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Marc Chagall - La crucifixion blanche
Susan Compton
Cette peinture, qui est le chef-d'oeuvre des années 30, avait été commencée alors que Chagall travaillait à un tableau sur « La Révolution ». Même si la Crucifixion blanche n'est pas, à première vue, une peinture politique, elle est en fait bien plus complexe que les oeuvres analogues traditionnelles, et elle est un commentaire de l'histoire contemporaine. Cette toile implique bon nombre d'événements; elle s'apparente, par la forme, à une icône orientale, même si l'artiste n'a pas conservé les diverses subdivisions de l'icône orthodoxe et s'il utilise un fond gris pour unifier des scènes disparates. Celles-ci sont toutes dominées par le personnage plein de sérénité sur la croix, image traditionnelle en Occident.
Qu'un peintre préoccupé de ses racines juives ait peint la Crucifixion, cela peut paraître incongru, mais il y avait eu en cela un précédent en Russie, en la personne du sculpteur juif Antokolsky: Dans des lettres publiées à St Petersbourg en 1905, celui-ci décrit les conflits rencontrés par un juif croyant dans une société chrétienne en ces termes: « Depuis quelques semaies, je travaille à un Christ ou, comme je l'appelle, à un Grand Isaïe. Les juifs peuvent l'avoir rejeté mais je reconnais solennellement qu'il était juif et qu'il est mort comme un juif pour la vérité et la fraternité... Les juifs pensent que je suis chrétien et les chrétiens me maudissent en m'appelant "sale juif" (ha). Les juifs me blâment: Pourquoi as-tu fait un "Christ"?, et les chrétiens me disent avec reproche: Pourquoi as-tu fait un "Christ" comme ça? » (Stasov, pp. 70-71 et 489) (1).
Dans cette peinture, Chagall manifeste sa sensibilité et sa sollicitude passionnée envers les juifs qui souffrent, identifiant Jésus de Nazareth à l'un d'entre eux. Son personnage central offre un espace de sérénité au sein d'une activité intense. Des soldats, hommes et femmes, se pressent en haut, à gauche, débouchant du ciel et de derrière une colline, leurs armes à bout de bras, portant deux drapeaux rouges et des armes de toutes sortes. Ils sont en train d'attaquer les maisons d'une Vitebsk schématique, qui ont été renversées comme des jeux d'enfants: de l'une d'elles s'échappent des flammes, et quelqu'un est en train de tomber d'un toit. Près de là, ceux qui n'ont plus de maison sont assis par terre. Ce n'est pas le seul désastre: de l'autre côté, nous assistons à une tragédie religieuse. Une synagogue est en train de brûler, et des drapeaux permettent d'identifier /es agresseurs qui se cachent par derrière (sur une photo publiée en 1939, on aperçoit des croix gammées sur le brassard du soldat et sur le drapeau qui flotte au-dessus de l'arche sainte (Cahiers d'Art, 14, n. 5-10, p. 152).
Sur la façade, on aperçoit deux lions en relief, motif traditionnel des synagogues d'Europe de l'Est; mais il ne faut pas négliger ici le sens que ceux-ci ont dans l'iconographie chrétienne, car les lions sont l'emblème de St Marc, et l'artiste introduit ainsi son propre nom, occidentalisé: il s'implique lui-même dans la scène, non sous forme d'un autoportrait, mais comme un lion solidement attaché à la synagogue menacée.
Chagall n'est pas le seul artiste juif du 20ème siècle à avoir adopté la Crucifixion pour rappeler de manière poignante la souffrance des juifs. Dans un très intéressant article, Ziva Maisels a retracé l'histoire du « Juif Jésus ». Discutant la Crucifixion blanche, elle suggère qu'elle a été directement inspirée par des événements spécifiques, le fameux Aktion du 15 juin 1938 (au cours duquel quinze cents juifs furent emmenés en camps de concentration), la destruction de synagogues à Miinich et à Nuremberg en juin et août, et enfin les pogroms de cette même année. La peinture était, à l'origine, plus spécifique qu'elle ne l'est actuellement car, avant qu'elle n'ait été recouverte de peinture, la pancarte portée au cou par le vieil homme à gauche en bas indiquait: Ici, bin Jude (je suis un juif). Quand cette oeuvre fut exposée pour la première fois à Paris en février 1940, un compatriote de Chagall du nom de Benois (qui gardait le souvenir des pogroms de St Petersbourg) la saluait ainsi dans une revue: « Cette peinture a été sns aucun doute conçue dans la souffrance... Il est clair que cette vision a été provoquée par les événements de ces dernières années, particulièrement par l'horreur indicible qui s'est abattue sur les correligionnaires de Chagall » (2).
Le peintre présente son Christ comme le symbole de la souffrance du peuple juif; cependant, même si cette image est pour beaucoup le symbole du personnage divin qui est au coeur de la religion chrétienne, il est placé là en confrontation, et cela qui se dirige vers le P
se concrétise sous forme d'un petit bateau, surchargé de rescapés de l'Holocauste, q personnage en croix. En regardant cette figure, rayonnant une sérénité et une paix très remarquables pour une oeuvre d'art du 20ème siècle, on ne peut pas ne pas se poser, comme tous les juifs, la question: « Pourquoi les chrétiens regardent-ils, alors que le monde assassine les juifs »? Peut-être Chagall n'avait-il pas l'intention de poser directement cette question, mais c'est sa peinture elle-même qui la pose.
Notes
(1) Lettres de Stasov, Rome le 31-3-1873 et Paris 8-1-1883, in V.V. Stasov: Mark Matveevich Antokolskii, éd. Wolf, St Petersbourg /905, cité en anglais in Z. Amishai-Maisels: « The Jewish Jesus », Journal of Jewish Art, 9, 1982, pp. 84-104.
(2) A. Benois: « Les Expositions: Chagall, oeuvres récentes » Cahiers d'Art, 15, n. 1-2, 1940, p. 33.