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Y a-t-il là les semences d’un miracle ?
Trevor Mostyn
J’ai été profondément ému la semaine dernière en regardant le pape adresser des sourires à la foule bruyante des réfugiés palestiniens du camp de Deheisha près de Bethléem ; il avait l’air tout à fait à l’aise derrière la vitre de sa papamobile quand celle-ci montait et descendait sur le trajet. Bethléem et le camp sont dans une zone entièrement contrôlée par l’Autorité palestinienne en vertu des accords de paix d’Oslo de 1994. Le chaos qui régnait dans le camp rempli de monde était tout à fait différent des dispositions prises par les Israéliens pour recevoir le pape dans la Vieille ville de Jérusalem ou en Israël même. Un jour plus tard, les Israéliens imposaient un ordre presque théâtral au musée de l’Holocauste à Yad Vashem, à Jérusalem Ouest, avec sa flamme perpétuelle et une assistance assise, bien rangée. Une rigueur protocolaire semblable a marqué le vendredi la célébration de la messe au nord d’Israël, sur le mont des Béatitudes (Korazin pour les Israéliens). La présence de 80 000 fidèles en firent un mégafestival chrétien. Même les Maronites du Liban – en principe dans l’impossibilité de visiter Israël puisque leurs occupants syriens ne reconnaissent pas l’État juif – étaient là, brandissant d’immenses drapeaux avec le Cèdre du Liban.
Le camp de Deheisha est presque entièrement musulman et dans une extrême tension, reflétant le malaise croissant qui a gagné les territoires palestiniens après la dure réalité des accords d’Oslo, le statut très sombre des réfugiés, le développement fébrile de massives implantations israéliennes en Cisjordanie, un système impitoyable de cartes d’identité qui contrôle les mouvements des Palestiniens, et les postes militaires de contrôle, sévères et humiliants. Les émeutes qui ont éclaté à Deheisha immédiatement après la visite du pape reflétaient cette amertume, dirigée contre la Sulta (le gouvernement) de Yasser Arafat et ses brutales et maladroites forces de sécurité.
Dans tous les endroits où je suis allé à Jérusalem et à Bethléem avant la visite du pape, les Palestiniens, musulmans aussi bien que chrétiens, m’ont dit que « quelque chose de merveilleux arriverait quand le pape viendrait ». Ils évoquaient avec nostalgie le rôle que ses voyages ont joué dans la chute de l’empire communiste et faisaient allusion à ses nombreuses autres visites, surtout à celle faite à Cuba. Cherchant désespérément des symboles d’espérance, ils notaient l’importance du choix du pape, habiter avec l’Archevêque Pietro Sarabi, délégué apostolique pour la Terre sainte, qui vit dans la partie arabe, orientale de la Jérusalem moderne, plutôt qu’aller dans la partie occidentale, israélienne de Jérusalem. Deux septuagénaires, deux dames musulmanes de la classe moyenne, bloquées à Ramallah à cause de leurs cartes d’identité qui ne leur permettaient plus de se rendre chez elles, à Jérusalem, m’ont assuré en m’offrant thé et cakes, que l’arrivée du pape marquait « un tournant ». Il y avait quand même quelques voix contraires. Par exemple un Palestinien catholique dont l’appartement au cœur de la Vieille ville encore en majorité arabe est entouré d’appartements occupés par des Israéliens hostiles, des colons pionniers, m’a demandé, désespéré : « A quoi bon ? C’est de l’Occident que nous vient le cauchemar, et le pape vient de l’Occident ». Pendant ce temps, une jeune femme de la colonie jetait sur nous un regard noir.
Les habitants de Deheisha m’ont dit que s’ils avaient compris le discours du pape quand il parlait dans la cour de l’école du camp, ils auraient applaudi de bon cœur, mais l’Autorité palestinienne – elle manque toutes les bonnes occasions – avait négligé de faire traduire le texte en arabe. De plus, les forces de sécurité étaient si serrées qu’un tiers de la cour, à l’arrière, restait assez vide pour que les enfants du camp puissent jouer à saute-mouton et que les adolescents qui s’ennuyaient en profitaient pour s’amuser et rire, tout à fait inconscients du fait que le pape parlait de leur souffrance, avec passion et clarté. Pour eux, ce vieil homme en blanc était simplement un saint homme de l’Occident d’où leur sont venus ces 50 ans de malheur. « Tout au long de mon pontificat, disait le pape, je me suis senti très proche des Palestiniens et de leurs souffrances ». Il a évoqué les « tristes souvenirs que vous avez été forcés de laisser derrière vous », les « conditions de vie dégradantes qui sont souvent celles des réfugiés » et « la nécessité urgente de trouver une solution juste aux causes sous-jacentes du problème ». Malheureusement le dignitaire de l’OLP choisi par les Palestiniens pour présenter le pape s’est lancé dans un flot de rhétorique indigné sur la situation des Palestiniens. On aurait mieux fait de donner la parole aux réfugiés du camp qui auraient simplement décrit leur vie dans sa réalité.
Les Palestiniens aussi bien que les Israéliens ont essayé de récupérer la visite de Deheisha, et une banderole placée au-dessus du pape et d’Arafat proclamait : « Les Palestiniens ont droit au retour ». Quelques Palestiniens ont soutenu que si le pape ne prononçait pas de mots magiques, il ne dirait rien de nouveau. Comme il n’est pas homme à se laisser intimider par l’un ou l’autre parti, il ne l’a pas fait, pas plus qu’à Yad Vashem il n’a voulu blâmer pour l’Holocauste l’Église-institution. Les Israéliens désiraient cette confession, mais il ne pouvait pas la faire, ne serait-ce que parce qu’elle aurait impliqué une sérieuse critique des silences à l’époque du nazisme du pape Pie XII dont il a approuvé la béatification. Néanmoins, en invitant les gouvernements à « remplir les engagements déjà pris », il reconnaissait à la fois le droit des Palestiniens d’avoir une patrie et ce fameux « droit au retour » tel qu’il est stipulé dans l’écrin des résolutions des Nations-Unies.
Le charisme du pape, son courage, ont fait une impression profonde tant sur les Israéliens que sur les Palestiniens. Il aurait aimé venir plus tôt dans la région, c’était un désir qu’il avait depuis longtemps, mais pendant des années Arabes et Israéliens n’ont fait aucune négociation de paix, d’autre part l’État d’Israël n’était pas reconnu par le Saint-Siège. Dans ce voyage qui est comme un couronnement de son pontificat, il voulait une fois pour toutes, effacer l’injustice du jugement des chrétiens à l’égard des juifs qui étaient destinés, selon St Augustin, à expier leur déicide en errant dans le monde comme témoin du triomphe du christianisme, et décidé à ce que les juifs soient reconnus comme appartenant à une religion et à une race vénérables, comme les « frères aînés » du christianisme. La plupart des critiques croient néanmoins que le Vatican a reconnu Israël en raison des réalités politiques dont la moindre n’est pas la reconnaissance d’Israël par l’OLP elle-même ; il s’agirait de cela plutôt que d’une acception de tout droit sioniste spécifique à prétendre que la terre est celle d’un État juif.
Le changement d’attitude des chrétiens vis-à-vis du judaïsme date du Concile Vatican II qui a publié en 1965 une déclaration sur les relations entre l’Église et les autres religions, Nostra Aetate. L’Église y « déplore les haines, les persécutions et toutes les manifestations d’antisémitisme qui, quels que soient leur époque et leurs auteurs, ont été dirigés contre les juifs ». Elle réprouve « toutes les formes d’antisémitisme et de discrimination ». Les Orientations de 1985, rédigées sept ans après que Karol Wojtyla soit devenu pape, contiennent les mêmes mots : « Les chrétiens pécheurs sont plus coupables de la mort du Christ que les quelques juifs qui y ont pris part ». La semaine dernière les médias en Israël racontaient une foule d’histoires sur les actes de bonté du pape à l’égard des juifs après la guerre, alors qu’il était jeune prêtre en Pologne ou archevêque de Cracovie. Le débat sur le rôle de Pie XII a été équilibré, certains écrivains israéliens reconnaissaient le dilemme qui était celui du pape en temps de guerre, d’autres condamnant son silence comme le signe d’une terrible faiblesse. Mais pour Jean Paul II est également d’une importance cruciale le statut des chrétiens de la région et la sécurité des Lieux saints. En 1993, l’accord du Saint-Siège avec Israël avait largement pour but d’obtenir les assurances nécessaires, de même que l’accord signé en février avec l’OLP et que les Palestiniens regardent comme la reconnaissance d’un État palestinien. La présence chrétienne en Israël était en 1946 20% de la population. Elle n’est plus que de 1,7% aujourd’hui, et si vous visitez la ville où il n’y a plus que 10 000 chrétiens, vous vous rendez compte vraiment du grand nombre de bâtiments ecclésiastiques qui sont là, vides, certains d’entre eux de fameux sites de pèlerinage, d’autres vastes, mais peu connus, cachés derrière leurs murs, comme l’École biblique, où réside un des prêtres de Jérusalem qui s’exprime le plus volontiers le P. Jérôme Murphy O’Connor.
Pendant son voyage, le pape a parlé au nom de tous les chrétiens, ce qui a parfois contrarié le Patriarche grec-orthodoxe de Jérusalem, Diodore Ier. Il y a eu récemment un nombre considérable de conversions de l’orthodoxie au catholicisme, en partie parce que les patriarches orthodoxes ont toujours été des Grecs – donc perçus comme étrangers – tandis qu’aujourd’hui le patriarche de rite latin est un Palestinien, Michel Sabbah. Cependant, quand samedi Diodore a rencontré le pape, il était visiblement ému. « Que le Seigneur entende vos prières et nos prières et rétablisse sa paix dans cette terre de paix », a-t-il dit. Avec la même spontanéité, le pape a alors invité le clergé présent à réciter ensemble le Notre Père, chacun dans sa propre langue.
Le christianisme dans la région ressemble à une ruche. Les catholiques de Terre sainte sont divisés en six Églises (Latins, Melchites, Maronites, Syriens, Arméniens et Chaldéens), les orthodoxes comptent cinq Églises (Grecque Orthodoxe, Arménienne, Copte Syrienne et Éthiopienne), et les protestants deux (Anglicane et Luthérienne). Toutes ces Églises prétendent à une juridiction s’étendant à Israël, à la Palestine et à la Jordanie. Il y a environ 350 000 chrétiens dans cette région ; on en compte 150 000 en Jordanie, 60 000 en Cisjordanie et 170 000 en Israël. Les catholiques constituent environ 148 000 au total, avec les Latins représentés par le Patriarcat au nombre d’environ 70 000 dans les trois pays. Michel Sabbah est généralement considéré comme nationaliste. Certains prêtres avec qui j’ai parlé pensaient que pour cette raison c’est un mauvais choix comme Patriarche, tandis que les Palestiniens lui font un accueil délirant.
En dehors des Églises régulières, existent des organisations extrêmement actives, telles que le centre Sabel pour la théologie de la libération, dirigé par le charismatique prêtre anglican palestinien Naim Ateek. Il était sur le podium à la conférence de presse donnée par la porte-parole palestinienne Hanan Ashrawi, Faisal Husseini, le chef de l’OLP à Jérusalem et Afif Satieb, ambassadeur près le Saint-Siège et délégué de l’OLP à Londres. En tant que théologien de la libération, Ateek a été entièrement exclu de l’itinéraire du pape, ce qui a été pour lui une cause de grande amertume.
Le pape paraissait être tout à fait dans son élément quand il a présidé la messe extraordinairement belle de Bethléem, juste avant sa visite au camp de réfugiés de Deheisha. C’était là manifestement une occasion qui lui tenait à cœur d’inviter Bethléem à devenir « la capitale spirituelle des chrétiens pour le monde entier ». Une fillette de 12 ans chanta d’une façon poignante l’Ave Maria sans accompagnement musical pendant que le pape se penchait sur sa crosse comme s’il dormait. Le prêtre franciscain à qui l’on doit la création du centre de presse dominant la Place de la Mangeoire, le P. Riesh croit que le pape est un grand mystique et qu’il médite dans des occasions comme celle-là. Grâce à la campagne « Bethléem 2000 », cette charmante ville sur la colline a été rénovée, et la Place de la Mangeoire, entourée de jolies boutiques et de cafés, évoque l’atmosphère agréable d’une place de la Toscane. Les marches de pierre qui longent les ruelles sont d’une blancheur étincelante, et on est loin du temps où la place était occupée par une garnison de soldats israéliens.
Il fallait s’y attendre, il y a eu des ratés dans ce voyage du pape. Par exemple le dialogue interreligieux qui a eu lieu jeudi au Centre Notre Dame, sur l’ancienne « ligne verte ». Le Grand Mufti, Sheikh Ikrema Sabri, a refusé d’y prendre part, sous prétexte que le dialogue avec les rabbins n’est pas équilibré et ne sert à rien, puisqu’ils représentent le pouvoir occupant, tandis que le Grand Rabbin Lau profitait de l’occasion pour affirmer qu’Israël considère Jérusalem comme la « capitale indivisible » d’Israël. Plus tard, Sabri aggrava le malaise en prétendant que le nombre des juifs tués dans l’Holocauste a été exagéré. Les Palestiniens avaient l’intention de faire une grande déclaration en déployant un énorme drapeau palestinien sur l’esplanade du Haram ash Sharif (le mont du Temple pour les Israéliens), mais cela n’aboutit à rien.
Quoiqu’il en soit de ces zones de conflit, le pape a montré au cours de son noble et courageux voyage qu’il ne se laisserait pas manipuler par aucune des deux parties. A Yad Vashem, il a déploré solennellement l’Holocauste, et au Mur des lamentations, il a laissé le texte, imprimé et signé, d’une prière pour le peuple juif disant la tristesse des chrétiens pour la conduite de ceux qui au cours de l’histoire ont fait souffrir les juifs.
Arrivé à Bethléem, il a demandé « une patrie » pour les Palestiniens et au camp de Deheisha il a dit aux réfugiés que « leur tourment doit cesser ». Il a plaidé des deux côtés, avec des paroles fortes, mais il était peu probable qu’il puisse répondre au désir ardent des Palestiniens qui n’attendaient rien moins qu’un miracle.
« Il a planté des semences » dit le représentant à Jérusalem du Conseil Oecuménique des Églises, Harry Hagopian. « Il met en route un mouvement, un dynamisme. Premièrement il a confirmé la présence de chrétiens ici ; secondement, il a parlé des questions de justice, de dignité, de sécurité. Il a parlé du côté des Palestiniens aussi bien qu’il l’a fait du côté Juif israélien. Pour un pape qui dispose d’une autorité morale énorme, être capable de bien exprimer les soucis des deux communautés est déjà en soi un exploit ».
Maintenant Palestiniens et Israéliens doivent attendre pour voir si la semence que le pape a semée va fleurir ou disparaître.
Trevor Mostyn est le correspondant pour le Moyen Orient du périodique The Tablet. Cet article est reproduit, avec permission, du numéro du 1er avril 2000 de The Tablet. [Traduit de l’anglais par B. Brumelot].