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SIDIC Periodical XXXII - 1999/3
Fondamentalisme et extrémisme. Un défi à l'aube du 21e siècle (Pages 6-12)

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Le fondamentalisme islamique
Esposito, John L.

 

(1)A l’aube du 21ème siècle, le « fondamentalisme islamique » ou l’Islam politique reste une force puissante dans un grand nombre de sociétés musulmanes et une question d’intérêt mondial. Le fondamentalisme islamique, terme couramment employé pour désigner le renouveau islamique contemporain est un mouvement religieux étendu mais divers, qui se propage depuis plus de deux décennies dans une bonne partie du monde musulman, de l’Afrique du Nord à l’Asie du Sud-Est.

Le paysage du monde musulman aujourd’hui révèle l’émergence de nouvelles républiques islamiques (l’Iran, le Soudan, l’Afghanistan), la prolifération de mouvements islamiques qui jouent un rôle politique et social majeur et parfois l’affrontement politique d’extrémistes radicaux violents. Dans les années 1980, l’Islam politique était simplement assimilé à l’Iran révolutionnaire ou à des groupes clandestins comme le Djihad islamique ou l’Armée de Dieu. Le monde musulman des années 1990, lui, est un monde où les Islamistes participent au processus électoral. On en voit qui sont premier ministre, chef de cabinet, président d’Assemblée nationale, parlementaire ou maire, dans des pays aussi différents que l’Egypte, le Soudan, la Turquie, l’Iran, le Liban, le Koweït, le Yémen, la Jordanie, le Pakistan, le Bangladesh, la Malaisie, l’Indonésie ou Israël/Palestine.


Le « fondamentalisme islamique »: que signifie un nom ?

S’il est d’un usage courant, le terme de « fondamentalisme islamique » n’en est pas moins trompeur. Le mot « fondamentalisme » apporte avec lui le poids de ses origines chrétiennes. Il est chargé de présupposés chrétiens et de clichés occidentaux, comme la lecture littérale de la Bible, le retour à un passé primitif ou l’opposition à l’empirisme (de la science et de la technologie). Ce mot masque la diversité et la complexité des mouvements actuels, leurs éléments aussi bien modérés qu’extrémistes, leur recours à la technologie moderne et implique une menace monolithique. Le mot « fondamentalisme » ne dit pas grand-chose de la diversité des gouvernements islamiques et de leurs interprétations de l’Islam, de la monarchie conservatrice saoudienne au régime révolutionnaire populiste de Libye ou à l’Etat clérical iranien. Souvent assimilé à l’opposition à l’Occident ou à l’Amérique, le fondamentalisme ne fait aucune distinction entre la Libye, l’Iran, le Soudan et l’Occident, d’une part, le Pakistan et l’Arabie saoudite, d’autre part. Il vaudrait mieux employer les termes de « renaissance islamique » ou d’ « activisme islamique », qui sont moins chargés de connotations et s’enracinent dans une tradition islamique de renouveau et de réforme contenant la notion d’activisme politique et social. Depuis quelques années, on a tendance à parler de l’Islam politique et de l’islamisme.


Les racines de la renaissance islamique contemporaine

La renaissance islamique actuelle se fonde sur un héritage historique considérable de renouveau et de réforme religieuse qui remonte aux premiers siècles de l’Islam. Plus proches de nous, des mouvements islamiques politico-religieux ont surgi au 18e et 19e siècles dans tout le monde musulman, du Mahdi au Soudan au Wahhabi en Arabie saoudite ou au Padri en Indonésie, en réaction au sentiment de fragmentation politique, économique et sociale et de déclin moral éprouvé ici et là. Malgré des différences significatives, ces mouvements avaient tous le souci de purifier l’Islam en supprimant les croyances et pratiques étrangères (non islamiques) et en revenant aux principes fondamentaux de l’Islam, c’est-à-dire au Coran et à la Sunna (l’exemple) de Mahomet et de la communauté musulmane primitive. Plusieurs de ces mouvements de renouveau ont donné naissance à des Etats modernes comme le Soudan, la Libye et l’Arabie saoudite.

Les mouvements contemporains sont issus de cet héritage et des formations plus récentes comme celle des Frères musulmans en Egypte ou du Jamaat-i-Islami (société islamique) dans le sud de l’Asie, qui sont nées sous l’impulsion de Hasan al-Banna et de Mawlana Mawdudi, respectivement à la fin des années 1930 et au début des années 1940. Ces deux formations sont devenues les prototypes idéologiques et administratifs des mouvements islamiques d’aujourd’hui. Dans la conception du monde qui est la leur, l’Islam est un mode de vie complet, qui se suffit à lui-même et où religion et politique sont imbriquées. Ainsi, l’Islam est mêlé à la vie publique autant qu’à l’observance des préceptes ou des rites religieux. Et les Frères musulmans et le Jamaat ont créé des structures modernes efficaces pour réaliser leur objectif, à savoir l’instauration d’un régime et d’une loi islamiques par la mise en oeuvre d’une action politique et de programmes sociaux.



Le caractère et l’étendue de la renaissance islamique contemporaine

La résurgence de l’Islam affecte aussi bien la vie personnelle que la vie publique. D’une part, de nombreux musulmans sont devenus plus observants sur le plan religieux (ils attachent plus d’importance à la prière, au jeûne, à la tenue vestimentaire, aux valeurs familiales et au renouveau du mysticisme musulman ou soufisme). D’autre part, l’Islam est réapparu comme une idéologie capable de compenser les faiblesses manifestes des formes plus séculières du nationalisme, du capitalisme et du socialisme. Les symboles, la rhétorique, les acteurs et les organisations islamiques sont devenus les principales sources de légitimité et de mobilisation nourrissant le militantisme politique et social. Les gouvernements (en Arabie saoudite, au Maroc, en Libye, en Egypte, au Pakistan, au Soudan, en Iran, en Afghanistan et en Malaisie) et les mouvements (les Frères musulmans en Egypte, au Soudan et en Jordanie, le Jamaat-i-Islami dans le sud de l’Asie, le parti Refah en Turquie, le Front islamique du salut en Algérie, le al’Nahda de Tunisie, le Hezbollah du Liban, les Frères musulmans, le HAMAS et le Djihad islamique en Palestine, le Gamaa Islamiyya et le Djihad en Egypte, l’ABIM et le PAS en Malaisie) qui, du plus modéré au plus extrémiste, représentent tout l’éventail politique et religieux, ont tous fait appel à l’Islam pour renforcer leur légitimité et s’assurer le soutien du peuple.

Les causes du « fondamentalisme » sont culturo-religieuses, politiques et socio-économiques. Le plus souvent, on trouve mêlées la foi et la politique (et non l’une sans l’autre). Les situations d’injustice politique et sociale (autoritarisme, répression, chômage, logements et services sociaux défectueux, mauvaise répartition de la richesse et corruption) s’ajoutent aux préjudices liés à l’identité et aux valeurs culturo-religieuses. A partir de la fin des années 1960, une succession de crises et d’échecs a discrédité de nombreux régimes et les modèles d’inspiration occidentale consistant à former des élites modernes, ce qui a eu pour effet de déclencher une politique protestataire, réformatrice et révolutionnaire, ainsi qu’une quête d’identité. C’est ainsi qu’est née l’ « Alternative islamique », qui transparaît dans des slogans tels que « L’Islam est la solution » ou « Ni l’Est ni l’Ouest ».

Parmi les « échecs » les plus visibles qui se sont révélés être des catalyseurs, il faut citer:

1) la guerre israélo-arabe de 1967 (guerre des six jours) où Israël a infligé une défaite décisive aux armées coalisées d’Egypte, de Syrie et de Jordanie, et occupé le Sinaï, la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est; l’annexion et la création d’une Jérusalem « réunifiée » sous domination israélienne a transformé la libération de Jérusalem et de la Palestine en un problème islamique transnational;

2) les soulèvements malais et chinois de 1969 à Kuala-Lumpur, qui ont révélé les tensions croissantes entre la majorité musulmane malaise et une minorité chinoise assez importante et prospère;

3) la guerre civile de 1971-72 au Pakistan et au Bangladesh, qui a marqué l’échec du nationalisme musulman qui, lors de l’indépendance en 1947, devait forger l’identité et l’unité nationale pakistanaise;

4) la guerre civile libanaise (1975-1990) qui avait notamment pour cause la répartition inégale du pouvoir économique et politique entre Chrétiens et Musulmans, laquelle a donné naissance aux principaux groupes chi’ites, AMAL et le Hezbollah, inspiré et soutenu par l’Iran;

5) la révolution iranienne de 1978-79, événement crucial dont l’impact s’est étendu à terme sur tout le monde musulman et l’Occident;

6) le conflit israélo-arabe qui a engendré ses propres mouvements islamistes, comme le HAMAS et le Djihad islamique dont l’Intifada a renforcé la vigueur dans les années 1980;

7) le marasme économique qui a sévi à la fin des années 1980 en Tunisie, en Algérie, en Jordanie et en Turquie et qui a été à l’origine du mécontentement social et de l’apparition de mouvements islamiques particuliers.

Les échecs de l’Occident (qu’il s’agisse de son modèle de développement ou de sa fonction d’allié politique dans le conflit israélo-arabe), joints à la peur de la pénétration et de la domination culturelles de l’Occident, ont été des thèmes constants de la renaissance islamique. Nombreux sont ceux qui ont attribué les maux de leur société à l’influence et au pouvoir excessif (politique, économique, militaire et socio-culturel) exercés par l’Occident et, en particulier, par les deux super-puissances, les Etats-Unis et l’ex-Union soviétique. Dans la mesure où elle procédait à une occidentalisation et une sécularisation progressives, la modernisation a été considérée comme une forme de néocolonialisme exportée par l’Occident et imposée par les élites locales, comme une maladie minant l’identité et les valeurs culturelles et religieuses autochtones et les remplaçant par des valeurs et modèles de développement d’importation. Bien que les mouvements islamiques soient essentiellement à visée locale ou nationale, les problèmes internationaux comme le conflit israélo-arabe et la libération de Jérusalem, l’occupation soviétique de l’Afghanistan, les affrontements en Bosnie, au Cachemire, en Tchétchénie et au Kosovo ont également joué un rôle important dans la politique musulmane. La richesse pétrolière et l’appui de l’Arabie saoudite, des autres Etats du Golfe et de la Libye ont apporté un soutien international aux programmes d’islamisation de certains gouvernements et aux mouvements islamistes particuliers.


Conception du monde et calendrier

Pour la majorité des militants, la résurgence de l’Islam est une réaffirmation de l’identité culturo-religieuse, du respect officiel des rites religieux, des valeurs familiales et de la morale. Selon eux, l’instauration d’une société islamique exige une transformation personnelle et sociale qui est elle-même nécessaire à l’avènement d’un véritable gouvernement islamique. Pour être efficace, le changement doit venir de la base, par une application de la loi islamique qui transforme peu à peu la société. Une importante minorité, toutefois, estime que les gouvernements musulmans sont désespérément corrompus et éloignés de l’Islam et voit donc dans la révolution violente à la fois un impératif théologique et une nécessité politique. Elle considère ces sociétés et leurs dirigeants comme des infidèles à éliminer. Voilà pourquoi les révolutionnaires islamiques sont persuadés qu’il faut renverser les élites politiques et religieuses officielles (cooptées par les gouvernements) dans les mains desquelles se trouvent concentrés tous les pouvoirs et privilèges, et imposer une nouvelle direction politique engagée au service de l’Islam et la loi islamique. Bien qu’ils comptent relativement peu d’adhérents, des groupes tels que le Gamaa Islamiyya en Egypte ou le Djihad islamique en Egypte et en Palestine se sont souvent montrés les agents efficaces (et meurtriers) de l’agitation, des désordres et des assassinats politiques.


De la périphérie au centre: la révolution tranquille

Une bonne partie des années 1980 a été dominée par la peur de l’Ayatollah Khomeini et de la menace de l’Iran d’exporter sa révolution et ses flambées de violence, ses prises d’otages et son terrorisme. Les soulèvements survenus en Arabie saoudite, au Bahrein et au Koweït, le ferme soutien apporté par l’Iran au Hezbollah au Liban et l’assassinat d’Anouar el Sadate ont alimenté les craintes des dirigeants musulmans et de l’Occident. Pourtant, aucun autre « Iran » n’a surgi. La fin des années 1980 et les années 1990 ont vu se diversifier les mouvements islamiques contemporains et non se préciser l’image d’une menace monolithique. Une minorité d’extrémistes radicaux a continué d’exister et d’agir en bien des régions du monde musulman. Des groupes tels que le Gamaa Islamiyya (groupe islamique) ont combattu le gouvernement égyptien, attaqué et tué des Chrétiens coptes et des touristes étrangers; d’autres extrémistes ont fait sauter le Centre commercial international de New York. Mais, entre-temps, s’était opérée une « révolution tranquille ». L’activisme islamique s’est révélé être une force politique et sociale efficace, agissant à l’intérieur du système, dans le cadre des institutions et de la vie sociale en général. Des organisations d’inspiration islamique ont créé des écoles, des cliniques, des hôpitaux, des banques et des maisons d’édition et mis à la disposition du public toute une gamme de services sociaux. C’est ainsi qu’une nouvelle génération d’élites, ayant reçu une éducation moderne mais imprégnée des valeurs islamiques au lieu d’être sécularisée, est aujourd’hui présente dans toutes les professions (médecins, juristes, ingénieurs, enseignants, travailleurs sociaux) et cherche à concrétiser dans la société des solutions ou perspectives empruntées à l’Islam.

Parallèlement, l’intensification des appels en faveur de la participation et de la démocratisation politique dans le monde musulman a entraîné dans certains cas une libéralisation politique, dans d’autres une répression. Là où les gouvernements ont ouvert leur régime politique, des organisations islamiques ont participé aux élections et ont émergé comme la fraction dominante de l’opposition dans des pays comme l’Egypte, la Tunisie et la Jordanie où des candidats islamiques ont non seulement conquis 32 des 80 sièges du Parlement mais aussi accédé à cinq postes ministériels. En Algérie, le Front islamique du salut (FIS) a triomphé aux élections municipales et parlementaires du début des années 1990. Craignant l’accession du FIS au pouvoir, l’armée algérienne est intervenue. Bien des gouvernements du monde musulman et de l’Occident ont été stupéfaits de constater que ce qui leur avait paru impensable se produisait: l’accession d’un mouvement islamique au pouvoir, non par les armes mais par le vote.

Les apparents succès des mouvements islamiques en matière électorale ont conduit certains gouvernements, notamment en Tunisie, en Algérie et en Jordanie, à supprimer leur opposition islamique, sous prétexte que les extrémistes religieux menaçaient de « prendre la démocratie en otage » et d’utiliser le régime politique pour s’emparer du pouvoir et imposer leur volonté. Selon plusieurs experts, de nombreux gouvernements du monde musulman, dont la légitimité politique est fragile et dépend d’un important appui des forces de sécurité, ne tolèrent qu’une « démocratie sans risque » (c’est-à-dire une libéralisation politique qui ne menace ni leur pouvoir ni leur régime). Si certains gouvernements et experts voient dans le « fondamentalisme islamique » une grave menace pour la stabilité de leurs sociétés et la politique mondiale, d’autres soutiennent qu’il importe de distinguer entre les mouvements populistes authentiques qui sont prêts à collaborer avec les institutions du régime, et les inconditionnels du refus qui cherchent à renverser les gouvernements par une révolution violente.


L’Islam et le développement: l’ébranlement des paradigmes

La réaffirmation de la religion dans la politique et la société musulmanes est un défi aux préjugés et présupposés occidentaux et séculiers quant à la modernisation et la théorie du développement. Contre toute attente, certaines sociétés modernes ou occidentalisées (le Liban, l’Egypte, l’Iran, la Tunisie, l’Algérie, la Turquie et la Malaisie) sont devenues de grands pôles de la politique « islamique ». A l’évidence, le chemin vers la modernisation ne se réduit pas à un choix entre « la Mecque et la mécanisation », entre une tradition statique et un changement dynamique, entre un gouvernement séculier et une autorité à visée religieuse. Des pays aussi dissemblables que l’Egypte, la Turquie, l’Arabie saoudite, les Etats du golfe, le Pakistan, l’Afghanistan et la Malaisie montrent la complexité et le pluralisme des expériences et expérimentations musulmanes, la diversité de leurs types et de leurs rythmes de modernisation et leurs divergences sur l’interprétation et la mise en application de l’Islam.
A l’ancienne division de nombreuses sociétés musulmanes, qui découlait de l’insertion de l’éducation dans un contexte séculier moderne ou, au contraire, dans un contexte religieux plus traditionnel, vient aujourd’hui s’ajouter un nouveau secteur social à coloration islamique. Il comprend un échantillon de la société, à la fois urbain et rural, composé de chefs de file de partis politiques ou d’associations professionnelles, de médecins, de juristes, de scientifiques, d’ingénieurs, de journalistes et d’enseignants. Les organisations politiques et sociales islamiques se servent des moyens modernes pour diffuser leurs messages dans les médias: cassettes audio et vidéo, appareils de télécopie et internet. Ils interviennent dans la société civile comme des militants politiques et sociaux. Ils construisent des écoles, des hôpitaux, des cliniques et des banques et offrent des services juridiques et sociaux peu coûteux.


Les problèmes de souveraineté, d’idéologie et d’interprétation

La résurgence contemporaine de l’Islam dans la vie politique musulmane pose de nombreuses questions, depuis celle de la souveraineté, jusqu’à celles de la théologie, de l’idéologie et de son application. La plupart peuvent se résumer aux deux questions suivantes: « L’Islam de qui ? » et « Quel Islam? ».

« L’Islam de qui ? ». A qui incombe-t-il d’ interpréter l’Islam et de le mettre en application ? Aux chefs d’Etat qui, dans leur immense majorité, sont des rois non élus, des militaires ou d’anciens militaires (cf. la Maison de Saoud en Arabie saoudite, Khadafi en Libye, Omar al-Bashir au Soudan), aux oulémas ou à l’élite religieuse comme en Iran, ou à des premiers ministres ou des députés élus ? Historiquement, les oulémas étaient les conseillers des souverains, les gardiens de la religion qui bénéficiaient de la protection royale. Dans leur écrasante majorité, les oulémas d’aujourd’hui continuent de se considérer comme les premiers interprètes de l’Islam et, en conséquence, comme un maillon nécessaire de tout processus d’islamisation. Au vingtième siècle, cependant, leur rôle et leur efficacité ont été contestés et par les mouvements séculiers et par les modernistes et les militants islamiques. Les critiques relèvent que l’Islam n’a pas de clergé, que la formation islamique classique de nombreux oulémas les prépare mal à faire preuve de créativité et d’efficacité face aux réalités contemporaines et que la notion d’érudit ou d’expert (alim, pl. oulémas) doit désormais être étendue à de nombreux domaines nouveaux (l’économie moderne la médecine, la biochimie, etc.). L’immense majorité des organismes et dirigeants islamiques ont été des laïcs qui revendiquent le droit d’interpréter l’Islam et contestent les prérogatives exclusives des oulémas en la matière. L’incitation récente à un engagement politique et à une démocratisation plus grande et le pouvoir que cette tendance accorde en puissance aux assemblées nationales élues vient encore défier l’autorité traditionnelle des institutions politiques comme des institutions religieuses.

La seconde question « Quel Islam ? » concerne le processus d’islamisation de l’ Etat et de la société: s’agit-il de les restaurer ou de les réformer ? Certains réclament un Etat islamique fondé sur la remise en vigueur des formulations classiques de la loi islamique. D’autres insistent sur la nécessité de réinterpréter et de reformuler la loi à la lumière des nouvelles réalités de la société contemporaine. Il convient de garder en mémoire plusieurs faits historiques importants. Comme toutes les traditions religieuses, l’Islam est un idéal qui a revêtu de nombreuses formes dans l’histoire et s’est prêté à des discours de niveaux divers. Il a été subordonné à la raison, c’est-à-dire à l’interprétation humaine, et au contexte historique et social. Si l’époque de Mahomet et de la communauté de Médine est restée le paradigme idéal, il n’y a pas eu dans l’histoire un modèle d’Etat islamique unique et bien défini. La loi islamique elle-même est le fruit de prescriptions divines et d’interprétations humaines, conditionnées par une conjoncture sociale. Les militants islamiques contemporains ont donné leurs propres interprétations ou paradigmes qui sont eux-mêmes des constructions humaines fondées sur des textes sacrés. On peut aujourd’hui mesurer cette diversité en relevant les positions opposées de l’Etat et de la société sur des questions comme la différence entre les sexes (le statut de la femme et son rôle dans la société, le port du hidjab ou voile islamique), les droits des minorités, la réforme agraire et la démocratisation en Arabie saoudite, en Iran, en Afghanistan, au Pakistan, en Malaisie, en Turquie, en Egypte et en Algérie.

Le fait d’établir une distinction entre des visions religieuses et des réalités politiques rivales conduit souvent à un réductionnisme religieux qui tend à considérer les conflits au Soudan, au Liban, en Bosnie, en Azerbaïdjan, en Indonésie ou en Israël/Palestine en des termes purement religieux, c’est-à-dire à en faire des affrontements entre Musulmans et Chrétiens ou entre Musulmans et Juifs. Si les communautés de ces pays peuvent être définies dans leurs grands lignes en termes religieux ou confessionnels, voire qualifiées de sectes – comme c’est le cas pour les communautés catholique et protestante d’Irlande du Nord ou les communautés tamoul (hindoue) ou cingalaise (bouddhiste) du Sri Lanka – les différends et les querelles civiles tiennent souvent davantage à des griefs politiques (comme le nationalisme ethnique ou l’occupation, s’opposant au désir d’autonomie et d’indépendance) et socio-économiques qu’à la religion en tant que telle.

Le sécularisme tendancieux de nombreux dirigeants politiques, universitaires et journalistes constitue un obstacle subtil mais puissant à la compréhension et l’interprétation du fondamentalisme religieux (qu’il soit musulman, chrétien ou juif). Ceux-ci, en effet, voient dans le sécularisme non pas simplement une possibilité ou un choix (parmi d’autres), mais un impératif (le seul choix « rationnel »). Ces « fondamentalistes séculiers » considèrent donc l’association de la religion et de la politique comme tout à fait anormale (puisqu’elle s’écarte de la norme séculière), irrationnelle et dangereuse. Ils ne font pas de distinction entre ceux qui font partie du courant social majoritaire et les extrémistes violents, parce qu’il leur paraît plus facile de rejeter purement et simplement les « fondamentalistes » pour cause de fanatisme religieux. Ce problème n’est pas seulement d’actualité dans les sociétés musulmanes: il transparaît aussi dans les tensions et les débats que génère actuellement le rôle de la religion dans la société en Israël et le droit dit « chrétien » aux Etats-Unis.

L’hypothèse selon laquelle le fait de mêler la religion et la politique conduit inévitablement au fanatisme et à l’extrémisme a été l’un des principaux facteurs qui ont amené à conclure que tous les mouvements islamiques sont extrémistes et que l’Islam et la démocratie sont incompatibles. C’est commettre une erreur et aller à l’encontre du but recherché que de pas différencier les mouvements islamiques, c’est-à-dire ne pas distinguer ceux qui sont majoritaires ou modérés (désireux d’agir à l’intérieur du système et de susciter un changement à partir de la base) et ceux qui sont de violents extrémistes. Il est rare que les actes de violence d’extrémistes juifs ou chrétiens soient assimilés au judaïsme ou au christianisme majoritaire; et c’est à juste titre que l’on considère une telle assimilation comme une distorsion aberrante ou l’exploitation abusive d’une religion. Or un discernement comparable est souvent absent lorsqu’il est question de l’Islam et du militantisme islamique.
Le recours à la violence est un sujet particulièrement controversé. Il est parfois difficile de distinguer les modérés des extrémistes. La frontière entre les mouvements de libération nationale et les organisations terroristes est souvent floue ou dépend de l’angle politique dans lequel on se place. Les héros révolutionnaires américains étaient des rebelles et des traîtres pour la Couronne britannique. Menahem Begin et Itzhak Shamir, les groupes Irgoun et Stern, Nelson Mandela et le Congrès national africain et, jusqu’à une date récente, Yasser Arafat et l’OLP ont été considérés par leur opposition comme des terroristes et les dirigeants de mouvements terroristes. Des questions analogues se posent ailleurs. La théologie chrétienne de la libération et les mouvements auxquels elle a donné naissance en Amérique latine et centrale constituent-ils simplement une force révolutionnaire crypto-marxiste ou un mouvement populiste authentique ? Il se peut que les terroristes d’hier soient précisément cela : des terroristes; mais il arrive aussi qu’ils parviennent à se faire reconnaître rétrospectivement comme les dirigeants de mouvements nationalistes authentiques et deviennent les chefs d’Etat d’aujourd’hui.

Pour comprendre la nature des mouvements islamiques contemporains, il faut être capable de dépasser les clichés monolithiques faciles. La diversité dont témoignent les souverains et les gouvernements du monde musulman transparaît aussi dans les différents mouvements islamiques, depuis les groupes modérés et pragmatiques qui s’engagent au sein du régime, aux extrémistes radicaux qui cherchent purement et simplement à renverser les pouvoirs en place et à imposer leur propre conception de l’Islam. Les Frères musulmans d’Egypte et de Jordanie, le Jamaat-i-Islami du Pakistan, le parti Refah de Turquie, la mouvance al-Nahda de Tunisie et le Front islamique du salut de l’Algérie, pour n’en citer que quelques uns, se sont détournés de la violence et ont participé à la démarche politique électorale. Dans le même temps, le Gamaa Islamiyya en Egypte, le Groupe islamique armé en Algérie et des organisations favorables au Djihad dans bien des pays se sont lancés dans la violence et le terrorisme.


L’Islam, la démocratie et le pluralisme

Des voix aussi diverses, dont certaines sont harmonieuses et d’autres discordantes, se font entendre dans le débat qui a cours depuis quelques années sur l’engagement politique et la démocratisation. On trouve en fait dans le monde musulman toute une gamme de positions sur la démocratisation. Les partisans du sécularisme prônent la mise en place de formes séculières de démocratie et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les inconditionnels du refus soutiennent que l’Islam a ses propres formes de gouvernement et qu’il est incompatible avec la démocratie. Cette position est celle de musulmans modérés comme de musulmans militants, du roi Fahd d’Arabie saoudite aux organisations radicales comme le Djihad islamique et l’Organisation islamique de libération. Les conciliateurs pensent que l’on peut se servir des notions et institutions traditionnelles comme la consultation (shoura), le consensus (ijma), la réinterprétation (ijtihad) pour instaurer des formes de participation politique populaire et de démocratisation acceptables pour l’Islam.

L’Islam politique a suscité des inquiétudes à propos du statut et des droits des non Musulmans dans les républiques islamiques comme l’Iran, le Soudan et le Pakistan et dans d’autres pays musulmans comme l’Arabie saoudite, l’Egypte, le Nigeria et l’Indonésie. Les tensions et les affrontements entre les gouvernements musulmans ou certains groupes islamiques et les Coptes en Egypte, les Baha’is (et tout récemment les Juifs) en Iran, les Chinois en Malaisie et les Chrétiens au Soudan, au Pakistan, au Nigeria et en Indonésie ont mis en lumière les questions de pluralisme et de tolérance. La situation est exacerbée par les revendications politiques et socio-économiques subjectives. On reproche aux communautés non musulmanes comme les Chrétiens en Egypte, au Soudan et au Pakistan ou l’Ahmadiyya au Pakistan d’avoir jadis collaboré avec les colons et bénéficié du régime colonial européen. De même, les Chinois de Malaisie et d’Indonésie, les Baha’is de l’Iran et l’Ahmadiyya du Pakistan, qui tendent à être plus avancés sur le plan éducatif et économique, se heurtent au ressentiment et à la discrimination. Certains chefs religieux et dirigeants politiques sans scrupule n’ont pas eu de peine à mobiliser leurs partisans et à les dresser contre des minorités dont la réussite leur semble disproportionnée et à leur infliger d’inexprimables frustrations socio-économiques.

Pour régler ces problèmes, il faut réformer l’Islam. Selon la loi islamique, les non Musulmans sont des citoyens de second ordre ou dhimmis (« protégés ») qui forment leur propre communauté. En échange de leur allégeance envers l’Etat et de l’acquittement de la capitation, ils sont libres de pratiquer leur culte et dépendent de leurs chefs religieux et des lois régissant l’exercice du culte, la vie privée, l’éducation et la famille. La plupart des Etats musulmans contemporains accordent les mêmes droits civiques à tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance religieuse. Toutefois, la résurgence contemporaine de l’Islam a réactivé les pressions qui s’exercent pour que soit juridiquement réaffirmée l’attitude traditionnelle à l’égard des non Musulmans qui a, certes, été modifiée par la législation actuelle, mais est restée inchangée dans la mentalité de nombreux Musulmans.

Les minorités non musulmanes connaissent certaines limites dans les Etats islamiques. Etant donnée l’idéologie officielle, certains se demandent s’il est légitime de laisser des non Musulmans occuper des postes clé dans le gouvernement. Dans de nombreux Etats musulmans contemporains, tous les citoyens, quelle que soit leur religion, peuvent exercer une fonction officielle, sauf celle de chef d’Etat ou de Premier ministre. Ce pluralisme séculier, moderne et libéral, est aujourd’hui contesté par ceux qui pensent que l’idéologie islamique de l’Etat exige un engagement envers l’Islam. Dans cette hypothèse, il serait exclu que des non Musulmans occupent des postes de responsabilité dans le gouvernement, l’assemblée législative, la justice ou l’armée, qui sont les lieux où l’idéologie de l’Etat est élaborée et mise en oeuvre. En outre, les organisations islamiques radicales rejettent totalement la participation de non Musulmans au gouvernement, car ils la jugent contraire à l’Islam. Ce rejet s’applique souvent non seulement à ceux qui sont membres d’autres religions mais aussi aux Musulmans qui n’acceptent pas leur interprétation radicale de l’Islam.

S’ils tentent de réexaminer et de redéfinir les principes et les valeurs de l’Islam et leur adaptation aux réalités changeantes de la vie moderne, les Musulmans devront s’interroger sur le problème crucial du rôle et du contenu de la loi islamique. Les questions auxquelles le contexte contemporain les invite à répondre sont notamment celles de savoir s’il leur faut simplement remettre en vigueur la loi islamique telle qu’elle a été définie dans le passé ou s’il est nécessaire d’actualiser les principes et les valeurs de la shariah et les adapter aux conditions de vie modernes, d’en donner une nouvelle interprétation (ijtihad) ? La question du statut et du rôle des non Musulmans est l’un des principaux aspects de la loi islamique traditionnelle qui devra être abordé dans le cadre de cette démarche. Sans doute la situation des non Musulmans dans les pays à régime islamique était-elle bien préférable à celle des non chrétiens dans la chrétienté mais, selon les critères des Etats modernes, l’attribution du statut de dhimmis aux non Musulmans aujourd’hui reviendrait à en faire des citoyens de seconde zone. Le règlement de ce problème est important non seulement pour les non Musulmans qui habitent en terre d’Islam mais pour les relations entre Chrétiens et Musulmans dans le monde.

Etant donné l’histoire des croyances et des relations entre Musulmans et Chrétiens, les deux communautés ont d’importants défis à relever pour redéfinir leur position religieuse l’une par rapport à l’autre. Toutes les deux ont le désir de rester fidèles aux exigences de leurs textes sacrés et de leur foi, mais elles veulent aussi se prêter, autant que possible, à un réajustement de leur position (ou de leur doctrine). Si les Musulmans reconsidèrent le rôle et le statut des non Musulmans, les Chrétiens doivent également être prêts à reconsidérer des questions aussi importantes et controversées que le statut prophétique de Mahomet et la place ou la valeur du Coran dans la Révélation – questions doctrinales qui sont au coeur des relations entre le Christianisme et l’Islam. De fait, certains penseurs et organismes religieux musulmans et chrétiens réfléchissent actuellement à ces questions, au plan national comme au plan international.


Le fondamentalisme islamique fait partie du phénomène mondial de retour au religieux. Comme les autres familles religieuses telles que le judaïsme et le christianisme, le monde musulman présente une grande diversité d’orientations. Bien des Musulmans préfèrent que la religion se limite à la vie privée. D’autres aimeraient voir leur société et leur famille plus fermement enracinées dans leur foi et leurs traditions islamiques. Pour beaucoup, il s’agit d’une affaire plus sociale que politique. Pourtant, dans tout l’Islam, on a vu de nombreux Musulmans s’engager résolument dans la bataille pour intégrer l’Islam à l’Etat et à la société. Cette bataille a pris bien des formes. Si la religion a été exploitée par certains au point de devenir une instrument d’oppression et non de libération, elle a également réapparu comme une force politique et spirituelle de premier plan. Au cours du prochain millénaire, les questions de foi et d’identité continueront de jouer un rôle essentiel dans l’Islam comme dans les autres religions. On ne peut nier les divergences spirituelles ni les conflits qui ont opposé les trois grands monothéismes. Pourtant, nos origines abrahamiques communes, les périodes de coexistence et de coopération (comme la Convivencia en Andalousie) et les conceptions, valeurs et préoccupations religieuses partagées seront tout autant mises en relief, au fur et à mesure que nous aborderons les enjeux du nouveau millénaire dans lequel l’Islam existera au même titre que le Christianisme et le Judaïsme, non seulement dans les pays musulmans, mais aussi en Europe et en Amérique.


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(1) John L. Esposito est chargé de cours sur la religion et les affaires internationales et les études islamiques; il dirige le Centre pour la compréhension islamo-chrétienne qu’il a fondé; il enseigne l’histoire et les affaires internationales à l’université Georgetown de Washington, D.C. Directeur de publication de l’Encyclopédie du monde islamique contemporain d’Oxford et de l’Histoire de l’Islam d’Oxford, il est également l’auteur de The Islamic Threat : Myth or Reality, Islam and Democracy (en collaboration avec J. Voll), Islam and Politics, Islam: The Straight Path and Islam, Gender and Social Change (en collaboration avec Y. Haddad) et Women in Muslim Family Law. [Traduit de l’anglais par C. Le Paire]

 

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