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SIDIC Periodical XXI - 1988/3
La Typologie et ses problèmes (Pages 19 - 21)

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Comment un rabbin lit la Bible
Jonathan Magonet

 

Personne ne fait de la Bible hébraique (ou « Ancien Testament»( une lecture directe. La plupart d'entre nous l'abordent sous forme de traduction et nous la lisons, à peu près tous, à la lumière d'une tradition religieuse particulière ou en fonction des présupposés d'un système, fixe lui aussi, de valeurs scientifiques et culturelles. La preuve de sa richesse, c'est qu'elle ait survécu, en tant que texte inspirant susceptible d'être réinterprété à chaque génération. Ce qui est désastreux pour elle, c'est le dogmatisme dont ont été trop souvent empreintes les interprétations données par certains groupes ou mouvements religieux. à des moments déterminés de l'histoire. Aussi est-il utile de considérer la Bible, de nos loure, à la lumière de traditions diverses, pour nous rendre compte de tout ce qui fait encore partie d'un héritage commun, et pour voir dans quelle mesure celui-ci a contribué à caractériser un groupe religieux particulier, ou même une religion ou un peuple.

Tourne et retourne-la...

Les rabbins de l'époque talmudique et leurs prédécesseurs immédiats se sont engagés dans un travail d'édition, d'interprétation et de réinterprétation de la Bible hébraique, à peu près à partir de l'époque où les derniers livres furent achevés. Lorsque les exilés revinrent de Babylone, ils furent assemblés par Esdras pour écouter une lecture de la Torah — terme signifiant « enseignement » ou « direction » (traduit parfois à tort par « loi ») qui, dans son sens étroit, s'applique auxcinq livres de Moïse mais qui, plus tard, sera utilisé pour désigner toute la Bible hébraïque et, finalement, l'ensemble des enseignements qui en ont été tirés. Au cours de cette assemblée, les lévites lurent la Torah « d'une manière distincte et en indiquant le sens, de sorte que l'on comprit le texte » (Ne 8,8). Cette tradition fut conservée à la synagogue où, tout au long de l'année, lors du service du Shabbat au matin, la lecture continua à étre faite attentivement dans le texte hébreu original et suivie d'une traduction en langue vernaculaire, puis de quelque commentaire. C'est l'étude de la Torah cependant qui, dans la tradition juive, devint la voie privilégiée pour aller à Dieu.

Il est possible de luger de l'importance des Ecritures dans le monde juif à l'époque où il se séparait du christianisme par la fréquence de l'emploi, dans le Nouveau Testament, de preuves scripturaires visant à rattacher certains enseignements ou événements à une « tradition authentique ». Ce procédé restera, pour une bonne part, extérieur à l'évolution du christianisme, tandis qu'il va devenir essentiel dans celle du judaïsme. Selon les rabbins, la prophétie avait disparu avec le retour de l'Exil: l'esprit prophétique, parole de Dieu adressée directement à l'humanité, ne pouvait dorénavant être retrouvé que par la lecture et la relecture de cette révélation déjà donnée par Dieu, car elle était une source permanente de renouveau et de vie: « Tourne-la et retourne-la », disaient-ils, « car tout se trouve en elle ».

Il appelèrent ce travail d'interprétation le Midrash (d'après une racine hébraïque signifiant « scruter »), c'est-à-dire le fait de « scruter » la parole de Dieu; et l'un des noms donnés à la synagogue fut celui de Beith Ha Midrash (Maison d'étude) car, de par sa fonction, elle était un lieu d'éducation pour tous, jeunes et vieux. Les rabbins connurent deux types de Midrash: Le premier, appelé Halakha (législation) — mais le sens du mot est beaucoup plus large; il vient, en effet, d'une racine signifiant « marcher » et il désigne la manière dont on doit marcher et se conduire devant Dieu en ce monde. Dans le Midrash Halakha, ils expliquèrent et développèrent les commandements inclus dans le Pentateuque (les cinq livres de Moïse), les interprétant de manière à couvrir tous les aspects de la vie individuelle et communautaire. Ils se sentaient, en effet, responsables de bâtir comme une société modèle, une ébauche de ce Royaume de Dieu sur terre dans lequel chaque individu aurait son rôle propre à jouer. Mais comme la législation ne couvrait qu'une seule dimension de la vie, il existait un second type de Midrash, le Midrash Aggadah (narratif) comportant des enseignements moraux et éthiques, des histoires ou légendes de personnages bibliques, du folklore et des coutumes, des histoires moralisantes ou des récits amusants, bref toutes les dimensions, si diverses, du mystère et du merveilleux. du drame, de l'aventure, de la tragédie et de l'humour, de la crainte et de l'amour, qui font la richesse d'une vie religieuse.

Au-delà des mots

Mais pour savoir comment ces rabbins ont lu et compris la Bible, plutôt que d'expliquer les mots, mieux vaudrait pour nous les voir en action. Commençons par le commandement bien connu, qui est clairement du domaine de la Halakha: « Honore ton père et ta mère ». Les rabbins avaient d'abord le privilège de retrouver, au-delà du mot plutôt imprécis « honorer », le mot hébreu Kabed dont le sens dérive d'une racine signifiant « lourdeur», « poids ». Ce mot prit ensuite le sens de « gloire », comme dans le fameux passage d'Isaïe (6,3) «Saint, saint, saint, le Seigneur Sabaoth. Toute la terre est remplie de sa gloire ». Ici, le mot « saint » répété trois fois met l'accent sur le fait que Dieu est « tout autre», transcendant. La « gloire » est, de quelque manière, ce qui donne le « poids », la consistance d'une personne aux yeux d'autrui et, dans certains passages de la Bible, elle peut être mise en relation avec la richesse, la puissance ou la sagesse. Pour Isaïe, cependant, la gloire est cette face de Dieu que la créature humaine peutrencontrer et connaître en ce monde, son immanence, sa puissance, sa présence. Tout cela aide à mieux comprendre le « poids » qu'on doit accorder aux parents qui ont collaboré avec Dieu pour la création de l'enfant.

Mais comment doit s'exprimer cet « honneur »? — « Les nourrir, leur donner à boire, les vêtir, les protéger, les aider à entrer et à sortir ». Ils se contentent de souligner la responsabilité qui incombe à l'enfant de soutenir ses parents dans leur vieillesse, énumérant les devoirs essentiels. Pour découvrir les autres aspects de cet « honneur » dù aux parents, il nous faut faire appel au principe rabbinique suivant: Aucun mot n'est de trop dans l'Ecriture, et même ce qui nous semble n'être que répétition doit âtre étudié pour en tirer de nouveaux enseignements. Ils savent, en effet, qu'un autre verset de la Torah (Lv 19E) traite de cette relation aux parents. Nous y lisons: Chacun de vous craindra » sa mère et son père; et vous garderez mes Shabbats: Je suis le Seigneur votre Dieu. Là encore, le mot « craindre » doit être pris dans toute l'extension du terme hébraïque, qui signifie la crainte éprouvée face au danger aussi bien que la révérence et la « crainte respectueuse » qu'on éprouve en présence du sacré. Mais que signifie « craindre » dans ce verset? Les rabbins l'expliquent: — « Ne prends pas leur place, debout ou assis; ne les contredis pas (en public de manière à les embarrasser); ne les humilie en aucune manière ». Ils découvrent ainsi, sous ses innombrables aspects, le comportement exigé par le « respect » dû aux parents. Ces enseignements ne sont pas les seuls que donnent les rabbins à ce sujet, mais ils suffisent à montrer comment, à partir d'un tel verset, on a pu tirer des principes et des attitudes pratiques.

Ce passage (de Lv 19) peut aussi donner lieu à une autre Halakha: Les rabbins ont toujours été prompts, en effet, à remarquer la juxtaposition de deux paragraphes, phrases ou expressions, et ils y ont vu une source potentielle d'enseignement. Pourquoi le commandement de « craindre son père et sa mère » se trouve-t-il placé à côté de celui qui demande d'« observer les shabbats » de Dieu? Leur réponse est la suivante: C'est pour résoudre la difficile question des limites du devoir d'honorer ses parents et de leur obéir. « Il est enseigné: Est-il possible que, par respect pour ses parents, il soit permis à quelqu'un de profaner le Shababt? Nord C'est pour cela que l'Ecriture dit explicitement: Que chacun craigne ses père et mère et qu'il observe mes Shabbats. Je suis le Seigneur — ce qui signifie que, eux aussi, ils ont l'obligation de m'honorer; ainsi le devoir de chacun envers Dieu est-il plus important que celui envers les parents ». Ce principe une fois établi, !es rabbins vont plus loin. « D'où savons-nous que si un père demande à son fils de commettre un acte rituellement impur ou de ne pas rendre à son véritable propriétaire un objet perdu, celui-ci doit refuser d'obéir? — De ce même verset: Observe mes shabbats — car tous ont l'obligation de m'honorer ». Chaque fois que l'obéissance aux parents est susceptible de nuire à l'honneur dû à Dieu, qu'il s'agisse d'observances rituelles ou de conduite morale, la priorité doit être donnée à l'honneur chi à Dieu.

Par-delà les récits

Considérons maintenant la Aggadah: C'est peut-être là que la méthode rabbinique de lecture des récits bibliques nous offre la plus grande richesse. Toute remarque un peu étrange, toute manière inhabituelle d'écrire un mot, toute lacune dans le récit, va devenir l'occasion de compléter l'histoire, d'inculquer quelque leçon morale ou de se livrer à des interprétations bizarres.

Qu'était-il arrivé, par exemple, à l'ânesse « parlante » de Balaam à la suite de l'épisode qui nous est conté dans la Bible (Nb 22,22-35)? — elle était morte. — Et pourquoi? — Pour les deux motifs suivants: pour que les gens ne voient plus cet animal qui leur rappellerait l'humiliation de Ba-'sam. [car humilier un homme en public équivaut à le tuer); ou encore parce que les princes de Moab avaient assisté à la scène et que si l'ânesse « parlante » avait survécu, ils se seraient cru obligés de lui rendre un culte!

Quel fut, en réalité, le crime de ceux qui construisirent la Tour de Babel? — L'une des réponses suggérées par les rabbins, il y a de cela environ 2.000 ans. se trouve être un commentaire qui conserve toute sa valeur pour la société technologique de notre temps: Quand un ouvrier tombait de la Tour, au moment de sa construction, nul n'y prêtait attention ou ne s'en souciait; mais quand une brique s'en détachait, tous le déploraient.

Pourquoi est-il dit que Noé « marchait avec Dieu » (Gn 6,9), tandis que Dieu dit à Abraham: « Marche devant moi!» (Gn 17,1)? — Il en est comme d'un roi qui a deux fils. A celui qui est encore enfant, il dit: « Donne-moi la main et marche avec moi », mais à celui qui est devenu grand, il dit: « Marche devant moi!» Cette simple distinction faite par les rabbins nous en dit long sur l'intégrité morale d'Abraham et sur le respect, la dignité et l'indépendance dont jouit, à leurs yeux, celui qui en vérité « craint» Dieu.

Les soixante-dix faces de la Torah

Les exemples sont innombrables, et le champ des interprétations qui se sont développées autour des Midrashim est très vaste. Les Midrashim classiques ont été florissants pendant près de mille ans; mais la créativité juive dans le domaine de l'exégèse biblique s'est poursuivie encore par la suite. Au Moyen Age, des personnalités comme Rashi et Raclai< ont commenté aussi la Bible, y recherchant le sens « simple » et les sens midrashiques et ils turent des maîtres pour les nouvelles générations non seulement juives mais aussi, indirectement, chrétiennes — car les grandes traductions européennes de la Bible se sont appuyées sur leurs commentaires pour expliquer le texte hébraïque. Des philosophes et des grammairiens, comme Abraham Ibn Ezra, ont aidé à établir les bases d'une analyse linguistique, purement scientifique, du texte, Pour d'autres, la Bible a été la source de doctrines mystiques ou de spéculations philosophiques. Bref, chaque génération, y appliquant le meilleur des connaissances et de la sagesse de son époque, a contribué à l'interprétation de la Bible pour son temps.

Lorsque les rabbins disaient: « La Torah a soixante-dix faces», ils songeaient à l'infinie variété des interprétations et enseignements qu'elle tient en réserve; chaque verset, chaque mot ou même chaque lettre. étant une source potentielle de lumière. Chaque lettre? Pourquoi pas? Quelle est la première lettre de la Torah? — Bet (B), au début du mot Bereshit (« Au début »). Et quelle est la dernière lettre de la Torah? — Lamed (L) qui termine le mot Yisraél (Israël) à la fin du livre du Deutéronome. Mets ces deux lettres ensemble et tu auras le mot Bal qui signifie « Rien ». Retourne-les, et du auras Leb qui signifie « Coeur ». Ainsi, si vous servez Dieu avec la conscience de n'être « rien », essayez aussi de Le servir de tout votre « coeur», et cela vous sera compté comme si vous aviez observé toute la Torah, de la première à la dernière lettre.



Rabbi Jonathan Magonet est directeur du Leo Baeck College de Londres où il est professeur d'Ecriture Sainte. Il a publié plusieurs livres dont l'un sur Jonas: Returning. Exercises in Repentance, éd. R.S.G.B., London 1975.
L'article ci-dessus est traduit de l'anglais. Il a été publié à Londres dans The Catholic Gazette, vol. 68, N. 4, avril 1977.

 

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