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SIDIC Periodical XXXIII - 2000/1
Transformations par le dialogue (Pages 2- 7)

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La puissance transformatrice du dialogue interreligieux
Boys, Mary C.

 


La diversité religieuse a été une source tragique d’incompréhension, de division et de conflit tout au long de l’histoire; dans bien des régions du monde, elle continue de séparer les hommes. Pourtant, le millénaire qui s’ouvre reçoit des cinquante dernières années un héritage chargé d’espoir. En plus d’un lieu, les querelles religieuses commencent à s’apaiser. Grâce aux voyages et aux études, la rencontre de personnes appartenant à des traditions religieuses et culturelles différentes rend « l’autre » un peu moins étranger. Du fait de la mobilité de notre société contemporaine, nous sommes moins nombreux à vivre et à travailler dans des enclaves ethniques ou religieuses; l’ «autre » peut désormais être notre voisin de palier ou notre collègue. Les responsables religieux et les chercheurs ont ouvert de nouveaux horizons. Le dialogue interreligieux, impensable à une époque plus contestataire, suscite des échanges que nos ancêtres dans la foi ne pouvaient guère imaginer.

Le « dialogue interreligieux » serait-il élitiste – serait-ce une activité réservée aux franges supérieures des familles religieuses ? Au contraire. Le dialogue interreligieux possède un immense potentiel, à la fois pour réactiver notre propre vie de foi et pour montrer l’autre sous des angles nouveaux. Il contribue aussi à créer des sociétés pluralistes capables d’étendre davantage la paix entre les hommes.
A travers le présent exposé, l’auteur offre un témoignage personnel de la profonde influence que son dialogue avec le monde juif a exercé sur sa pratique et sa perception de la vie chrétienne.


Un début en paroisse

J’appartiens à la génération des catholiques nord-américains à qui l’on a d’abord inculqué le Catéchisme de Baltimore, avant de les initier, à l’adolescence, à la pensée de Vatican II (1962-65). Si les théologies post-conciliaires ont profondément modifié ma compréhension du catholicisme, il semble néanmoins qu’un bon nombre des questions et réponses dudit catéchisme soient toujours tapies dans quelque recoin de mon cerveau. Je n’ai cependant aucun souvenir de ce que j’ai dernièrement (re)découvert en préparant un cours sur l’histoire de l’enseignement religieux catholique :

Q. Pourquoi la religion juive qui, jusqu’à la mort du Christ, avait été la vraie religion, a-t-elle alors cessé de l’être ?
R. La religion juive qui, jusqu’à la mort du Christ, avait été la vraie religion, a alors cessé de l’être parce que ce n’était qu’une promesse de salut et une figure de la religion chrétienne et que, dès lors que le salut était accompli et la religion chrétienne instituée par la mort du Christ, ni la promesse ni la figure n’avaient plus de raison d’être.(1)

Peut-être mon oubli est-il dû à cette longue phrase alambiquée, difficile à retenir. Peut-être aussi la formulation abstraite du catéchisme n’avait-elle aucune chance d’entamer la relation positive que j’avais déjà avec le judaïsme – un grand ami de ma famille non seulement était juif mais tenait une confiserie. De plus, nos professeurs s’intéressaient sans doute fort peu au rapport entre le christianisme et le judaïsme. Il n’y avait guère de juifs sur la côte pacifique nord-ouest, où j’ai grandi, de sorte qu’il était beaucoup moins important d’apprendre que le christianisme avait rendu le judaïsme caduc que d’être capable de réfuter le protestantisme très présent autour de nous. Ni l’oecuménisme, ni le dialogue interreligieux ne faisaient partie de notre vocabulaire.

Bien que sans grand effet, cet extrait du catéchisme donne une idée concrète de la théologie de la substitution qui a imprégné la vie de l’Eglise avant Vatican II (1962-65). Qu’elle nous fasse prier le vendredi saint pour les « juifs perfides», apprendre à l’école que l’Ancien Testament n’était que la promesse de l’accomplissement apporté par le Nouveau Testament ou enfermer tous les juifs dans le légalisme pharisien, notre formation religieuse générait une dépréciation du judaïsme, même si (comme dans mon cas) elle évitait de stigmatiser les juifs en les traitant de « déicides ». Naturellement, les musulmans, les bouddhistes et les hindouistes étaient trop exotiques pour avoir leur place dans notre paysage religieux. En tout état de cause, « la vraie religion n’était pas universelle avant la venue du Christ. Elle se limitait à un seul peuple : les descendants d’Abraham. Toutes les autres nations adoraient de faux dieux ». (2)

Cet univers de rites, de symboles et de récits dans lequel nous baignions a communiqué à un grand nombre d’entre nous le sens de la richesse de l’identité catholique, et j’en suis pour ma part extrêmement heureuse.(3) Notre identité se définissait cependant par opposition à ceux qui appartenaient à une autre religion et que, par commodité, nous classions tous dans la rubrique des « non catholiques». Seuls les catholiques «possédaient» la «vraie» foi.

C’est du moins ce qui apparaissait à première vue. En fait, les réalités familiales et sociales minaient souvent les absolus théologiques que l’on nous présentait avec tant d’assurance. Ainsi, je n’ai jamais pu croire en un ciel d’où mon père, un « non catholique », serait exclu. Nos liens avec des voisins, parents ou amis moralement irréprochables mais appartenant à d’autres confessions chrétiennes – ou à aucune – vinrent encore renforcer la dissonance cognitive. Pendant mes années de lycée, l’oecuménisme naissant m’incita à étudier les différences religieuses et à me rapprocher de ceux dont les perspectives se distinguaient des miennes. C’était une époque passionnante pour les catholiques. Voir l’Eglise ouvrir ses fenêtres pour faire entrer de l’air frais aiguisa mon intérêt pour la religion et joua un rôle majeur dans ma décision de consacrer ma vie professionnelle à l’enseignement religieux.


Converser au-delà des frontières religieuses

Je ne me doutais guère, à l’époque, de l’influence profonde que le dialogue oecuménique et interreligieux allait exercer sur ma vie, aussi bien personnelle que professionnelle. Après avoir enseigné pendant dix-sept ans dans une université catholique, j’en suis actuellement à ma sixième année d’enseignement dans un séminaire d’origine protestante, qui est devenu un institut oecuménique supérieur de théologie chrétienne. Dans la mesure où j’assume également les fonctions de professeur adjoint dans un institut de théologie juive, je collabore avec des collègues et des étudiants de son centre d’études juives William Davidson. Cette année, j’ai également été amenée à m’engager activement à l’Institut religieux juif du Hebrew Union College, à titre de consultant extérieur, pour réexaminer le programme d’études rabbiniques de ses quatre facultés (New York, Cincinnati, Los Angeles, Jérusalem). Aussi suis-je quotidiennement en contact avec des personnes qui, à des degrés divers, ont une sensibilité, une pratique et des convictions religieuses différentes. La rencontre, naturellement, est à double sens, puisqu’un grand nombre des personnes avec lesquelles je travaille ont eu relativement peu de rapports avec des catholiques, et encore moins avec des religieuses.

Rares sont les rencontres qui constituent un dialogue au sens strict. La plupart de nos tâches communes sont banales : prévoir des cours et des conférences, rédiger ensemble des rapports, assister à un cycle de réunions apparemment sans fin et former des groupes autour de sujets d’intérêt commun. Il est rare que nous exprimions explicitement ce que nous retirons de notre collaboration au travers des frontières de la différence. Pourtant, la réflexion suscite l’émerveillement, autant devant la foi de l’autre que devant la sienne propre.
Mes contacts oecuméniques et interreligieux en dehors des cours, en particulier mon engagement dans les relations judéo-chrétiennes à différents niveaux, complètent et enrichissent ce que j’apprends dans le cadre de mon enseignement. Ma collaboration avec des chercheurs juifs, notamment des éducateurs, me touche profondément. Ma participation à deux projets qui supposent des échanges sérieux et soutenus entre des éducateurs catholiques et juifs a accentué ma conviction que le processus éducatif et, en particulier, l’étude en présence de l’autre, donne au dialogue une profondeur accrue. (4)

L’ « apprentissage interreligieux » – puisque c’est ainsi que nous l’avons nommé – respecte la connaissance profonde qu’exige la rencontre entre chrétiens et juifs; c’est un dialogue qui repose sur l’étude, la rigueur et l’émulation. Le dialogue avance, dans la mesure où il comporte les quatre éléments suivants: 1) la capacité de pénétrer dans une autre tradition religieuse sans perdre ses propres repères, 2) un investissement concret sur la santé et les vertus de la tradition religieuse de l’autre, 3) la volonté de dépasser la tolérance pour s’acheminer vers un pluralisme authentique, 4) une meilleure connaissance des points de convergence et de divergence des traditions religieuses. En concevant des projets destinés à faciliter la rencontre de la tradition religieuse telle que l’autre l’incarne, nous offrons aux participants l’occasion de comprendre le judaïsme ou le catholicisme comme les vivent des éducateurs juifs et catholiques engagés et éclairés. L’échange est l’élément déterminant, que ce soit dans le cadre des enseignements officiels ou dans les conversations informelles aux repas ou lors des pauses-café.
La puissance transformatrice de l’apprentissage interreligieux est irrésistible. Voici ce qu’écrit Julie Collins, qui a participé à nos deux projets en tant que catholique et est une enseignante chevronnée, chargée de la formation religieuse dans une école secondaire jésuite:

Lors des partages de foi avec mes amis juifs, Jésus a pris vie pour moi d’une manière que je ne peux qualifier que d’eucharistique. De même que Jésus se rend présent à moi au cours de la messe, lorsque la Parole est livrée et le Pain partagé, de même, après chacune de nos rencontres, j’ai ressenti de manière particulièrement forte la présence de Jésus. Je cherche toujours à exprimer cette expérience par des mots et n’ai pas la prétention de savoir tout ce que contient cette grâce. Mais ce dont je suis certaine, c’est qu’elle s’articule sur cette vérité que Jésus ne cesse de révéler Dieu, ne cesse de révéler son Père. Il y a chez mes frères juifs, dans leur amour de la Tora, dans leur vie toute remplie de foi, une révélation de Dieu qui fait vibrer pour moi le mystère d’une manière que je n’ai retrouvée dans aucun des autres rassemblements exclusivement chrétiens auxquels j’ai participé.

Le témoignage de J. Collins fait bien ressortir l’effet paradoxal d’un échange interreligieux intense: plus celui qui est autre sur le plan religieux me fait découvrir sa tradition spirituelle, plus ma propre foi s’enrichit de dimensions nouvelles.(5) Même une réalité aussi spécifiquement chrétienne que l’eucharistie acquiert une autre dimension lorsqu’on la considère à la lumière de la communion qui naît d’une étude commune. Nous commençons les séances de notre projet « L’initiation au particularisme et au pluralisme religieux » par une étude des psaumes et il est évident qu’un échange profond entre des personnes qui en sont venues à se respecter et à se faire confiance apporte aux psaumes de nouvelles strates de sens. « Les amitiés interreligieuses », écrit James Fredericks, prêtre catholique spécialiste du bouddhisme, « favorisent la compréhension entre croyants en les aidant à situer le texte non seulement dans son contexte historique mais aussi dans son contexte vivant, existentiel. »(6) Livia Selmanowitz Straus, participante juive à notre projet actuel, dit de son expérience qu’elle « fait jaillir la source d’un partage, d’un apprentissage et d’un discours loyal ». Sa participation a « fait disparaître les murs de séparation et de méfiance qui repoussaient ce dont mes amis catholiques savent, sentent et croient pouvoir m’enrichir, tout comme ma foi, mes rites et mon histoire peuvent les enrichir.... Leurs convictions, leurs peurs, leurs insécurités et leurs espoirs les plus profonds sont le reflet des miens ». (7)
Lorsque le dialogue se déroule dans un environnement où l’on prend soin de favoriser les échanges, les participants se sentent à même d’aborder les sujets délicats. Mon expérience me prouve que les amitiés interreligieuses permettent non seulement de soulever mais aussi de creuser les questions difficiles. Les relations rendent les personnes sensibles à la vérité dans toute son ambiguïté et l’amitié qui les enveloppe rend concrètement possible la recherche mutuelle de la vérité. Elles n’effacent pas les différences.(8) Comme l’écrit Fayette Veverka, une autre participante catholique : « Lorsque j’emprunte les yeux d’un autre pour regarder ma propre tradition, je suis amenée à reconsidérer, voire à reconstituer la perception que j’ai de moi-même car je me dois d’évaluer ma propre tradition, c’est-à-dire à la fois sa beauté et ses tragiques manquements, d’un point de vue différent ». (9)


Reconstruire l’auto-perception des chrétiens

C’est précisément cette reconstruction de la perception que les chrétiens ont d’eux-mêmes qui me paraît être le grand défi et l’apport essentiel des relations avec des juifs connaissant leur judaïsme. Au coeur de ces relations se trouve la découverte de la tradition juive vivante, qui est à l’opposé de la façon dont un grand nombre d’entre nous ont été initiés au christianisme. Cette découverte entraîne la nécessité de réexaminer les notions habituelles et peut, comme pour le théologien épiscopalien Paul van Buren (mort en 1998) être à l’origine d’une réorientation radicale : « J’ai entrepris de chercher ce que pourrait être une théologie chrétienne qui consentirait à reconnaître dans le peuple juif l’Israël pérenne, vivant ».(10) Ma propre rencontre avec la tradition juive vivante a fait naître en moi le désir passionné de trouver des moyens d’éducation à la fois capables de générer des engagements religieux qui soient clairs et solidement enracinés – c’est-à-dire ancrent les intéressés dans la pratique traditionnelle, tout en étant équivoques et souples – c’est-à-dire reconnaissent l’insuffisance de toutes les expressions de foi devant le Dieu infini. Ainsi suis-je irrésistiblement amenée à concevoir des moyens plus adaptés pour interpréter l’Ecriture, célébrer la liturgie et perfectionner nos symboles. (11)

Reconstruire sa théologie peut sembler un travail cérébral : c’est, sans conteste, une tâche intellectuellement exigeante. Dans la mesure où elle impose aussi la nécessité de revoir la manière dont on se perçoit soi-même sur le plan religieux, c’est une démarche qui atteint la sensibilité profonde puisqu’elle conduit inéluctablement à combattre l’ignorance, l’incompréhension, les préjugés et la finitude. Elle exige de considérer non seulement l’autre mais soi-même dans une perspective nouvelle. Selon Deborah Kerdeman, une participante juive, la relation avec celui qui est autre sur le plan religieux ne se borne pas à enrichir la perception que l’on a de soi: « celle-ci semble dépendre fondamentalement de cette relation ». Les implications et les attentes qui constituent la perception de soi sont si profondes que le défi lancé par celui qui se distingue de soi sur un point essentiel pousse fortement à expliciter sa pensée. De plus, poursuit-elle, le terrain est particulièrement miné s’agissant des catholiques et des juifs, car l’autre n’est pas seulement différent, il est historiquement « proscrit ». Ainsi, « mettre en cause ses convictions fondamentales – au risque de les modifier, voire de les abandonner – ne consiste pas simplement à repenser certaines propositions... Il s’agit de réorienter la manière dont nous nous situons dans le monde ».(12)



Voir sa propre tradition à travers le regard d’un autre

Le fait de changer radicalement d’orientation a quelque chose de vertigineux, mais incite aussi à porter un autre regard sur des paysages familiers – et conduit même parfois à s’émerveiller de la profondeur et de la puissance de sa propre tradition lorsqu’on la regarde avec les yeux de l’autre. Roger Kamenetz, membre de la délégation juive qui s’est rendue en Inde en 1990 pour y rencontrer le Dalaï Lama, évoque les différentes manières dont cette rencontre a réveillé son identité juive. Le Dalaï Lama lui aurait donné, entre autres, « une mer de nectar à regarder, plus lisse qu’un miroir, nous permettant à nous, juifs, de nous voir non pas nécessairement comme nous sommes, mais comme nous pourrions être ». (13)Le respect que j’ai entendu certains juifs exprimer devant le pouvoir de la messe m’a conduite à attacher encore plus de prix à l’eucharistie – tout comme le témoignage de Julie Collins cité plus haut. C’est une doctorante juive, Linda Thal, dont la thèse porte sur la direction spirituelle chez les juifs, qui m’a aidée à comprendre quelques-uns des traits spécifiquement chrétiens qui me semblaient évidents à cet égard, comme l’accent mis sur l’expérience personnelle de Dieu, l’écoute de Dieu, la vie sous la conduite de l’Esprit. La répugnance des juifs à parler de Dieu et de « spiritualité », leur grande insistance sur le message personnel adressé par Dieu à qui étudie les textes, font que juifs et chrétiens conçoivent très différemment la direction spirituelle. En échangeant sur les différences, on en apprend beaucoup sur sa propre tradition.

La réserve juive traditionnelle face au discours sur Dieu me paraît instructive, elle est comme un avertissement qui nous serait lancé à nous chrétiens : « Sache devant qui tu te tiens ».(14) Les théologiens chrétiens, qui profèrent souvent des assertions péremptoires au sujet de Dieu, semblent parfois totalement imperméables à l’incompréhensibilité divine. En particulier, les arcanes de la terminologie trinitaire « donnent l’impression que la théologie examine Dieu à travers un puissant télescope ... et [fait de Dieu] une énigme mathématique renversante, un mystère, au sens d’un problème qu’une finesse intellectuelle ou une prétention suffisante permettrait sinon de percer, du moins d’éclairer ». (15)La rencontre interreligieuse élargit l’appréhension que l’on peut avoir de Dieu comme mystère – elle met face à un « Dieu spacieux », pour reprendre l’expression de Kosuke Koyama, un Dieu au-delà de notre imagination. (!6)

Cet « espace » en Dieu révèle souvent notre esprit de chapelle, de même que la rencontre interreligieuse fait apparaître la finitude de notre tradition religieuse. Seul Dieu est infini et absolu. Pourtant, comme le fait observer le théologien Roger Haight, l’être humain ne peut s’empêcher de penser que l’amour que Dieu porte à l’autre affaiblit quelque peu la relation qu’il a lui-même avec Lui, comme dans une sorte de « match nul ». « Or, la logique de l’amour infini de Dieu ne cède pas à une telle distribution. » Diana Eck, méthodiste spécialiste des religions indiennes, relate une expérience qui fait voler en éclats l’assurance chrétienne au sujet de Dieu. Un ami de Bénarès la présente à un cousin qu’il appelle « Oncle » – un hindou de quelque 80 ans qui n’a pratiquement jamais rencontré d’occidental ni de chrétien. L’oncle demande à Eck de lui parler de son ishtadevata, du « Dieu qu’elle a choisi », Jésus-Christ. Pour tenter de transposer en hindi les termes théologiques chrétiens, Eck qualifie l’incarnation de Jésus d’avatara, mot qui signifie littéralement la « descente de Dieu » dans le monde des noms et des formes. L’oncle lui rétorque: « Est-il vrai que les chrétiens croient que Jésus a été la seule avatara ? Mais comment croire que Dieu ne s’est montré qu’une fois, à un seul peuple, dans une seule région du monde et voilà si longtemps ? »(17)
Découvrir que l’on ne peut pas posséder un coin de Dieu – ou mettre Dieu dans son coin – peut être une expérience déstabilisante. Cette expérience incite des personnes réfléchies à affronter le pluralisme religieux, sujet d’une complexité et d’une importance considérables. Les théologiens ont énoncé des définitions, forgé des modèles et des raisonnements divers et, si aucun courant de pensée ne prévaut, les intuitions, elles, foisonnent. En ce qui me concerne, je sais que l’expérience précède la formulation théologique et c’est pourquoi je continue à approfondir les questions dans l’espoir d’établir une assise conceptuelle plus appropriée. Peut-être est-ce là le moyen de garder la foi pour la petite fille qui savait que son père agnostique n’était pas exclu de l’amour salvifique de Dieu – et ce en dépit de ce que pouvaient dire le catéchisme ou ses professeurs – et qui allait passer sa vie à étudier et à enseigner les moyens de former les chrétiens.

Il me paraît impossible de pratiquer le christianisme sans aimer le judaïsme, puisque c’est ce que m’ont appris mes amis et mes études. Une vie chrétienne sans lien avec le monde juif semble pauvre et bornée. Lorsque, comme le faisait récemment l’un de mes étudiants dans un devoir, je vois ranger celui qui est autre sur le plan religieux dans la catégorie des « non sauvés » ou que j’entends des chrétiens affirmer que le chemin de Jésus-Christ est le seul chemin vers Dieu, je ressens une grande tristesse. J’éprouve le même sentiment quand je lis dans un catéchisme contemporain: « En célébrant la dernière cène avec ses disciples au cours du repas pascal, Jésus a donné à la Pâque juive son ultime signification ... » ou: « le shabbat, qui représente l’accomplissement de la première création, a été remplacé par le dimanche... ». Je suis consternée non seulement par cette théologie de la substitution qui a tant déprécié le judaïsme, mais aussi par la distance qui sépare manifestement les auteurs de telles déclarations d’une rencontre avec le judaïsme vivant.(18)Je suppose qu’ils n’ont jamais eu le privilège de participer à un Seder, de partager un repas de shabbat ou de recevoir un enseignement interreligieux. Ils perpétuent ainsi une catéchèse qui définit l’identité religieuse en termes d’opposition – comme si la signification profonde de l’eucharistie et le sens du dimanche étaient amoindris par la conception des juifs ou leur manière de vivre la Pâque ou le shabbat. Cette catéchèse ne rappelle que trop l’affirmation du vieux catéchisme selon laquelle le judaïsme aurait cessé d’être la « vraie religion » depuis la mort du Christ

Comme pour Julie Collins, qui constate que ses amis juifs donnent profondeur et largeur au Mystère « d’une manière qui ne se retrouve dans aucune autre rencontre exclusivement chrétienne », je considère la vitalité du judaïsme comme une grâce qui illumine ma vie. C’est elle qui est, en quelque sorte, la compagne les efforts laborieux que je poursuis, afin de discerner la voix de Dieu dans la cacophonie de notre temps.


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* Mary C. Boys, snjm, est professeur de théologie pratique au Union Theological Seminary à New York City. Ses publications comprennent Has God Only One Blessing ? Judaism as a source of Christian Self-Understanding (Dieu n’a-t-il qu’une bénédiction ? Le judaïsme, source d’une compréhension chrétienne de soi). (Paulist Press, 2000) dont une recension paraîtra dans Sidic 2/ 2000. [Traduit de l’anglais par C. Le Paire]
1. A Catechism of Christian Doctrine Prepared and Enjoined by Order of the Third Plenary Council of Baltimore (Catéchisme de la doctrine chrétienne, rédigé et institué par ordre du troisième Concile plénier de Baltimore), N 3. (New York: Benziger Brothers, 1921), p.79 (Q & R 391). Ce catéchisme dit de Baltimore a été édité pour la première fois en 1885, puis révisé en 1941 (la Q.391 n’a pas été remaniée dans la version de 1941).
2. A Catechism of Christian Doctrine (Catéchisme de la doctrine chrétienne), p. 97 (R. 487).
3. Cf. Garry Wills, Bare Ruined Choirs (Des choeurs nus et dévastés). (Garden City, NY, Doubleday, 1971)
4. Ces deux projets sont co-dirigés par Sara S. Lee du Hebrew Union College de Los Angeles et par moi-même. Le premier, à savoir le « Colloque catholiques et juifs », est décrit et analysé dans un numéro de revue que nous avons fait paraître sur le thème « Les traditions religieuses en dialogue » (Religious Education 91/4 (1996)). Le second « L’initiation au particularisme et au pluralisme religieux », qui est en cours de réalisation, porte sur certaines incidences du premier projet, puisque nous posons la question suivante: Comment pouvons-nous exercer notre responsabilité de formateurs religieux de manière à susciter un attachement réel et éclairé à notre propre tradition religieuse tout en inculquant aux intéressés le devoir de participer à l’édification d’une société pluraliste sur le plan religieux ?
5. Par « faire découvrir » sa tradition religieuse, j’entends non seulement interpréter les pratiques et les croyances propres à cette tradition, mais aussi permettre à l’autre d’en percevoir les aspects de religiosité populaire, y compris l’humour.
6. James L. Fredericks, « Interreligious Friendship: A New Theological Virtue (L’amitié interreligieuse, nouvelle vertu théologale) », Journal of Ecumenical Studies 35/2 (1998), 168.
7. Livia Selmanowitz Straus, « My Particularism, Your Particularism and Our Particularism (Mon particularisme, ton particularisme, notre particularisme) », rapport présenté à l’Association des professeurs et des chercheurs de l’enseignement religieux, Toronto, 15 octobre 1999.
8. Fredericks, « Interreligious Friendship », p. 169
9. Extrait de l’exposé préparé par Fayette Veverka pour la réunion des 2-4 mai 1999 (cf. note 5).
10. Paul M. van Buren, According to the Scriptures : The Origins of the Gospel and of the Church’s Old Testament (Selon les Ecritures: les origines de l’Evangile et de l’Ancien Testament de l’Eglise). Grand Rapids/Cambridge, UK, Eerdmans, 1998, p. 6.
11. Voir mes publications : Jewish-Christian Dialogue: One Woman’s Experience (Le dialogue judéo-chrétien - un témoignage féminin). (New York, Paulist, 1997) et Has God only One Blessing : Judaism as a source of Christian Self-Understanding (Dieu n’a-t-il qu’une bénédiction ? Le judaïsme, source d’une compréhension chrétienne de soi). (New York, Paulist, 2000).
12. Extrait de l’exposé préparé par Deborah Kerdeman pour la réunion des 2-4 mai 1999 (cf. note 5).
13. Roger Kamenetz, The Jew in the Lotus (Le juif dans le lotus). (San Francisco, HarperSan Francisco 1994), p. 279.
14. Titre d’un texte célèbre de Abraham Joshua Heschel, cf. A. Fritz. Rothshild, ed., Beetween God and Man : An Interpretation of Judaism (Entre Dieu et l’homme : Une interprétation du judaïsme). (New York, The Free Press, 1959), pp. 211-213
15. Elizabeth A. Johnson, She Who Is: The Mystery of God in Feminist Theological Discourse (Celle qui est : le mystère de Dieu dans la perception féministe de Dieu). (New York, Crossroad, 1992), p. 192.
16. Roger Haight, Jesus Symbol of God (Jésus symbole de Dieu). Maryknoll, NY, Orbis, 1999, p.413.
17. Diana L. Eck, Encountering God: A Spiritual Journey from Bozeman to Benaras (Rencontrer Dieu, itinéraire spirituel de Bozeman à Bénarès. Boston, Beacon, 1993, pp. 82-83. Eck signale que le terme avatara n’est qu’ « approximativement exact ». Pour avoir une analyse de la mesure dans laquelle le mot avatara s’applique à Jésus, voir James L. Fredericks, Faith among Faiths : Christian Theology and Non-Christian Religions (Une foi parmi des fois : la théologie chrétienne et les religions non chrétiennes). (New York/Mahwah, Paulist, 1999), pp. 145-146 et Eck, p. 84.
18. Cf. Catechism of the Catholic Church (Le catéchisme de l’Eglise catholique). Collegeville, Liturgical Press, 1994, paragraphes 1340 et 2190.

 

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