontre que « la domination juive conduit inéluctablement le goy à l'abrutissement définitif... ». On procède par affirmations reprises, inlassablement répétées, sans se soucier jamais de prouver, et le style et le ton sont le plus souvent d'une bassesse qui répond au propos d'avilir ceux que l'on craint et par qui on s'estime menacé.
Le juif révolutionnaire, perturbateur de l'ordre social. Cette Internationale juive de l'argent, qui, dit-on, met en péril l'économie française, est aussi accusée de perturber l'ordre social: le visage du juif révolutionnaire apatride hante les esprits. Dès le 19e siècle, Capefigue s'écrie (op. cité, t. 3, p. 111):
« Pourquoi le nier? Nous sommes en pleine société saint-simonienne et juive... La famille s'en va; la propriété s'émiette; la campagne se dépeuple pour les cités, les petites villes pour les grandes, les machines créent un sombre esclavage... etc. »
C'est-à-dire que « les irréversibles transformations du monde moderne, prophétiquement perçues par Saint-Simon et ses adeptes, sont simplement qualifiées de ' juives '! »
Paul Bourget, traçant, un demi-siècle plus tard, son « Portrait de l'intellectuel juif: Crémieu-Dax », interroge son rire nerveux:
« On y lisait le re-souvenir des persécutions et l'audace intellectuelle d'une race qui, ayant connu les pires extrémités du sort —ne tremble pas devant la perspective de bouleversements moins terribles que ses anciennes misères. »
(L'Etape, 1912)
Le juif, cet « étranger » à notre « race ». Dans la crise des nationalismes qui secoue l'Europe au 19e siècle, le mouvement sioniste déclenché par « l'Affaire » contribue à réveiller en France les susceptibilités nationalistes et traditionnalistes. C'est l'inquiétude quelque peu romantique du « Qui sommes-nous? Celtes? Latins? Germains?... et qui sont ces juifs qui se disent ' Français '? » Toute une littérature va proli. férer sur ce thème, où s'illustrera le baron Gobineau. L'on sait jusqu'où ces interrogations mèneront les grands théoriciens du nazisme; et cette littérature se rajeunira alors, en plein 20e siècle, avec les recherches du Dr Georges Montaudon: Comment reconnaître et expliquer le juif? (1940).
Dès le début du 20e siècle, le romancier Maurice Barrès, qui a lu Gobineau, est hostile aux juifs; il assiste à la première révision du procès Dreyfus, mais celui-ci n'est plus, pour lui qu'« un vague comparse, dans un débat où il croit voir engagée la France même, son unité et sa force ». Il professe avec éclat un nationalisme de sang et de race (Science et doctrine du nationalisme, 1902). Cependant, dix ans plus tard, cet homme, qui est un visionnaire, et non un homme de parti, révise son nationalisme, qui se transforme, s'élargit, se spiritualise. Dans son ouvrage: Les familles spirituelles de la France (1914), il se donne pour mission l'intelligence réciproque de ces familles, la juive y comprise.
Le juif, médiateur du « salut » — ou la vision mystique de Léon Bloy. A la vision du juif international, homme d'argent, fervent révolutionnaire, que La France juive de Drumont et toute la littérature anti-juive du début du siècle imposent aux Français, Léon Bloy oppose une vision « mystique » fort discutable, mais qui n'est pas toujours sans grandeur. Son Salut par les Juifs, qui paraît en 1904, est une oeuvre complexe et violente, écrite en réaction contre La France juive, comme il s'en explique aux premières pages. Il reproche à Drumont « la façon dont il a abordé l'incomparable question d'Israël, qu'il se glorifie d'avoir abaissée au niveau cérébral des bourgeois les plus imbéciles ».
Il se livre à une exégèse lyrique, et parfois délirante, de l'apôtre Paul; il magnifie le rôle futur d'Israël, et il insiste, en même temps, sur l'abjection « providentielle » où il vit: « Le peuple juif est le proscrit de tous les proscrits... et l'image de l'Esprit repoussé par les hommes ». Il reprend à son compte, qu'il s'agisse de la « séparation d'Israël » (qu'il estime nécessaire) ou même de l'argent (il vitupère contre la puissance financière des juifs), des thèmes bassement antisémites, et tente d'en donner des interprétations « providentielles » et « symboliques », (Le Salut par les juifs, chap. 9) dont l'ambiguïté est déconcertante. Dans le vide d'une théologie cohérente sur la mission actuelle du peuple juif dans l'Economie du Salut, l'irritation quasi-métaphysique de L. Bloy n'est pas si loin des invectives enflammées de certains « Pères de l'Eglise ».
Cependant, dans Le Sang des Pauvres (chap. 18), Léon Bloy a cette parole prophétique: « L'Histoire des juifs barre l'Histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve: pour en élever le niveau ». Dans cette ouvrage il brosse le portrait de Morris (Moïse-Jacob) Rosenfeld, né dans la Pologne russe, poète yiddish, « juif lamenteur qui ne sait que pleurer sur ses frères malheureux encore plus que sur lui-même: il est le poète des prolétaires »:
« Chez eux, dans ces sacs, voyez-vous, se trouve le trésor du monde — leur Tora.Comment peut-on dire qu'une telle nation est pauvre? »
Le juif « errant » du romantisme. Le 19e siècle a légué à la littérature l'image romantique d'un juif « errant », pourchassé sans fin par le malheur. L'agitation et l'insatisfaction inguérissables sont ses marques distinctives. Mais le tourmenté demeure plus grand que son tourment, et il est digne de servir d'exemple aux plus malheureux. « Stello cherchait dans l'immensité un point d'appui sur lequel il pût asseoir ses pensées toujours errantes... Il se prit à penser au peuple qui avait le mieux compris la tristesse de la vie: les juifs ».
Le juif malheureux, ou l'impossible « assimilation ».
L'aventure du jeune héros Silbermann (1922) de J. de Lacretelle est un raccourci de toute la question juive en France. A près d'un demi-siècle de distance, elle demeure, pour le fond, étrangement, douloureusement actuelle. Il suffirait, pour s'en convaincre, de comparer aux analyses fouillées — et très classiques d'expression — de l'ouvrage de J. de Lacretelle, celles des réactions des milieux bourdelais, où évolue Sarah RosenElsinfor (Elsinfor, Pierre-Henri Simon, 1956).
Le jeune lycéen Silbermann interprète les écrivains français avec une finesse qui révèle à son ami, en même temps que la vérité éternelle des grandes oeuvres, leur impact sur la vie. Aussi celui-ci s'indigne: « Quoi, c'était lui, qui blet comme à livre ouvert dans la tradition. de,Ia tu, France, qu'on traitait d'étranger? »
Silbermarm rejeté, partira pour l'Amérique; il reprendra l'errance de ses pères...
« De quelle nationalité seront mes enfants?... Je n'en sais rien: où que nous soyons fixés, n'est-ce pas toujours en terre étrangère? Mais ce dont je suis sûr, c'est qu'ils seront juifs, et même, j'en ferai de bons juifs, à qui j'enseignerai la grandeur de notre race et le respect de nos croyances... ils seront soutenus par... cette espérance tenace qui nous fait répéter solennellement depuis des siècles: ' L'an prochain à Jérusalem! '»
Y-a-t-il un antisémitisme spécifiquement français? S'il faut répondre positivement à cette question, nous mettrons l'antisémitisme français en relation avec un certain amour de la sécurité qui semble caractéristique, et qui s'appelle aussi goût de synthèses intellectuelles rassurantes, et conservatisme politique et social: toute inquiétude de mutation quelconque se projette, chez le français moyen, en agressivité contre « l'étranger », particulièrement contre le juif.
Mais aussi, tout ce qu'il y a, dans la conscience française, de refus d'installation, de générosité et d'ouverture à la fraternité, de sens authentique de l'enracinement et de la tradition véritable, va vers le judaïsme.
Des voix fraternelles
Péguy: Le sens de l'enracinement et de la tradition. Péguy a une connaissance vécue du fait juif: il rencontre des juifs à Lakanal et à l'Ecole Normale Supérieure. Il s'est engagé, aux Cahiers de la Quinzaine dans la lutte pour la réhabilitation de Dreyfus; il ne cesse, jusqu'à sa mort, de fréquenter les milieux juifs. Il faudrait citer toute cette admirable page:
« Il ne sera pas dit qu'un chrétien n'aura pas porté témoignage pour eux... Depuis vingt ans, je les ai éprouvés, nous nous sommes éprouvés mutuellement... Je les ai toujourstrouvés solides au poste, autant que personne... Ils y ont d'autant plus de mérite, ils y ont d'autant plus de vertu qu'en même temps et plus que nous, ils ont sans cesse à lutter contre les accusations, contre les inculpations, contre les calomnies de l'antisémitisme... Mais enfin, pensez-y: C'est pas facile d'être Juif: vous leur faites toujours des reproches contradictoires... Quand ils demeurent insensibles aux appels de leurs frères, aux cris des persécutés... dans tout le monde, vous dites: C'est des mauvais Juifs. Et s'ils ouvrent seulement l'oreille aux lamentations qui montent du Danube et du Dnieper, vous dites: Ils nous trahissent; c'est des mauvais Français... »
(Notre Jeunesse, 1910)
La pensée de Péguy sur le monde juif s'alimente aux sources religieuses des prophètes d'Israël qu'il admire, de l'élection d'Israël qu'il chante dans les pages devenues classiques du Mystère de la charité de Jeanne d'Arc: « Vous, juifs, peuple de Juifs, peuple des Juifs, etc... » Pour lui, les juifs ne sont estimables qu'en tant que tels: leur vocation est d'être et de demeurer un peuple qui porte la longue lignée des prophètes: le peuple de « la racine ». Ainsi, il nous demeure étonnamment proche, et combien eut-il applaudi à l'évolution des rapports entre l'Eglise et la Synagogue, entérinée par le Concile Vatican II.
Saint-Exupéry: Le respect de la personne et la communauté fraternelle des Français. Dans les années de la tourmente, 1940-1945, le poète de La Citadelle considère la condition juive:
« Celui qui, cette nuit-là, hante ma mémoire, est âgé de cinquante ans. Il est malade. Comment survivrait-il à la terreur allemande?... Respect de l'homme! Là est la pierre de touche! Quand le nazisme respecte exclusivement qui lui ressemble, il ne respecte rien que soi-même. Il refuse les contradictions créatrices, mine tout espoir d'ascension, et fonde, en place d'un homme, le robot d'une termitière... Nous voulons fonder le respect de l'homme... Mon ami, j'ai besoin de toi comme d'un sommet où l'on respire. Si je combats encore, je combattrai un peu pour toi. Je te vois si faible, si menacé, traînant tes cinquante ans, des heures durant, pour subsister un jour de plus... grelottant à l'abri précaire d'un manteau râpé. Toi, si français, je te sens deux fois en péril de mort, parce que juif... Nous sommes tous de France comme d'un arbre, et je servirai ta vérité comme tu aurais servi la mienne... il s'agit de vous faire libre dans la terre où vous avez le droit fondamental de développer vos racines... »
(Lettre à un otage, 1944)
G. Duhamel: Pour une civilisation de la fraternité universelle. Médecin, romancier, poète, aux antipodes de l'abstraction, musicologue, car la musique est « une espérance de paix et de concorde parmi les hommes », G. Duhamel termine, en 1942, la Chronique des Pasquier. La figure centrale du Désert de Bièvre, qui fait partie du cycle, est celle du juif Justin Weill. Dans une société rongée de matérialisme, Justin représente la poésie, la pensée. Il veut réussir cette « imprimerie du Désert » où se concrétise son rêve de fraternité; c'est lui qui trouve la maison de Bièvre, qui organise la vie, qui s'oppose aux infractions, qui est la « conscience vigilante » du groupe. Mais lorsque les camarades, déçus de cette expérience difficile, ont besoin d'un bouc émissaire, c'est Justin qu'ils rendent responsable de leur échec. Et c'est lui qui reste pour faire face aux engagements pris envers les débiteurs. Désespéré, il songe à retourner avec « ceux de ma bande, jusqu'au pogrom final, jusqu'au massacre et à l'expulsion ». Cependant, soulevé par son désir de rassembleur d'hommes, il est saisi d'un élan prophétique, et confie à son ami, Laurent Pasquier: « Vous croyez, vous autres, que vous le comprenez, Jésus! Mais non,c'était un des nôtres, un petit juif comme moi; seulement, moi, je n'ai rien fait; j'échoue dans une toute petite chose ». Et Laurent PasquierDuhamel de conclure: « Je commençais à comprendre que Justin ne guérirait pas de son rêve, et qu'il n'était pas à bout de courage ».
G. Duhamel pose un regard objectif et sympathique sur la montée des juifs d'Afrique du Nord. Dans une comparaison qui peut éclairer un des aspects les plus douloureux du conflit israélo-arabe d'aujourd'hui, il dit:
« L'esprit de méthode est une chose qu'on acquiert; ce qu'Ismaël ne veut pas encore admettre, Israël l'accepte depuis longtemps... chaque jour, de la Hara, ou du Mellah, de jeunes hommes sortent et se répandent dans le monde; ils s'appellent Cohen ou Lévy, comme leurs lointains ancêtres; ils traversent la mer, viennent se placer, humblement, au dernier rang des classes, dans les écoles françaises... à la troisième génération, ils sont en état de prendre les postes de commande, partout dans la métropole; ils démontrent à merveille que la science occidentale n'est pas une science de sorcier, et qu'elle peut se conquérir. L'exemple d'Israël serait-il sans valeur pour son frère Ismaël? »
(Consultation au pays d'Islam, 1947)
Parmi les écrivains non juifs, il faudrait étudier aussi: A. France (« Satire de l'Antisémitisme », dans L'Ile aux pingouins); Romain Rolland (Jean-Christophe); Roger Martin du Gard (Jean Barois: épisode dramatique de l'Affaire Dreyfus, 1912); François Mauriac, dont le non conformisme s'applique aussi aux juifs (Thérèse Desqueroux) etc... Cela est impossible dans le cadre de cet article (*).
Paul Claudel: Le personnage de Pensée, L'Evangile d'Isaïe. L'importance que le judaïsme et les juifs ont eue dans la pensée de Claudel et la place qu'il leur a faite dans son oeuvre, méritent une attention particulière.
Pour Claudel, le fait juif ne se situe pas seulement sur le plan socio-historique, mais avant tout sur le plan spirituel: le peuple juif est d'abord « le fils aîné de Dieu, l'ambassadeur de la Maison ». En ceci, il se rapproche à la fois de L. Bloy et de Ch. Péguy, mais il se distingue de Bloy par une exégèse beaucoup plus réaliste, et de Péguy, en ce que sa vision des rapports entre le judaïsme et l'Eglise est demeurée longtemps plus proche d'une perspective assez « traditionnelle ».
Contemporain, à la fois, des remous de l'Affaire Dreyfus, du génocide hitlérien et de la constitution de l'Etat d'Israël, sa pensée a pu subir une évolution notable, par rapport au Sionisme, en particulier. Il y a très loin, en effet, du Claudel de la correspondance avec Darius Milhaud (où il plaisante sur les Sionistes rencontrés à Copenhague) au Claudel de L'Evangile d'Isaïe.
Le personnage de Pensée. Il nous semble, comme à Denise Goiten (« La Figure d'Israël », Cahier Paul Claudel, No 7), que c'est le personnage de « Pensée », du Père humilié, qui incarne, pour P. Claudel, le vrai visage de judaïsme porteur de la Révélation. « Tous les siècles, depuis la création du monde, il me semble que je les porte avec moi », dit-elle, et sans doute « Pensée » nous donne-t-elle la clef de l'attitude claudélienne vis-à-vis des juifs. Ne le dit-il pas lui-même, d'ailleurs, dans les Mémoires Improvisés: « Pensée est une ébauche des réflexions qui se sont imposées à moi plus tard ».
Mais d'abord il y a Sichel, la mère de Pensée, symbole d'un Israël renégat, prêt à tout sacrifier, pour conquérir sa part du monde temporel. Pensée, aveugle, baptisée chrétienne, ne cesse d'être juive: comme ses pères elle demeure « dépositaire fidèle et intégrale du dépôt de la foi, et son rôle est celui même de son peuple ». Avec le chrétien Orian, neveu du pape, « il n'y a pasd'union possible, pour la juive Pensée, et la raison en est que Pensée [le peuple juif] a soif de Justice, sur cette terre! » elle prononce, contre le monde chrétien, un réquisitoire d'une violence extrême: elle ne veut pas de cette Joie « au-dessus de la vie » que lui offre le chrétien Orian. Cependant, ils seront unis, à la fin du drame: l'amour d'Orian s'est humanisé, celui de Pensée s'est spiritualisé; les deux amants traverseront ainsi la mort, dans « l'accolade des représentants des deux Testaments ».
Sous cette méditation biblique que Paul Claudel a creusée toute sa vie, notamment les trente dernières années, on perçoit les résurgences d'un antisémitisme bourgeois qui ne peut déconcerter: la vieille image héritée des siècles n'est pas totalement résorbée. Mais en général, comme chez Léon Bloy, les thèmes antisémites sont acceptés, telles des évidences absolues et sublimées: ainsi du thème de l'argent, particulièrement dans L'Evangile d'Isaïe.
« J'ai essayé de montrer que cette vocation [du peuple juif à l'égard de l'univers entier] n'avait jamais cessé d'être la raison d'être d'Israël, et s'était traduite, en fait, par son rôle de spécialiste de l'argent et du crédit ».
Et il ne faut voir dans cette perspective aucune intention minimisante de la vocation spirituelle du peuple juif dont il dira par ailleurs qu'elle est « eucharistique » (Mémoires improvisés).
Pour Claudel, il n'est pas douteux que l'Eretz fasse corps avec le peuple et il écrit vers la fin de sa vie:
« Je m'irrite de voir les hypocrites et les sots ne pas rendre tout l'hommage qui revient à la jeune et magnifique nation juive... Les Juifs sont seuls en mesure de faire renaître ce pays qui se situe au carrefour des mondes... certes je désire de tout coeur qu'Israël possède la Palestine tout entière afin qu'il soit en mesure de mieux remplir son rôle d'agent de liaison de l'humanité, sa vocation de fils de Dieu, sa mission de garder et de défendre les lieux saints. »
Ces derniers mots peuvent paraître prophétiques; c'est l'attention habituelle à l'événement, et la méditation assidue de la Parole, qui donnent au regard de Claudel sur le monde juif une acuité pleine d'amour et font de lui l'inimitable déchiffreur du visage d'Israël.
(*) On pourra consulter, sans doute, la thèse que prépare actuellement Charlotte Wardi sur Le Juif dans le roman français contemporain.