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Une lecture Juive des Psaumes - Mérite et miracles: le cas du psaume 114
Rabbi Fred Morgan
Il y a quelques années ma famille a célébré un Seder pascal vraiment exceptionnel. Un de nos invités était un ami âgé, malade, mais de grand courage, en langage biblique un homme "craignant Dieu". Notre ami avait eu un sérieux infarctus juste quelques semaines avant le Seder. Pendant un certain temps il avait été entre la vie et la mort. Mais il s'en était sorti et il était assis maintenant à notre table. Nous avions terminé et continuions avec les parties de la célébration du Seder qui suivent le repas. Dans cette section le plus important est la conclusion des "psaumes du Hallel", les psaumes 115-118.
Notre ami demanda si nous voulions bien le laisser réciter ces psaumes qui avaient pour lui une signification spéciale. Naturellement nous avons dit oui. Il prononça alors les mots du Psaume 116 :
"J'aime le Seigneur, car il entend ma voix et mes supplications, il a tendu son oreille vers moi, le jour où je l'invoquais.
Les lacets de la mort m'avaient enveloppé,
et les filets du Shéol m'avaient surpris,
j'éprouvais de l'angoisse et du chagrin.
J'invoquai le nom du Seigneur :
"Ah Seigneur, sauve mon âme !...
Reviens, mon âme, à ton repos,
car le Seigneur t'a fait du bien !
Puisque tu as sauvé mon âme de la mort,
mes yeux des larmes, mes pieds du faux pas,
je marcherai devant le Seigneur
sur les terres des vivants...
Que rendrai-je au Seigneur pour tous les bienfaits envers moi ? Je lèverai la coupe des délivrances
et j'invoquerai le nom du Seigneur."
Comme notre ami disait ces mots du psaume, tous les convives sentirent qu'ils recevaient un don précieux. Les mots du psaume exprimaient si fidèlement l'expérience qu'il avait vécue; et, chose remarquable, notre ami avait pu reconnaître dans sa tradition religieuse les mots exacts qui rendraient ses sentiments de soulagement, de reconnaissance et de retour à la vie: sa "rédemption". Sa lecture du psaume était à la fois inspirée et source d'inspiration. Cela a été un moment rare, que nous n'avons jamais oublié. Notre ami est mort maintenant, mais à chaque Seder que nous célébrons, quand nous arrivons à ces mots du Hallel nous pensons à lui et il est avec nous une fois encore.
Quelques aspects des Psaumes
C'est là une manière dont les psaumes agissent, et ont toujours agi, sur les personnes appartenant à la tradition juive et ayant des convictions religieuses. Ils sont une source de catharsis et d'émerveillement, une expression particulièrement juive des sentiments les plus profonds qui jaillissent de l'expérience humaine universelle. Comme d'autres textes "vivants" ils agissent comme un lien entre la biographie et l'histoire, donnant le témoignage qu'espérance et secours se trouvent au creux de la douleur et du traumatisme; que la face de Dieu, bien que cachée, continue à être "levée vers nous".
Aux facettes multiples que prend l'étude de la Torah dans le judaïsme correspond peut-être la diversité des lectures que les juifs font des psaumes, s'intéressant tour à tour à leurs aspects existentiel, communautaire, liturgique, historique et théologique. Ce que je voudrais faire dans le reste de cet article, c'est me concentrer sur une approche particulièrement juive, autrement dit l'aspect midrashique de la lecture des psaumes. Pour cela, je voudrais étudier uniquement le psaume 114 et la manière dont un texte midrashique consacré aux psaumes, Midrash Tehillim, lit le psaume 114.
Les aspects variés qui viennent d'être mentionnés, liturgique, historique, théologique etc., seront tous intégrés dans l'approche midrashique, car il n'y a pas entre eux de cloison étanche. Les distinctions que nous faisons entre les diverses caractéristiques des psaumes sont faites seulement pour les besoins de l'analyse. En réalité, la richesse des psaumes, en dépit de ce qui est pour une bonne part un langage apparemment simple, vient de la multiplicité des niveaux d'expérience qui s'expriment en eux. L'approche midrashique est sensible à la profondeur de signification des psaumes. Elle lit les psaumes comme elle lit la Torah - y voyant des "textes vivants", des "textes sacrés".
Une Lecture Midrashique de Psaume 114
Mon but est donc de montrer comment la tradition juive, par l'intermédiaire des Midrash Tehillim, lit le psaume 114. Tout midrash est une interprétation, l'interprétation de l'Ecriture. Le midrash peut avoir d'autres fonctions mais son premier rôle, c'est celui-là. Une lecture midrashique d'un psaume n'est ni "neutre" ni "scientifique". Elle nous offre, à nous, les lecteurs, une manière particulière de lire le psaume qui en elle-même n'exclut pas les autres; au contraire, elle ouvre le psaume à d'autres lectures, à des contextes nouveaux.
Je soutiens que grâce à la lecture midrashique, le psaume 114 ne nous dit pas seulement l'histoire racontée ouvertement dans les mots du psaume, mais une autre histoire qui est dissimulée, ou cachée, sous les mots. J'appelle cette lecture midrashique "mérite et miracles". L'histoire midrashique s'enracine, pour ainsi dire, dans les mots d'ouverture du psaume: "Quand Israël sortit d'Egypte". Mais elle ne se limite pas à cet événement historique. Comme un arbre, la lecture midrashique du psaume 114 déploie ses branches dans plusieurs directions, chacune occupant son espace propre, toutes cependant rattachées aux racines de l'arbre par le "tronc": c'est-à-dire par le psaume lui-même.
Cette métaphore de l'arbre est peut-être spécialement appropriée ici, puisque selon la tradition juive la Torah est elle-même appelée etz-chayim, un "Arbre de Vie". La lecture midrashique du psaume est aussi Torah, d'après la manière dont les juifs comprennent la Torah. Les racines de cet "Arbre de Vie", c'est l'histoire de la sortie d'Egypte, une histoire qui a été appelée le "mythe fondateur" du peuple juif. Le psaume est le tronc de l'arbre, que cette expérience d'enracinement a fait pousser; et les lectures midrashiques du psaume s'élancent comme des branches dans de nouvelles directions à partir du tronc. Chaque branche est un reflet partiel du tronc, qui lui-même est une expression de l'expérience de racine. Toutes ces parties ensemble forment l'arbre. Le lecteur ressemble à une personne qui se promène autour de la base de l'arbre dans la forêt; il regarde à travers les branches vers le ciel, d'abord fixant une seule branche, puis une autre; quand il en fait le tour, la forme des branches se modifie et change au-dessus de lui. Voilà ce que c'est que de lire le psaume 114 à travers le prisme du midrash. Cet arbre scripturaire, avec tous les autres arbres de l'Ecriture, forme la forêt qu'est la tradition juive.
Les versets d'ouverture du psaume 114 donnent le texte de notre lecture midrashique. Ils ont l'air simple et sans ambiguïté :
1. Quand Israël sortit d'Egypte,
la maison de Jacob de chez un peuple barbare,
2. Juda devint son sanctuaire,
Israël fit partie de ses domaines.
Selon une lecture simple de ces versets, l'événement historique de l'Exode constitue la fondation de l'établissement du peuple juif en Canaan et après Salomon de la division du royaume entre les deux nations de Juda et d'Israël. Il y a un problème avec la fin du premier verset "de chez un peuple au langage étrange" (me'am lo'ez) qui ne se retrouve nulle part ailleurs dans l'Ecriture. La phrase est normalement mise en parallèle avec la référence à l'Egypte à la fin de la première moitié du verset, et on la traduit par "barbare", c'est-à-dire un peuple parlant une langue étrangère.
Voici comment notre midrash s'arrange avec le verset d'ouverture. Il commence par citer un "verset entrecroisé", un verset pris ailleurs dans l'Ecriture qui vient couper un mot ou une phrase clé dans le psaume 114,1; de la manière dont une branche d'un arbre vient s'entrecroiser avec une branche d'un autre arbre dans la forêt. Voici le verset "entrecroisé", pris dans le psaume 105,38: "l'Egypte se réjouit de leur exode". Nous, les lecteurs, nous sommes surpris de l'introduction ici de ce verset, nous ne nous attendions pas à entendre parler de l'Egypte se réjouissant de l'Exode. Nous sommes encore moins préparés au "mashal" ou parabole (attribuée à Rabbi Berachiah) qui suit : "On peut comparer cela à un homme corpulent monté sur un âne. Il dit "Quand donc serai-je débarrassé de cet âne!" tandis que l'âne dit "Quand donc serai-je débarrassé de cet homme!" Je ne sais pas qui est le plus soulagé des deux quand le temps vient de mettre pied à terre! Quand David vit leur joie à la sortie d'Egypte, il commença par chanter l'Exode d'Egypte et dit "Quand Israël sortit d'Egypte..."
Nous pouvons faire un certain nombre de remarques au sujet de ce passage midrashique. Avant tout, le midrash identifie le psaume 114 comme un chant de louange, une célébration de la joie (simchah). Cette identification correspond bien au rôle que joue le psaume 114 dans la liturgie juive, puisqu'il est l'un des "psaumes du Hallel" (113-118) associés à la célébration de la rédemption. Ces psaumes sont chantés à la synagogue aux trois "fêtes de pèlerinage", qui sont toutes liées par la tradition rabbinique à l'Exode d'Egypte, et aussi à la fête de Hanoucca. Les rabbins pensent que l'essence de la fête de Hanoucca n'est pas la victoire des Maccabées sur les Grecs de Syrie, mais le miracle de l'huile qui a duré huit jours. Nous voyons déjà ici une possibilité de "miracles" dans le contexte liturgique du psaume.
Mais le midrash donne une description étrange de la joie éprouvée à l'Exode. La joie n'est pas d'un seul côté; l'Egypte, elle aussi, s'est réjouie d'être débarrassée d'Israël. Certes, on ne voit pas clairement dans la parabole lequel des deux personnages représente Israël et lequel représente l'Egypte; on ne voit pas qui porte qui. C'est là un trait de l'expérience historique vécue. Peut-être y a-t-il des éléments à la fois du cavalier et de l'âne dans l'expérience de chacun. De toute façon, c'est une histoire humoristique qui fait songer à Mark Twain. La pointe du récit est nettement indiquée dans la remarque du midrash: "Je ne sais pas qui était le plus heureux des deux!" L'intrusion soudaine, imprévue du narrateur dans le midrash choque le lecteur et lui rappelle qu'il ne faut pas prendre cela trop sérieusement. La légèreté du ton dans le midrash reflète une certaine légèreté dans le psaume lui-même, versets 3-6:
3. La mer le vit et s'enfuit; le Jourdain retourna en arrière,
4. les montagnes bondirent comme des béliers, les collines comme des agneaux.
5. Qu'as-tu, mer, à t'enfuir, Jourdain, à retourner en arrière?
6. Montagnes, à bondir comme des béliers, collines, comme des agneaux?
La légèreté de ton du midrash, qui va bien avec le thème de célébration joyeuse du psaume est renforcée de façon plus subtile par le jeu de mots sur lequel est bâti tout le midrash. Où le midrash trouve-t-il l'idée de célébration joyeuse dans les mots qui ouvrent le psaume 114? C'est dans la phrase "me'am lo'èz" que nous avons traduite plus haut par "un peuple au langage étrange". J'ai déjà noté que c'est difficile à traduire, car l'expression apparaît seulement ici. Dans un autre psaume, le psaume 68 (dont il est question dans la section suivante de Midrash Tehillim sur le psaume 114), nous trouvons l'expression we'ilzu lefanav "célébrer devant lui (Dieu)". Entre le mot ilzu et le mot lo'ez il n'y a qu'un pas à faire, celui d'une métathèse délibérée! En la faisant, le midrash transforme le "peuple au langage étrange" en "peuple célébrant", c'est-à-dire, l'Egypte célébrant le départ d'Israël.
L'effet de ceci, à un niveau plus abstrait, est de présenter l'Exode comme un acte qui est à l'avantage de tous les intéressés, une source de célébration joyeuse pour le monde entier, puisque il est le "mythe fondateur" non seulement pour le peuple juif mais finalement pour tous les peuples. Le fait que dans le livre biblique, la Torah ne présente manifestement pas l'histoire de l'exode de cette manière, n'a aucune importance, aussi longtemps que nous nous rappelons que l'intérêt du midrash n'est pas uniquement de raconter l'histoire de l'exode, mais plutôt de raconter une autre histoire qui tout en étant enracinée dans l'Exode original est inspirée par d'autres soucis, historiquement plus récents. Ces intérêts plus récents ont eux-mêmes surgi de développements historiques au cours des premiers siècles de l'ère chrétienne: la destruction du Temple de Jérusalem, la perte de la souveraineté juive en Judée, les persécutions de Hadrian, l'échec de la révolte de Bar Kochba, la christianisation de la Palestine romaine et l'effet de l'exil (galut) sur la vie juive. Ces intérêts représentent le désir de certains groupes de la communauté juive de bâtir des barrières de Halakhot autour de la Torah et par cela autour du peuple juif, afin de le protéger d'influences étrangères; et en même temps le désir d'autres groupes de découvrir dans la Torah une promesse de la rédemption divine à une époque et dans un monde futur.
Le Midrash ne s'adresse pas directement à de telles questions. Il puise plutôt dans le langage de l'écriture pour mettre en jeu des idées et images nouvelles dans la conscience juive. Le mot "jeu" suggère qu'il se déroule une espèce de jeu. En effet, le midrash est une espèce de jeu joué délibérément par les auteurs du midrash. Par exemple, le Midrash Tehillim sur le psaume 114 utilise des phrases telles que: "Je serais surpris par cette interprétation...", "Si quelqu'un te chuchote à l'oreille que le mot Egypte n'est pas mentionné dans ce verset..."; des phrases qui, comme auparavant, font entrer le narrateur du midrash en jouant dans sa narration. Mais ce jeu, même s'il est timide, est aussi très sérieux. Il procura un grand plaisir aux communautés juives d'autrefois dans l'étude de la Torah; et il procura également des perspectives dissimulées ou cachées de l'histoire, qui trop souvent échappaient sous les couches évidentes de persécution, exil et désespoir. Aussi longtemps qu'il existe un midrash sur le psaume 114 au sujet d'un homme corpulent monté sur un âne, ou même des exemples plus sérieux, il y a le rire parmi les pleurs, l'espoir au milieu du désespoir. Tous les midrashim, même les plus sombres, réussissent finalement à traiter de l'espérance; ainsi ils reflètent un principe rabbinique important qu'on retrouve également à l'intérieur des psaumes. Les midrashim sur le psaume 114 nous présentent plusieurs perspectives sur l'espérance, revivifiant ainsi l'espérance. Prenez, par exemple, les quatre midrashim suivants, qui se rapportent tous de nouveau à l'ouverture du psaume 114: "Quand Israël sortit d'Egypte". Ces quatre midrashim déplacent progressivement notre perspective sur le mythe fondateur de l'Exode, du mérite (zechut) vers le miracle (nes).
Le premier point de vue regarde le peuple juif en Egypte. Il est exprimé dans un ancien midrash qui répond à la question "Pourquoi Israël a-t-il été sauvé d'Egypte" ? Le midrash ne répond pas à la question, il cite simplement la parole de Rabbi Eléazar Hakkappar: "les Israélites ont été sauvés par le mérite (zechut) de quatre choses: ils n'ont pas changé leurs noms, ils n'ont pas changé leur langue, ils n'ont pas révélé leurs secrets (autre version: ils ne se sont pas dénoncés les uns les autres), ils ont respecté la loi dans leurs relations sexuelles". Chacune de ces affirmations s'appuie sur un passage de l'Ecriture. Par exemple, l'idée qu'ils n'ont pas changé de nom est prouvée par le fait que la Torah utilise les mêmes noms de famille avant et après l'Exode; ainsi, "Ruben" est descendu en Egypte, et "les Rubénites" sont mentionnés dans le recensement après l'Exode. (Dans une autre version de ce midrash, il est dit explicitement qu'on n'a pas changé les noms de "Ruben" en "Rufus"; ceci sonne de façon très moderne, surtout pour quelqu'un comme moi, appelé "Fred Morgan", avec un nom germanique et un nom de famille gallois!). Ce qui est donné comme preuve que le peuple n'a pas changé de langue (c'est-à-dire l'hébreu!) est particulièrement intéressant. Le midrash cite les versets 1b et 2a du psaume 114, brisant ainsi le parallélisme à la fois du verset 1 et du verset 2, et créant pour ainsi dire un parallélisme nouveau: "la maison de Jacob (sortit) de chez un peuple au langage étrange, (mais) Juda était pour la langue sacrée (c'est-à-dire l'hébreu!)" Pour arriver à cette lecture, le midrash doit interpréter l'expression lekodsho "devint son sanctuaire" par "pour Sa langue sacrée". Le fait que, dans le midrash précédent sur le gros homme et l'âne, l'expression du premier verset "un peuple au langage étrange" a été lue (à tort) "un peuple célébrant" n'est pas du tout pris en compte ici. La perspective n'est plus la même, et maintenant l'expression hébraïque reprend son sens normal pour amener le parallélisme inspiré par le jeu de mot sur lekodsho.
Ce midrash demande ce qu'Israël a fait pour mériter de sortir d'Egypte. Le midrash qui suit fait de même. Mais un changement remarquable intervient. R.Juda ouvre la "discussion" en suggérant qu'Israël a été amené hors d'Egypte à cause du mérite (zechut) de deux "sangs": le sang de l'offrande de Pessah et le sang de la circoncision. Ces deux commandements (mitzvot) précèdent tous les deux l'exode, et sont d'ailleurs liés dans l'Exode 12,43-48, quand la Torah déclare que seuls les mâles circoncis peuvent partager l'agneau pascal. La référence faite par le midrash aux "deux sangs" repose sur Ezéchiel 16,6, où il est dit (par deux fois!): "Et je te dis au milieu de tes sangs (notez le pluriel): Vis! Et je te dis au milieu de tes sangs: Vis!" Dans le contexte d'Ezéchiel, les sangs représentent l'accouchement; peut-être passe-t-on naturellement dans le contexte de notre midrash à la naissance du peuple juif au moment de l'Exode d'Egypte.
Jusque-là, tout va bien. Mais la série d'opinions des rabbins dans ce midrash continue, s'appuyant chacune sur des preuves scripturaires. Ces textes jouent tous sur la racine hébraïque ra'ah "voir", en donnant ainsi l'impression qu'un élément visionnaire est en jeu dans l'Exode. Ainsi R.Néhémie dit: "par le mérite de la Torah qu'ils recevront"; R.Josué ben Levi dit: "par le mérite du Tabernacle qu'ils feront"; R.Eliézer ben Jacob dit: "par le mérite d'Ananie, Misaël et Azarias (les compagnons de Daniel qui survécurent dans la fournaise ardente) - car, continue Eliézer, ils ont sanctifié le nom de Dieu dans la fournaise (en accomplissant le kiddoush Hashem). Finalement R.Aba bar Rahana dit: "par le mérite de la génération d'Isaïe", en faisant peut-être allusion à leur fidélité au temps du siège de Jérusalem. Alors, le midrash continue : "Quand David vit cela, avec combien de mérites Israël sortit, il commença à faire l'éloge de l'exode d'Egypte avec Alleluia! Quand Israël sortit d'Egypte..."
Cet enchaînement de mérites n'est pas comme le lot des quatre mérites que nous avons vu dans le premier de ces midrashim. Ceux-là se référaient aux actions d'Israël quand celui-ci était encore en Egypte. Ce second enchaînement de mérites représente dans l'ensemble la destinée d'Israël, ce qui arrivera à Israël dans l'"histoire future de la Bible". Cependant, il s'agit encore de "mérites", car chaque acte engage en son temps la réponse d'Israël au nom de Dieu, même en face de la mort et de la destruction, que ce soit celle d'Israël comme individus, ou celle d'Israël comme peuple.
Ce midrash a en vérité une saveur douce-amère: le plaisir d'avoir une destinée, ou un "avenir"; et en même temps, un frisson quand nous réalisons quelle sorte de destinée on passe ici en revue. La joie festive de notre parabole d'ouverture a fait place maintenant à quelque chose de plus sobre, qui s'exprime dans la dernière ligne du second midrash au sujet de David célébrant l'exode comme s'il rendait hommage à la fidélité d'Israël à sa destinée. Cela veut dire que chaque fois que les juifs se réunissent pour chanter les psaumes du Hallel, ils réaffirment la fidélité d'Israël.
Le midrash suivant dans cette série de quatre change encore davantage notre perspective. Nous entendons parler, maintenant non d'Israël et de ses mérites mais du rôle de Dieu dans l'Exode. Quel était le rôle joué par Dieu quand il a fait sortir Israël d'Egypte? Le midrash cite encore divers points de vue, aboutissant à une présentation qui, dans d'autres traditions religieuses, donnerait peut-être lieu à de profondes réflexions théologiques. Le passage tourne autour d'un verset de Deutéronome 4,34: "Dieu n'a-t-il pas tenté (ha-nissah) de venir prendre pour lui une nation du sein d'une autre nation?" Dans le midrash, Dieu est comparé d'abord à un guerrier qui "descend" (réminiscence du gros homme monté sur un âne) pour se battre "que ce soit pour vaincre ou pour être vaincu". Puis Dieu est comparé à un homme qui regarde une vache mettre bas son veau "en son temps"; c'est ainsi qu'il a fait sortir Israël d'Egypte, "une nation du sein d'une nation". Ensuite Dieu est comparé à un forgeron, qui, en se faisant mal, retire le feu de la fournaise sans se servir de pincettes ou de chiffons; ainsi, osons-nous le dire (kivyachol), Dieu a retiré Israël en se faisant mal. Finalement, Dieu est décrit comme rendant la vie à ceux qui se noient. Ces images vont des images masculines du guerrier et du forgeron aux images féminines de l'accouchement (faisant sortir la vie des entrailles) et se faisant mal dans l'acte de création. L'effet cumulatif de cette lecture midrashique du psaume 114 est de faire virer notre perspective d'Israël vers Dieu; ou, dans les termes du "mythe fondateur" de l'Exode, du mérite au miracle. Qu'est-ce que cela veut dire de parler de l'intervention de Dieu, soit dans l'histoire d'un peuple, soit dans la vie d'un individu? Comment le monde - y compris les images que nous utilisons pour parler de l'action de Dieu - nous apparaît-il à la lumière du miracle que Dieu a fait en créant Israël? Comment le livre de l'Exode représente-t-il Dieu se "mettant à l'épreuve" lui-même? Dieu peut-il racheter un peuple sans faire mal à sa création?
Le quatrième midrash de cette série se concentre entièrement sur l'aspect du miracle: le miracle de la division de la Mer. Ce midrash est encore un ancien midrash, existant en plusieurs versions. On nous dit que dix miracles (nissim) ont eu lieu à la Mer. Dieu a fait des eaux de la Mer de chaque côté des murailles, chaque muraille avait une tour et chaque tour une garde; et il y avait des anges protégeant Israël du danger. Les eaux se sont retournées en forme de voûtes ou d'arches et se sont immobilisées. Dieu en a fait comme des grandes routes; elles ressemblaient à des pâturages avec de l'eau douce pour les troupeaux et les bêtes; elles étaient comme des meules de foin, ensuite comme des sentiers couverts de paille entre les meules. La mer asséchée s'est écroulée, Dieu a tracé des sentiers dans son lit. Il a fait de celui-ci un sol sec, comme celui d'une vallée couverte d'herbe où Israël faisait paître ses troupeaux. Chacune de ces scènes extraordinaires, couronnées par la scène pastorale des bergers et de leurs troupeaux est vérifiée par des citations scripturaires qui sont tirées des prophètes, des hagiographes et du livre de l'Exode (le "Chant à la Mer"). Ces scènes montrent encore une autre perspective possible pour le verset d'ouverture du psaume 114: "Quand Israël sortit d'Egypte..." C'était un temps de miracles!
La lecture midrashique aux perspectives multiples que je viens d'indiquer ici rattache le psaume 114 à un problème théologique clé pour le judaïsme: quelle est la source de notre salut? Est-ce que notre rédemption est due à nos propres mérites, ou au pouvoir qu'a Dieu de faire des miracles? Dans d'autres traditions religieuses, cela pourrait donner lieu à un débat sur le pouvoir des oeuvres et le pouvoir de la foi. La réponse que nous donne la lecture midrashique du psaume 114 doit être: cela dépend de la façon dont vous regardez. D'un côté, si le peuple juif n'avait pas conservé son identité propre en Egypte, pratiquant les "mitzvot", et trouvant dans le culte rendu à Dieu un sens communautaire de sa destinée et de son but, alors l'exode d'Egypte n'aurait pas pu se produire. Il n'y aurait pas eu de "peuple" identifiable pour que Dieu le rachète. D'un autre côté, si Dieu n'avait pas accompli les miracles des plaies, de la division de la mer et du don de la Torah sur le Sinaï, le peuple n'aurait pas été racheté. Il ne serait pas devenu "une nation sainte" mais serait resté simplement une "multitude confuse" ne partageant ni la même destinée ni le même sens du divin.
Lectures des Psaumes aujourd'hui
Ces réflexions nous ramènent à la question par laquelle nous avons commencé: comment les juifs lisent-ils aujourd'hui les psaumes? Comme les membres d'autres traditions religieuses influencées par la Bible, ils voient dans les psaumes l'expression de leurs espoirs, de leurs luttes et de leurs expériences personnelles. Mais ces espoirs, ces luttes, ces expériences ne sont pas ceux de l'individu seul. Il ou elle fait partie d'une communauté, qui a sa propre histoire, qui exprime ses questions et ses soucis à sa manière propre, qui a formé ses propres façons de s'adresser à Dieu et de créer des lieux adaptés au culte de Dieu. Pour un lecteur juif qui n'a pas perdu contact avec la Bible les psaumes sont une mine qui lui offre une foule d'occasions de découvrir sa personnalité propre dans le contexte de la communauté et de la tradition juives. Les psaumes ont beau formuler nos questions existentielles les plus profondes, ils ne proposent pas de solutions; ils donnent encore moins des directives de vie. Ils nous offrent plutôt le moyen de découvrir les histoires cachées de nos vies - les histoires d'espérance que nous partageons avec nos compagnons dans la tradition juive. Ils nous inspirent, et en retour, ils sont inspirés par nous; pas seulement grâce aux mots, mais aussi par les contextes d'usage et de lecture qui sont apparus en abondance au cours des nombreux siècles de l'existence juive.
Rabbi Fred Morgan est rabbin de la North-West Surrey Reform Synagogue et enseigne au collège rabbinique "Leo Baeck" à Londres.
Le mot "Midrash" vient de la racine "DaRaSH" ce qui veut dire "chercher" ou "rechercher". Les oeuvres qu'on appelle Midrash ont donc pour but de chercher les vérités et significations profondes des textes de la Bible; de là on utilise aussi cette expression pour l'interprétation de chaque parole de la Bible.
Les quatres méthodes principales pour l'explication des textes qui sont le plus utilisés sont:
(1) La signification littérale (Peshat)
Les premières lettres de ces quatre mots forment le mot PaRDeS
(2) Les Allusions (Remez)
ce qui signifie "verger" ou "jardin fertile".
(3) L'interprétation simple (Drash)
Ceci est également une allusion au fruit
(4) L'interprétation mystique (Sod)
provenant de l'interprétation de la Bible.