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"Aider Dieu": Réflexion sur la vie et la pensée de Etty Hillesum
Joseph Sievers
Nombreux sont les jeunes juifs hollandais qui ont écrit leur " Journal" au moment de la Shoah, lors des persécutions nazies. Le plus fameux de ces textes est certainement celui d'Anne Frank, écrit dans un lieu caché, au centre d'Amsterdam. On a publié récemment aussi le journal de Moshé Flinker, garçon à peine plus âgé qu'Anne, d'une profondeur et d'une largeur de vue surprenantes.(1)
Moshé aussi était d'Amsterdam, mais il avait fui en Belgique avec sa famille. D'autres encore ont laissé des écrits de qualité exceptionnelle, comme, par exemple, Jona Oberski et Philip Mechanicus, mais je voudrais m'arrêter un peu sur le cas de Etty Hillesum, qui est déjà connue en France depuis quelque temps, mais peut-être pas suffisamment.
En fait une partie importante de son Journal a été publiée d'abord en hollandais (original) en 1981 et a été très vite rééditée plusieurs reprises.(2) Entre temps, a paru encore un volume de ses lettres.(3) A Rome, un Congrès était déjà organisé en 1988 à son sujet, sous les auspices de l'Institut hollandais de Rome et de la Fondation Etty Hillesum d'Amsterdam.
Je voudrais présenter ici quelques réflexions sur les écrits et la vie de cette jeune juive hollandaise si extraordinaire, en me basant sur les livres cités plus haut et aussi sur l'édition critique et complète de tout ce qui reste de son oeuvre. (4)° Etty Hillesum a commencé son Journal à Amsterdam en mars 1941, quand elle avait 27 ans, et elle l'a continué pendant plus de deux ans, et même ensuite quand elle se trouvait dans le camp de concentration de Westerbork.(5) D'après le témoignage d'un de ses amis Etty, en partant de Westerbork pour Auschwitz le 7 septembre 1943, lui avait dit: "J'ai avec moi mes Journaux, ma petite Bible, ma grammaire russe et Toltot".(6)° D'après la Croix Rouge, Etty est morte à Auschwitz le 30 novembre de cette même année. Avec elle, ont disparu toutes les parties du Journal écrites après le 13 octobre 1942. Il manque encore un cahier, celui qui couvre la période entre le 30 avril et le 18 mai 1942. Cependant, il nous reste plus de 1.200 pages manuscrites de son Journal, et encore plus de 70 des lettres qu'elle a écrites à différents amis(7), le tout publié avec une grande attention portée à chaque détail dans l'édition critique de Klaas Smelik, exégète renommé de l'Ancien Testament, fils de l'ami auquel Etty voulait en confier la publication.
Il n'est pas facile de caractériser la personnalité de Etty Hillesum et son oeuvre littéraire. Les titres de ses oeuvres ou des ouvrages écrits à son sujet tentent de donner une idée de ce que fut sa vie: La première édition partielle du Journal en exprime le caractère tragique: flet verstoorde leven. "La vie bouleversée » (8), ou plutôt "interrompue". Là se pose la question: "Pourquoi cette vie, si riche et fructueuse, si prometteuse, a-t-elle été tronquée?" La question du pourquoi de ces millions d'enfants, de femmes et d'hommes massacrés devient alors immédiate et personnelle. Le 2e livre, recueil de lettres, a été intitulé: "Het denkende hart van de barak", "le coeur pensant de la baraque"(9), expression utilisée par Etty elle-même, après son premier séjour au camp de concentration de Westerbork. Parmi tant de gens qui disaient ne pouvoir ni vouloir penser dans un tel enfer, celle-ci affirmait au contraire: "Je voudrais être le coeur pensant de cette baraque", et elle disait plus tard: "Je voudrais être le coeur pensant d'un camp de concentration entier" .(10) Le titre donné aux Actes du Colloque sur Etty Hillesum fait bien saisir un aspect fondamental de sa pensée et de son action: L'expérience de l'Autre' (11), mais aucun titre ne peut, certes, renfermer toute la richesse de cette vie. Et de même il est impossible de rendre justice aux si nombreux aspects de la vie et de la pensée de E. Hillesum en un bref article; dest pourquoi je voudrais me concentrer sur quatre points seulement: 1) Les paradoxes de sa vie; 2) Les racines de sa pensée et de son action; 3) Son identité juive; 4) Son rapport à Dieu et aux autres.
Les paradoxes de sa vie
Les contradictions dans la vie de Etty Hillesum sont nombreuses, à commencer par sa
famille qui a ses racines dans la bourgeoisie hollandaise du côté du père, directeur de lycée dans la ville de Deventer, et dans la culture russe du côté de la mère, Rebecca HilversumBemstein, née dans l'Empire des Tsars. Etty a eu pas mal de conflits avec ses parents, particulièrement avec sa mère, mais après avoir obtenu un Doctorat en droit, elle va étudier et enseigner le russe, la langue justement de sa mère.
Etty commence à écrire son Journal à 27 ans (elle était née le 15 janvier 1914), probablement sur le conseil de son thérapeute, Julius Spier. Celui-ci avait fait carrière dans une entreprise commerciale mais, ayant découvert en lui-même un don pour interpréter les lignes de la main, il avait étudié la psychothérapie auprès de Carl Gustav Jung.(12) Il avait ainsi ouvert un cabinet de psychochirologie , d'abord à Berlin et ensuite, après sa fuite de l'Allemagne en 1939, à Amsterdam. Etty devient non seulement la patiente, mais aussi l'assistante de Spier qui l'appelle sa "secrétaire russe".(13) Même si elle vit déjà avec un veuf de 62 ans, elle va lier avec Spier une relation qui changera toute sa vie et qui se reflète dans presque chaque page de son Journal. C'est dans le rapport vital avec cet homme que, contre toute règle de déontologie, Etty trouve le principal guide spirituel qui l'aidera â chercher et à trouver un rapport profond avec Dieu et avec les personnes humaines. On découvre donc une très haute moralité et une grande intégrité dans une vie qui, par bien des aspects, est contraire aux principes de l'éthique, tant juive que chrétienne. (14)
Etty vit les mois les plus dramatiques et les plus tragiques de la communauté juive en Hollande. Elle se rend compte de la gravité de la situation, plus peut-être que bien d'autres, mais elle réussit à parler de 1941 comme d'une"année qui s'est révélée la plus riche sans doute, et aussi la plus heureuse de ma vie" '5 Et même ensuite, lorsqu'elle vit désormais dans la certitude que les Nazis sont en train de mettre en acte leur projet d'exterminer aussi tous les juifs hollandais, elle trouve encore la vie "belle". Elle aime la vie, mais elle refuse d'accepter lorsque, à diverses reprises, des amis lui proposent une cachette qui pourrait lui sauver la vie.' Elle va, au contraire, travailler volontairement dans le camp de transit de Westerbork, et elle a le vif désir d'y retourner pour retrouver des amis, mais aussi et surtout pour assister les personnes qui sont en attente d'une déportation vers la Pologne, les enfants et les malades surtout.
Etty voit avec grande lucidité les contradictions dans sa propre vie, mais au lieu de se laisser abattre par celles-ci, elle réussit toujours davantage à suivre une ligne claire et â vivre tout ensemble douleurs, préoccupations, petites et grandes joies. Au début, elle exprime cette attitude en citant Rilke: "Celui qui réconcilie les multiples contresens de sa propre vie et les réassume avec gratitude dans un unique symbole...." (17) Plus tard, elle réussira à retrouver le calme, la confiance en Dieu, la joie, l'amour envers tous, même dans les situations les plus désespérées, même lorsque mourra son grand ami, même lorsqu'elle assistera aux déportations en masse. Elle écrit par exemple en juillet 1942:
Chaque jour je suis en Pologne, sur les champs de bataille ou, peut-on dire, les champs de massacre. Parfois s'impose à moi comme une vision des champs de bataille de la couleur verte d'un poison, je suis auprès des affamés, des torturés, des moribonds, chaque jour; mais je suis aussi proche du jasmin et du morceau de ciel derrière ma fenêtre. Dans une vie, il y a place pour tout Pour une foi en Dieu et pour une mort misérable.(18)
LES RACINES DE SA PENSÉE ET DE SON ACTION
Mais d'où tire-t-elle donc la force pour cela? On peut certainement affirmer que celui qui lui a ouvert la voie fut Spier, et cela malgré les circonstances peu orthodoxes, Il y a eu d'autres amis ou amies qui l'ont guidée de quelque manière, en particulier Henny Tidemann, qui faisait lui aussi partie du cercle de Spier. Très formatrices aussi furent pour Etiy les lectures auxquelles elle consacrait pas mal de temps.
Elle disait à propos du poète austro-allemand Rainer Maria Rilke (1875 -1926): "Rilke a décidément été l'un de mes grands maîtres de l'année écoulée, chaque instant m'en apporte la confirmation". (19) Et aussi la lecture de Dostoïewski, de Rathenau, de St Augustin a été formatrice pour elle, et encore bien plus celle de la Bible. Celle-là, elle ne la lisait pas seulement, mais la vivait. Pour elle, la Bible comportait tout naturellement ce qu'elle appelle, selon l'usage chrétien, l'Ancien et le Nouveau Testament. Bien des paroles du Discours sur la Montagne se retrouvent souvent dans son Journal, et particulièrement: "Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain: le lendemain s'inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine". (20) L'hymne à l'amour de la 1 ère Lettre aux Corinthiens lui était aussi devenu très cher» (21) Mais il ne s'agissait pas de quelques passages seulement; la Bible devenait toujours davantage pour elle un livre d'importance majeure. Elle écrit:
Excellente pâture pour un estomac à jeun que ces quelques psaumes qui trouvent désormais un écho dans notre vie quotidienne. Il émane de l'Ancien Testament une force primitive, un caractère "populaire" On y voit vivre des natures d'exception. Poétiques et austères. Livre terriblement passionnant, rude et tendre, nait et sage. Il ne passionne pas seulement par ce qui y est dit, mais par ceux qui le disent. (22)
Cette vie avec la Bible va toujours s'intensifier. Après avoir observé de près le départ d'un train avec mille déportés, elle écrit:
Quand je pense aux visages des soldats en uniforme vert de l'escorte armée, mon Dieu, ces visages ! Je les ai examinés l'un après l'autre, retranchée dans mon poste d'observation, derrière une fenêtre. Jamais rien ne m'a tant épouvantée. Je me suis posé des questions sur cette parole qui est le fil directeur de ma vie: " Et Dieu créa l'homme à son image." Oui, cette parole a connu chez moi une matinée difficile. (23)
Et encore sur la dernière petite carte, jetée du train qui l'emportait vers Auschwitz, Etty écrit:
Christien (c'est le nom de la destinataire), j'ouvre par hasard la Bible et je trouve ceci : Le Seigneur est mon abri (mon reflige).n Je suis assise sur mon sac à dos, au milieu d'un wagon de marchandises bondé... Ce départ est tout de même venu à l'improviste. Ordre subit de La Haye, spécialement pour nous. Nous avons quitté ce camp en chantant.... (25)
L'IDENTITÉ JUIVE DE ETTY
On a beaucoup discuté, en Hollande, sur le caractère juif ou chrétien de la pensée de Etty Hillesum. Elle puise certainement à bien des sources et ne se préoccupe pas de savoir si elles sont d'inspiration juive, chrétienne ou laïque.
Si on se demande, ensuite, dans quelle mesure Etty a été observante en tant que juive, il est clair qu'elle était très loin de toute observance traditionnelle: Elle note dans son Journal que Spier lui a envoyé des fleurs avec ce mot: "Afin que vous ne m'oubliiez pas complètement et que vous sachiez que c'est Pessah" (c.à.d. la Pâque juive).(26) Dans une lettre à un ami au camp de Westerbork elle écrit, le lendemain de Yom Kippur: "Tu as bien jeûné et prié hier?
Et tout a bien marché avec tant de gens?" (27)
Trois mois plus tard, dans une lettre à ce même ami, elle affirme: "Les lumières de Hanukka dans les grandes baraques sont un souvenir particulièrement précieux, parce que vous y étiez vous aussi" (28) Ce sont là, me semble-t-il, les seules références à des fêtes juives dans toute l'oeuvre de Etty. (29) Je n'ai trouvé aucune référence à la Palestine ou Israel, même si quelques-uns de ses amis étaient activement engagés dans des mouvements sionistes. Ne parlons pas de la Kashrut: De temps en temps apparaissent, dans son régime, des oeufs avec du lard.
Et pourtant Etty a un sens profond de son identité juive. Dans un passage qui n'est rapporté que dans l'édition intégrale elle affirme: "Je suis si contente que lui (Spier) soit juif et moi juive" (30)...et elle écrit cela le jour où il était devenu obligatoire pour les juifs de porter l'étoile jaune. Selon le témoignage de Klaas Smelik, elle donna à son refus de se cacher le motif que voici: "Je veux partager le sort de mon peuple"? (31) Elle sentait fortement qu'elle vivait un chapitre unique de l'histoire juive et elle désirait le fixer dans ses écrits, (32=même si elle n'était pas sûre que d'autres seraient prêts à la comprendre:
Je me garderai de toute rancoeur s'ils ne comprennent pas ce qui nous arrive à nous, les juifs. (33)
Que ni les mots ni les images ne suffisent à décrire des nuits comme celle-ci, je vous l'ai dit bien souvent. Pourtant il me faut essayer de vous en faire un compte-rendu: "On se sent en permanence les yeux et les oreilles d'un pan de l'Histoire juive, on éprouve parfois aussi le besoin d'être une petite voix." (34)
On pourrait citer bien d'autres exemples qui montrent comment Etty se sent, certes, citadine du monde, mais aussi profondément juive:
Et ce soir, c'est encore un autre jour qui commence, nous aurons la visite d'une jeune fille à problèmes, une catholique. Qu'un juif aide un non juif à résoudre ses problèmes, de nos jours, cela vous donne un singulier sentiment de force (35)
LE RAPPORT AVEC DIEU
Le rapport de Etty avec Dieu était en même temps très complexe et très simple. On remarque, c'est sûr, une évolution énorme dans les deux ans et demi que nous pouvons entrevoir à travers ses écrits. Au début, Dieu n'est nommé que très rarement, tandis qu'à partir de juillet 42 il y a des pages entières de son journal et de ses lettres qui sont des prières.(36)
Il y a là sûrement une forte influence de Rilke qui cherchait à élaborer, dans ses poésies, l'image d'un Dieu non pas transcendant, non comme un "Tu", mais comme la qualité "lumineuse" de la réalité du monde. De là semble venir une idée de Dieu que l'on rencontre assez souvent dans le Journal:
Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour d'autres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave avec ce qu'il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j'appelle Dieu.(37)
Cependant l'idée de Dieu qu'on trouve dans les écrits de Etty n'est pas univoque, elle n'est pas seulement un langage conventionnel pour exprimer une réalité psychologique, mais elle est basée sur une longue recherche personnelle:
(Avoir) le courage de prononcer le nom de Dieu. Il (Spier) m'a dit un jour qu'il avait mis très longtemps avant d'oser prononcer le nom de Dieu. Comme s'il persistait à y trouver un certain ridicule.(38)
Cette phrase m'a poursuivie des semaines: "Il faut avoir le courage d'exprimer sa foi." De prononcer le nom de Dieu.(39)
On peut remarquer ici une sorte de conflit avec la tradition juive interdisant de prononcer le nom divin; mais Etty ne semble pas en être consciente, et dans l'original hollandais ("God uitspreken") le conflit semble moins violent que dans la traduction. Cette maturation de l'image de Dieu se manifeste un peu dans une lettre à Henny Tidemann, mentionnée plus haut:
Sais-tu que tu es, toi aussi, l'un des dons précieux que Dieu m'ait donné en cette vie? Je le dis ainsi ouvertement, comme si ce n'était rien.- Dieu. A travers toi, j'ai appris à prononcer ce nom, à tout moment du jour et de la nuit, à travers toi et à travers notre Ami (Spier) dont j'ai déjà pris congé, ici, seule dans la bruyère du Drenthe...(au camp de Westerbork). La grande oeuvre qu'il a opérée en moi: il a déterré Dieu en moi et lui a donné vie, et maintenant je dois continuer à creuser et chercher Dieu dans les coeurs de tous les hommes que je rencontre, dans tous les coins de cette terre. (40)
Le détachement de Spier a été pour elle un long processus, commencé bien avant la mort de l'ami. Elle écrivait déjà en décembre 1941:
Le désir fou et passionné de "me perdre" en lui s'est retiré depuis longtemps pour faire place à un sentiment "raisonnable". L'idée de me perdre en un autre être a disparu de ma vie, il n'en reste peut-être que le désir de me "donner" à Dieu, ou à un poème.(41)
Une semaine après, le 17 septembre 1942, deux jours après la mort de Spier, Etty écrivait:
Le sentiment de la vie est si jan en mot si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un instant à l'exprimer d'un seul mot J'ai en moi un bonheur si complet et si parfait, mon Dieu. Ce qui l'exprime encore le mieux, ce sont ses mots à lui (Spier): "se recueillir en soi-même." C'est peut-être l'expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie: je me recueille en moi-même. Et ce "moi-même", cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l'appelle "Dieu". Dans le journal de Tide, j'ai rencontré souvent cette phrase: "Prenez-le doucement dans vos bras, Père" Et c'est bien mon sentiment perpétuel et constant: celui d'être dans tes bras, mon Dieu, protégée, abritée, imprégnée d'un sentiment d'éternité.(42)
Quelques semaines plus tard, elle écrivait:
« Je reste seule avec Dieu. Il n)' a plus personne d'autre pour m'aider» (43)
On trouve ici étroitement liées, de manière indivisible, les deux conceptions de Dieu, en nous et en dehors de nous:
De fart, ma vie est une perpétuelle écoute "au-dedans" (hineinhorchen dit le texte allemand) de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j'écoute "au-dedans", en réalité c'est plutôt Dieu en moi qui est à l'écoute. Ce qu'il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute Dieu» (44)
Je ne me fais pas beaucoup d'illusions sur la réalité de la situation et je renonce même à prétendre aider les autres; je prendrai pour principe d"aider Dieu" autant que possible et si j'y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi. Mais n'entretenons pas d'illusions héroïques sur ce point» (45)
A partir de l'été 1942, Etty dira souvent qu'elle veut aider Dieu:
Je vais t'aider, mon Dieu, à ne pas t'éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d'avance. Une chose cependant m'apparaît de plus en plus claire: ce n'est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t'aider - et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C'est tout ce qu'il nous est possible de sauver en cette époque et c'est aussi la seule chose qui compte: un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre un jour dans les coeurs martyrisés des autres
Je ne Joffre pas seulement mes larmes et mes tristes pressentiments, en ce dimanche matin venteux et grisâtre je t'apporte même un jasmin odorant. Et je !offrirai toutes les fleurs rencontrées sur mon chemin, et elles sont légion, crois-moi. Je veux te rendre ton séjour le plus agréable possible. Et pour prendre un exemple au hasard: enfermée dans une étroite cellule et voyant un nuage passer au-delà de mes barreaux, je t'apporterais ce nuage, mon Dieu, si du moins j'en avais la force (46)
Cette idée que Dieu a besoin d'aide ne s'harmonise pas bien, logiquement, avec la conception d'un Dieu tout-puissant. Cette idée, en fait, est presque absente de la Bible et d'autres textes religieux où, par contre, ?aide de Dieu est très fréquemment invoquée. Il est cependant intéressant de noter qu'il existe, dans le livre des Juges (5,23) un passage selon lequel on aurait l'obligation d'aider Dieu! Il s'agit d'un verset du cantique de Débora, l'un des textes les plus anciens de la Bible, considéré par beaucoup comme le passage le plus ancien. On y lit: "Maudissez Méroz (lieu inconnu par ailleurs), dit l'ange du Seigneur, maudissez, maudissez ses habitants, car ils ne sont pas venus à l'aide du Seigneur, à l'aidé du Seigneur parmi les héros." Les commentateurs ont tantôt passé par-dessus cette difficulté, tantôt cherché à l'éliminer de quelque manière. Le Targum (ancienne traduction araméenne), au lieu de "à l'aide du Seigneur", traduit: "à l'aide du peuple du Seigneur". De même Rashi, le plus fameux exégète juif du Moyen-Age, commente ainsi: "Celui qui aide Israël est - si cela était possible - comme quelqu'un qui aiderait la Shelchina, la présence de Dieu". Donc même si l'idée "d'aider Dieu" se trouve déjà dans ce passage étonnant de la Bible, ce n'est sûrement pas à cette source qu'Etty l'aura puisée. II semble plus probable que cette idée lui ait aussi été suggérée par Spier, mais il est difficile, sinon impossible, d'en avoir la certitude. (47)
En fait, dans la dernière lettre adressée lui qui nous ait été conservée (juillet 1942 ?), Etty écrit:
Tu dois prendre soin de ta santé; si tu veux aider Dieu, c'est alors ton premier devoir sacro-saint. Une personne comme toi, un des peu de gens qui sont encore un logis honnête pour un petit bout de vie, de souffrance et de Dieu... a le devoir sacro-saint de maintenir son propre corps,sa "maison terrestre", de la façon la meilleure possible.. Ce bout de éon, tel que nous le vivons actuellement, je le peux porter tout entier sur mes épaules sans crouler sous son poids, et je peux désormais pardonner Dieu que la situation soit celle que, sans aucun doute, elle doit être. Que l'on puisse avoir assez d'amour pour pouvoir pardonner à Dieu !! (48)
A la même époque, Etty écrit dans son Journal cette superbe et déconcertante "Prière du dimanche matin" dans laquelle elle déclare, entre autres: "Je ne t'en demande pas compte, c'est à toi au contraire de nous appeler
rendre des comptes, un jour. (49) C'est là une théologie, une théodicée, non pas élaborée dans l'abstrait, mais qui naît de l'expérience tragique de chaque jour. Sans doute est-il difficile d'affirmer logiquement que, en même temps, Dieu a besoin d'aide, a besoin d'être pardonné, n'est pas responsable des événements. Mais on peut voir comment la recherche de Dieu, chez Etty, devient toujours plus intense et profonde. Il existe sûrement chez elle des éléments plutôt chrétiens, tels que le fait de s'agenouiller pour. prier et de commencer la prière par "Mon Dieu"; mais, d'un autre côté, Etty pose la question de Dieu en termes plus usuels dans le monde juif, où est parfois fortement exprimé le sens d'être partenaires de Dieu, coresponsables avec lui. Il semble, là encore, qu'une racine juive est bien présente dans son oeuvre, même s'il est difficile de juger jusqu'à quel point Etty en a été consciente.
***
L'oeuvre de Etty Hillesum est d'une extraordinaire richesse de vie et d'une rare beauté poétique, même si elle a paru à un bref moment de la période la plus sombre de l'histoire juive et de l'histoire européenne. On pourrait souligner divers aspects que je n'ai pas même abordés. Peut-être pourrais-je souligner un trait caractéristique qui me paraît comme un fil d'or devenant toujours plus clair en elle: le lien l'unissant à tout et à tous, au présent, au passé et au futur:
La vie et la mort, la souffrance et la joie, les ampoules des pieds meurtris, le jasmin derrière la maison, les persécutions, les atrocités sans nombre, tout, tout est en moi et forme un ensemble puissant; je l'accepte comme une totalité indivisible et je commence à comprendre de mieux en mieux, pour mon propre usage, sans pouvoir encore l'expliquer à d'autres, la logique de cette totalité. Je voudrais vivre longtemps pour être un jour en mesure de l'expliquer; mais si cela ne m'est pas donné, eh bien, un autre le fera à ma place, un autre reprendra le fil de ma vie là où il se sera rompu, et c'est pourquoi je dois vivre cette vie jusqu'à mon dernier souffle avec
toute la conscience et la conviction possibles, de sorte que mon successeur n'ait pas à recommencer à zéro et rencontre moins de difficultés. (50)
Peut-être pouvons-nous, au moins dans une certaine mesure, faire nôtre l'héritage que Etty Hillesum nous a laissé.
NotesJoseph Sievers est membre du mouvement des Focolari. Il enseigne l'histoire et la littérature du judaïsme intertestamentaire à l'Institut Biblique Pontifical de Rome. Il est aussi le Conseiller principal de notre revue et un collaborateur précieux du Centre SIDIC. Cet article, traduit de l'italien, a paru dans la revue Nuovo Umanitâ 99/100 mai-août 1995
1. Diario profetico di Moshe Flinker r lessioni di un giovane ebreo nell'Europa nazista, Roma 1993.
2. Etty Hillesum: Une vie bouleversée, éd. du Seuil, Paris 1985,
(cité par la suite comme Une vie).
3. Etty Hillesum: Lettres de Westerbork, ecidu Seuil, Paris 1988, (cité par la suite comme Lettres).
4. ETTY: De nagelaten geschrifien van DE Hillesum 19411943, arum de Klaas Smelik, Amsterdam 1986, 3e éd. 1991, 874 pages (cité ensuite comme Etty).
5. Une vie p.316(18 août 1943, à Henny Tidemann).
6. Une vie p.215 (lettre de 7opie Vleeschouwer, 6-7 sept.43).
7. Etty, p786, cf. p.605.
8. Haarlem, 1981; nad franç.: Une vie bouleversée – Journal 1941-1943.
9. Haarlem, 1982; trad. franç.:Lettres de Westerbork.
10. Une vie p.205 (3 oct. 1942); cf. pp.200-201 (15 sept.42).
11. L'esperienza dell’Altro: Studi su Etty Hillesum a cura di Gerrit Van Oord, Sant’Oreste (Roma), 1990.
12. Etry p.729, note a) p.57
13. Une vie p.93 (17 déc. 1941).
14. Voir aussi a ce sujet les commentaires éclairants du Cardinal Carlo M. Martini, qui dit avoir conseillé à beaucoup de gens de lire La vie de Etty Hillesum, la considérant comme "particulièrement fascinante" et l'expression d'une expérience mystique, sans pour autant approuver, bien sûr, tous les aspects de la vie dEtty (Martini: Nef cuore della China e del mondo, cd. Marietti, Genova 1991, 53-54 pp.).
15.Journal du 31 déc. 1941; La vie p.97; Et p221.
16. Etty pp. 749, 792
17. "Wer seines Lebens vicie Widersinne versdhnt und dankbar in ein Sinnbild fassi", Rainer Maria Rilke, Das stunden Buch in nus:liche Werk p.263; cité en Etty p.205 (21 déc. 41). le _
18. Etty P. 485 (2 juillet 1942)
19. La vie, p.224 (26 sept.1942).
20. Mt 6,34; cf. Prov. 27,1.
21.I Cor 13; cepassage sera par la suite inscrit sur la Ment tombale de Julius Spier. Cf Eay p.777, M546.
22. La vie p. 155 (5 juillet 1942).
23. Lentes p.223 (24 août 1943).
24. Cette citation est imprécise. Elle se réfère probablement au psaume 18,1.0n notera que le mot hollandais "vertrek" a le sens ici soit de "refuge", soit de "départ", et qu'il y a peut-are dans le texte un jeu de mots voulu.
25. Lettres p. 344 (7 sept. 43).
26. End, p. 342 (5 avril 1942; la Pâque juive avait débuté le ler avril au soir).
27. Etty p. 604: lettre à Osias Kormann, du 22 sept. 42
28. Lettre du 26 déc. 1942.
29. Les rares occasions où les dates sont indiquées en référent à des fêtes religieusees sont des fêtes chrétiennes: Vendredi Saint et Pentecôte. Eny p. 334 (3 avril 42); p390 (24 mai 1942).
30. Etty p.372 (29 avril 1942).
31. Etty p.792, N.633. Dans ce contexte, nous pouvons rappeler les paroles dEdith Stein â sa soeur Rosa au moment où elles partaient en déportation: "Viens, allons pour notre peuple", citées en Edith Stein: Briefauslese 1917-1942 mit einem Dokumentenanhang zu ihrem Tode, Freiburg 1967, p.136. Etty parle dans son journal de "deux soeurs d'une famille strictement orthodoxe, aisée, et très intelligente, de Breslau". Il paraît certain qu'il s'agit d'une rencontre avec Edith et Rosa Stein, à Westerbork entre le 3 et le 7 avril 1942. Etty p554 (20 sept. 1942).
32. La vie p.167-168.
33. La vie p 144 (3 juillet 1942).
34. Lettres p.323 (24 août 43). Cette même année, cette lettre fut publiée par la Résistance hollandaise.
35. La vie pp.I40-141 (ler juillet 42).
36. Sur ce point, voir Klaas A.D.Smelik: "L'immagine di Dio in Etty Hillesum" in L'esperienza dell'Altro: Studi su Etty Hillesum a con di Gerrit Van Oord, Santoreste (Roma) 1990, pp.161-168.
37. La vie p.181 (15 juillet 1942).
38. La vie p.92 (14 déc. 1941).
39. La vie p.102 (11 janv. 1942); cf. EEtty p235.
40. Etry p602 (lettre du 11 sept.42, écrite 4 jours avant la mort de Spier).
41. La vie, pp.93-94 (17 déc. 41).
42. La vie p.207.
43.La vie p.239 (5 oct.42).
44. La vie p208 ;Ein, p.549.
45. La vie p.170(11 juillet 42).
46. La vie pp.175-177 (12 juillet 42).
47. Dans la littérature rabbinique, on exprime souvent l'idée que Dieu souffre, et même qu'il pleure. Cf. P. Kuhn: GottesTrauer und Klage in der rabbinischen Uberlieferung (Talmud und Midrash), Leiden 1978, spécialement pp 448-456. Dieu a besoin de l'aide des humains, selon une interprétation littérale de Dt 33,26 ("Dieu chevauche avec ton aide", au lieu de "pour ton aide"). Cf E.Lévinas: "A l'image de Dieu d'après Rabbi Minn Voloziner", in L'au-delà du verset Lectures et discours talmudiques, Paris 1982, pp.I 82-200. Dieu demande conseil à d'autres (L.Ginzberg: The Le gends of die Jews, 6 vol., Philadelphie 1909-38, vol. I, pp.51- 52.0n trouve aussi dans la littérature cabbalistique et hassidique l'idée que Dieu a besoin de l'aide humaine. Cf L.Newman: The Hassidic Anthologs, Northvale, New Jersey 1987, p.128. Et même un auteur non-hassidique comme Rabbi Beim Voloziner (disciple du Gaon de Vilna, très opposé au Hassidisme), cité par Levinas, parle de la souffrance de Dieu et du besoin qu'a Dieu d'être nourri et aidé par les hommes (Rabbi Havyim de Volozhyn: L'âme de la vie. Nefesh Hahaygim, présentation, traduction et commentaire par B. Grass, préface de E.Lévinas, éd. Lagrasse 1986, pp.88,98-101. Dans la philosophie moderne, on affirme parfois que Dieu ne peut être bon et tout-puissant en même temps. C'est ce qui a été affirmé d plusieurs reprises, après Auschwitz, par Hans Jonas (cf. Der Gottesbegriff nach Auschwitz, Frankfurt 1987, pp.32-4I). Des idées semblables avaient été exprimées par certains philosophes dès le siècle dernier. John Stuart Mill: Three Essays on Religion: Nature, the Utility of Religion, Theism, London 1985, 3e éd.,p.256) parlait de sa sensation d'aider Dieu, parce qu'il ne pouvait être tout-puissant. Il est possible qu'il y ait Id une certaine influence de Jung ou du néo-gnosticisme (cf G Mucci in "La Civilta Cattolica" 1994,111, Cahier 3.462, p.474). L'origine de cette idée chez Etty Hillesum (et peut-être chez Spier avant elle) ne peut être précisée. Je remercie le P. Benoît Standaert pour ses commentaires et références utiles pour cette note, sans pour autant engager sa responsabilité dans les opinions exprimées ici.
48. Etty p.600.
49 La vie p 175 (12 juillet 42).
50. La vie pp 144-145 (3 juillet 42).