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Les impératifs pédagogiques après la Shoah
Arij A. Roest Crollius
En présentant l’enseignement comme un processus consistant à guider et accompagner les étapes de la croissance, à acheminer vers l’exercice d’une liberté responsable et à permettre à chacun de développer son aptitude à inventer et à créer de nouvelles réalités, A. Crollius souligne que la gravité même de la Shoah fait du devoir pédagogique un devoir éthique. Dans la mesure où la formation universitaire est, dans bien des pays, un cycle d’études privilégié, les priorités deviennent des impératifs puisque le caractère privilégié de la situation confère une lourde responsabilité, non seulement aux étudiants et aux professeurs, mais aussi à la société qui les soutient et qu’ils sont appelés à servir. A. Crollius discerne dans la formation universitaire les cinq impératifs pédagogiques suivants.
Le premier élément sans lequel l’enseignement universitaire après la Shoah serait totalement dénué de sens est l’humanité. Dans la tradition religieuse et culturelle commune aux juifs et aux chrétiens, la personne humaine est au centre et au sommet de la création, «à peine moindre qu’un élohim», «créée à l’image de Dieu». Aucune autre écriture sainte ne prend autant l’homme au sérieux. Et pourtant, plus fondamental encore est l’être. L’être a un sens, une orientation et une destination. Au seul être doué de raison existant sur terre, le sens n’est pas imposé: il doit être découvert. Les êtres humains sont appelés à donner un sens à leur existence. La majesté et la finalité qui dépassent la compréhension de l’homme sont ce qu’il y a de plus humain. C’est un impératif pédagogique que de fonder la poursuite de la connaissance et de la vérité sur la finalité intérieure et le logos de l’être et de la mettre au service de cet être «couronné de gloire et de splendeur» qu’est tout homme. En tant que projet d’extermination, la Shoah est une révolte contre l’être, et en tant que projet d’extermination d’êtres humains, elle est une révolte contre l’humanité. C’est la perversion d’hommes qui, vivant dans l’illusion d’être des Ubermenschen, ont entrepris d’éradiquer ce qui est véritablement humain. Très concrètement, l’impératif dont il est question ici exige que les universités établissent des programmes de recherche et d’enseignement en ontologie et en éthique, afin de constituer des dossiers pédagogiques clairs concernant la personne humaine et sa valeur unique.
Il convient d’encourager la recherche et les études interdisciplinaires sur les racines de l’antisémitisme et de l’antijudaïsme. L’histoire est particulièrement importante, mais aussi la psychologie, la sociologie, la théologie et l’anthropologie culturelle. Il faut étudier la Shoah dans son contexte vicieux et pervers du Reich allemand nazi. Mais il faut aussi étudier, tout au long de l’histoire humaine, la violence de l’homme contre l’homme dans ses expressions, ses raisons et ses causes. Les racines de la violence, y compris de celle des terroristes d’aujourd’hui, ne sont pas faciles à sonder.
L’enseignement universitaire doit veiller à faire respecter la mémoire collective de la partie de l’humanité qui a vécu la Shoah. Certains aspects de l’évolution socio-culturelle actuelle rendent cette mémoire collective des plus précaires: le processus de mondialisation qui repousse les horizons de la conscience humaine et des événements de l’heure à un point tel que l’opinion a tendance à en rester à la surface des choses; les moyens de communication sociale, dont le principe est d’apporter les dernières informations, ce qui plonge rapidement tous les événements dans les brumes du passé; le nombre accru des personnes qui exercent une fonction technique dans des industries ou des administrations complexes, ce qui fait apparaître le souci de la mémoire collective comme une bizarrerie.
Etant donnés les liens doctrinaux, culturels et historiques qui unissent le monde musulman aux communautés juive et chrétienne, le développement récent de l’Islam et l’affirmation renouvelée de sa présence en bien des régions du globe réclament une étude approfondie de la question «Monothéisme et conflit»; cette étude pourrait d’ailleurs contribuer à définir des principes précisant le rôle de la religion dans l’avènement d’une paix durable.
A la lumière de la Shoah, le milieu universitaire est devenu un terrain de choix pour la collaboration intellectuelle des chercheurs et des étudiants juifs et chrétiens. La participation musulmane à cette réflexion est de plus en plus fréquente. Peut-être le moment est-il venu de créer une «université vraiment méditerranéenne» - une authentique, quoique modeste Universitas studentium et magistorum ayant une certaine stabilité. Les perspectives universelles étant propres à l’esprit méditerranéen, cette université ne serait pas limitée aux personnes originaires des pays méditerranéens. Gardant sous les yeux le texte de la Déclaration de la vocation des peuples méditerranéens à l’humanisme (cf. Congrès méditerranéen de Bari, 1982), elle nous permettrait de «relire ensemble les documents de notre histoire afin d’en faire un réexamen commun et de surmonter ainsi, dans le cadre d’un dialogue interculturel fondé sur le sens et l’estime de la personne humaine, les divergences et oppositions politiques existantes
Le professeur Arij A. Roest Crollius, s.j., enseigne l’histoire et la théologie des religions à l’Université grégorienne pontificale de Rome où il dirige également le Centre des cultures et des religions et le Programme d’études juives inter-facultés. [Texte traduit de l’anglais par C. Le Paire]