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SIDIC Periodical XV - 1982/2
Image de l’Autre (Pages 05 - 10)

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Créer un espace ou l'autre puisse être lui-même - Une interpellation pour les éducateurs juifs et chrétiens
David Hartman

 

Conférence donné au cours du Colloque international du ICCJ (the International Council of Christians and Jews) qui s'est tenu à Ileppenbeim (R.F.A.) du 20 au 30 juin 1981.

Je parlerai ce matin dans mon exposé des étapes du culte rendu à Dieu, telles que Maïmonide les envisage dans sa philosophie de l'éducation. Je crois que son intuition peut aider puissamment notre recherche: comment trouver de la place pour l'autre, ou comment créer de l'espace pour que l'autre puisse être totalement lui-même. Je m'inspire sur ce point de Maimonide, et puisque notre rencontre a lieu à Heppenheim, j'emprunterai aussi certains éléments à Martin Buber.

Pour Maïmonide, l'histoire, de la Révélation à la Rédemption, n'est pas autre chose que le passage d'une subjectivité toute-puissante qui nous fait voir le monde et Dieu à travers nos appétits et nos peurs à la compréhension qui nous fait percevoir dans la réalité sa valeur intrinsèque. Ce passage de la crainte à l'amour, de la subjectivité à la pleine conscience de la vérité est le cheminement vers la Rédemption. Pour Maïmonide, l'expérience du vrai n'est pas simplement d'ordre cognitif, c'est plutôt l'aptitude à entendre ce qui est autre que moi-même, dans sa richesse propre, et à y répondre. La découverte de l'« intériorité » et la découverte de la transcendance sont le cheminement vers la Rédemption. Le passage de l'égocentrisme narcissique à la pleine objectivité, c'est le passage de la « yir'ah » (crainte) à l'« ahavah » (amour). Je vais essayer de montrer que ce passage de la Révélation à la Rédemption, à la fois dans le déroulement de l'histoire et dans le développement du culte rendu à Dieu, peut nous aider concrètement dans notre recherche d'une compréhension mutuelle.

Dans le « Guide des Egarés » (Sème partie, ch. 32), Maimonide propose, pour le développement du culte rendu à Dieu, trois étapes. Pour un philosophe croyant, le progrès de l'histoire consiste en dernière analyse dans un progrès du culte rendu à Dieu. Il se mesure au degré selon lequel les forces intérieures humaines sont libérées pour une plus grande intensité de vie religieuse. Ainsi la Révélation, ou le cheminement vers la Rédemption, sont, selon Maïmonide et le point de vue de la Halakhah, l'établissement non du Royaume des cieux à structure théocentrique, mais d'une structure anthropocentrique: celle-ci doit toujours apparaître comme la condition humaine en train de changer. Tout changement théologique doit aboutir à un changement psychologique. Donc, pour Maïmonide, le messianisme ne se ramene pas à l'établissement du Royaume des cieux objectif, c'est une transformation des capacités psychologiques humaines. Quand l'homme sent croître en lui ses puissances d'aimer, il avance vers la Rédemption. Voyons donc dans cette perspective comment Dieu conduit l'homme. En d'autres termes, prenons comme point de départ que la structure de la Révélation n'est pas théocentrique, mais anthropocentrique.

Révélation - Dieu nous répond

Comme Paul van Buren le note dans son important ouvrage, Discerning the Way, en contradiction d'ailleurs avec Martin Buber, la Révélation n'est pas une confidence de Dieu sur Lui-même, mais la réponse de Dieu à la fragilité humaine. La Révélation n'est pas l'acte par lequel Dieu se révèle, mais son aptitude à écouter l'homme. Dieu se révèle quand Il répond et quand Il écoute. C'est pourquoi, pour Maïmonide, c'est le culte sacrificiel qui a été la première étape de la Révélation dans le culte rendu à Dieu. Chez Maïmonide, qui sur ce point s'oppose aux mystiques comme Nahmanide, le culte sacrificiel a une place centrale. D'après lui, les sacrifices faisaient partie du monde païen, les Israélites en Egypte étaient des païens, et quand Dieu a voulu amener les païens à Lui rendre un culte, Il n'a pas rejeté le paganisme, mais Il l'a fait entrer dans l'institution du Temple. Le premier mouvement de la Révélation, ou le premier mouvement vers la Rédemption, est celui de Dieu qui se met à l'écoute des besoins les plus concrets de l'homme, voit dans quel monde il vit, s'occupe de ce qui est réel pour lui, et se demande alors: « Comment absorber cette passion subjective, cette vérité subjective (au sens kierkegaardien, la vérité est subjectivité), l'intensité de cette expérience, et les orienter vers le culte à me rendre? » Maïmonide a sans doute compris que le paganisme comporte une intégrité subjective.

La prière - Notre réponse à Dieu

La Révélation, selon Maïmonide, passe par les étapes suivantes: la première étape, c'est Dieu disant: a J'accepte l'homme, j'accepte son monde concret, j'accepte ce avec quoi il s'identifie. Mais qu'est-ce que je vais faire avec les sacrifices? Je vais les limiter; je ne donne qu'aux prêtres le droit de les offrir. Je permets qu'on me les offre, mais seulement en un lieu particulier. En d'autres termes, j'accepte le concret. Je ne peux pas dire que les craintes de l'homme avec tout ce qui le préoccupe sont mauvaises, païennes. Je ne peux pas dire: Puisque je suis la Vérité et que je l'aime, j'ai à me voiler la face devant les païens et à dire: le paganisme est faux, partons à neuf sur le Vrai chemin. D'après Maïmonide, Dieu avait le choix entre deux décisions: Ou bien je vais donner à Israël un modèle de culte très pur — et tous les articles de théologie parleront de la merveille que constituent les formes bibliques du culte et j'aurai l'audience de tous les cercles de théologiens — ou bien je vais prendre l'homme là où il en est, je vais accepter de faire un compromis, de faire appel à ce qui pour les êtres humains est réel, de telle façon que ce n'est pas le monde qui devra Me connaïtre Aloi, mais que c'est l'homme qui sera amené à Dieu. La Révélation, c'est donc Dieu qui écoute, qui révèle réellement Son amour pour tout ce qui touche la condition humaine. Dieu met l'intégrité de la vieau-dessus de la vérité formelle. Il n'est pas un platonicien. Il ne se meut pas parmi les formes de Platon. La pureté est ce qui est honnête aux yeux des êtres humains. La Révélation commence donc là où en est l'homme. C'est ainsi qu'existe en Dieu cette façon d'accepter tout en limitant. J'accepte, dit Dieu, mais sur les bases que j'accepte, je construirai un chemin qui amènera l'homme à se dépasser. C'est pourquoi la se. conde étape, dans la pratique du culte, est la prière.

Quand on lie la Révélation à l'éducation de l'homme, comme le fait Maïmonide, l'essentiel, c'est que la Parole de Révélation contienne parole humaine. La Parole de Dieu ne peut atteindre l'homme si l'homme n'est pas un partenaire dans la création du contenu même de la Révélation. La Parole de Dieu peut atteindre l'homme parce qu'elle répond à l'homme et contient ce qui le concerne. Seule la parole du maître qui est suscitée par l'écoute de l'élève peut former l'élève. Si la parole du maître jaillit seulement de sa propre créativité, elle n'atteint pas les élèves. Tout maître sait que la leçon la plus importante, première, est d'écouter attentivement celui que vous avez en face de vous. William James disait à ses étudiants: préparez à fond vos leçons et jetez vos notes... Le don d'écoute du maître — c'est le plus difficile à acquérir. Aux prédicateurs même se pose la question: Comment écoutez-vous l'assemblée? Est-ce que vos mots à vous correspondent à la réalité que ces gens vivent? C'est seulement si votre parole contient leur réalité qu'elle peut les rencontrer et pénétrer leur coeur d'homme. L'homme reconnaît le vrai qu'il a aidé à élaborer. Ainsi la Révélation n'est pas parole de Dieu à l'état pur, elle est la Parole de Dieu qui a jailli d'un Dieu à l'écoute de la condition humaine. Voilà tout ce qu'implique pour Maimonide les a korbanot », le culte sacrificiel.1

La seconde étape dans cette écoute de l'homme par Dieu, dans cette volonté divine d'être sensible à la situation concrète de l'homme, est le passage à la prière de demande, au langage. Les rites du culte mènent au langage. Il y a toujours place pour la prière parlée. Vous n'avez pas besoin que ce soit le prêtre qui prie pour vous; ce qui montre, pour Maïmonide, que la secondo étape dans le progrès du culte rendu à Dieu — la prière de demande — est un pas en avant vers la Rédemption. L'essence de la prière rabbinique — c'est aussi l'opinion de Soloveitchik — est la demande: bakkashah. Quand le Talmud parle de la prière, il ne se réfère pas au Shema, mais à la Amidah, les 18 ou 19 bénédictions récitées en silence: c'est la définition classique de la Tetillah: se tenir silencieusement devant Dieu en Lui adressent des demandes. Les trois bénédictions de louange au début et d'action de grâce à la fin sont là seulement pour la forme. On n'approche pas un Roi en lui disant « s'il vous plaît » mais avec le respect qui convient, on dit: « Roi magnifique, Roi de gloire et avant de se retirer, on remercie. Mais le fond, le coeur de l'expérience, c'est la demande.

Qu'est-ce que la prière de demande? C'est quand Dieu accepte que l'homme en situation de crise se tourne vers Lui. C'est ce fait si important: Dieu partageant ma douleur, ma faim, le mal du monde non racheté. La prière de demande signifie que Dieu est avec l'homme, éprouve la douleur de vivre dans un monde non racheté: « Je serai avec toi dans la difficulté » (Ps 91,95) « Immo anokhi be- tzarah ». Dieu partage la situation de crise. Et la dimension essentielle de la prière de demande est que l'homme, placé dans un monde de brutalité et de haine, croit qu'il peut quand même se tenir devant Dieu. Pour Maïmonide, la prière de demande montre que, même dans un monde de violence, il n'est pas absurde de dire que celui qui sauve une vie sauve le monde entier. Il est très important de réaliser que la tradition aristotélicienne a généralisé la notion de Providence. Aristote trouve absurde de dire que Dieu a le souci d'une personne, d'une seule personne. H s'ensuit que le problème de la divine Providence ne se ramène pas pour nous à la récompense et au châtiment, mais à la notion essentielle de « Hashgakhah pratit », celle du caractère sacré d'une seule vie humaine. Cela signifie qu'on ne peut pas parler de la vie humaine en termes de quantité. Croire en la divine Providence implique que le progrès de l'histoire ne se mesure pas en chiffres, que Dieu crée tout un monde pour un seul être humain. La prière de demande actualise le scandale du caractère sacré d'une seule vie humaine ou, en termes prophétiques, le sens du Reste. La Providence divine, c'est cette notion anti-hégélienne que l'histoire ne penche pas forcément du côté du succès. La divine Providence symbolise ce fait que Dieu veut bien s'accommoder des échecs. Je voudrais qu'on développe une théologie de l'échec. Le but de la prière de demande est que subsiste, dans un monde où règne l'indifférence, la conviction qu'une seule vie humaine a une valeur et un sens que rien ne peut supprimer. Ainsi, par la prière de demande, l'homme avance vers la Rédemption, car il devient capable de sortir de sa situation de crise pour aller vers Dieu.

Le silence d'adoration: degré ultime de la prière

La 3ème étape du culte rendu à Dieu n'est pas la demande, ce n'est pas le geste d'un homme non racheté, en état de crise. C'est l'étape de ce que Maïmonide appelle le « silence d'adoration ». Le silence devant Dieu! Ce n'est pas le mendiant, le mendiant affamé qui vient devant Dieu en disant: « Seigneur, mon estomac est vide. Ecoute ma prière! » Non! La prière ultime, c'est celle de la personne qui dit: « Seigneur, puis-je me tenir simplement en votre présence? C'est la joie d'être en la Présence. C'est le triomphe de l'objectivité. Je ne fais pas venir Dieu dans mon monde, Sa réalité devient ce qui me comble. C'est là le triomphe de l'amour, le triomphe du Messianisme. Mon approche de Dieu ne naît pas de la crise que je traverse, elle jaillit de Sa plénitude â Lui, de Son Infinie beauté. C'est pourquoi l'ultime prière est l'adoration silencieuse.

Ces trois étapes du culte sont d'une importance fondamentale pour nous qui tentons d'élaborer un système d'éducation qui, par ses structures, permette à l'autre d'être lui-même. Ce que nous retenons du schéma de Maimonide, tel que je viens de l'exposer, c'est qu'il ne peut y avoir de progrès vers la Rédemption ou vers l'amour si on se contente de parler le langage de l'amour. Le grand danger de la religion, c'est d'entretenir une pureté idéale, créant l'illusion que je suis ce que je dis. Quand j'entends des gens religieux parler avec tant d'amour, tant d'humilité, je suis inquiet. Qu'est-ce qui se passe dans cette communauté où l'on s'aime tant? On s'y exprime avec tant d'humilité et tant d'amour... Le danger est que tout en disant que c'est Dieu qui est amour, nous croyions en fait qu'il s'agit de nous. Et nous allons à un échec au plan religieux si nous ne reconnaissons pas cette jungle qu'est l'humanité... Ceux qui enseignent la religion ne doivent pas hésiter à se poser la question essentielle: Est-ce que nous proposons au monde une pureté purement verbale ou une vérité expérimentée? Est-ce que nous prenons le monde là où il en est, ou est-ce que nous lui proposons une sorte de vocabulaire noble qui peut servir à dire de pieuses prières mais qui n'a rien à voir avec ce qui occupe l'homme? Il y a là un choix fondamental faire. Si on adopte la manière de voir de Maïmonide, on doit pouvoir communiquer au milieu de la jungle. Pour reprendre une phrase du Talmud: « dibb'rah Torah keneged yetzer ha-ra »: la Torah parle en fonction du « yetzer ha-ra » de l'homme. Comment traduit-on « yetzer ha-ra »? par la libido passionnelle, l'égocentrisme narcissique — autrement dit: quelqu'un de difficile. Or nous avons à vivre avec cela, c'est pourquoi, à l'opposé de Martin Buber qui aime l'évocation biblique des ailes de l'aigle, quand Dieu dit: « Je t'emporterai sur les ailes de l'aigle », j'aime la section biblique où Dieu donne la manne aux juifs dans le désert; Il doit leur redire chaque jour: « Je vous en prie, ayez confiance en moi » — et ils mettent la manne au « frigidaire » parce qu'ils n'ont pas confiance en Lui. L'histoire de la manne est le symbole du Maitre qui échoue plutôt que celui du Maître séduisant qui vous emporte sur les ailes de l'aigle.

J'aime la Loi, il y a 25 ans que je la médite. Il y à un précepte biblique étrange sur la femme prisonnière. Nous voudrions qu'il n'existe pas. Il sonne mal dans nos sermons, il ne cadre pas avec nos discours de noblesse et d'humilité. La Loi demande: Que fait un soldat pendant la bataille lorsqu'il fait une femme prisonnière? La grande question que pose le Talmud, la voici: Peut-il avoir des relations sexuelles avec elle pendant la bataille ou doit-il attendre, la prendre chez lui et, là, avoir des rapports sexuels avec elle? Il y a toute une discussion talmudique sur ce point. Que fait-il près l'avoir violée? ou après l'avoir respectée? Ou bien est-il censé ne pas la violer? Que fait-il d'elle quand elle vient dans sa maison mais ne veut pas rester avec lui? Comment la renvoie-t-il? On dira: quelle drôle de loi! Mais c'est une loi pour un soldat. Est-ce que notre message spirituel accompagne le soldat dans la bataille ou est-ce que nous attendons que celui-ci s'assoie sur un banc confortable à la synagogue le jour du Shabbat? Nous le voyons, ce qui caractérise la Bible, c'est que Dieu est prêt à accompagner l'homme dans la jungle. La religion est éducative seulement si elle connaît bien l'homme et si elle est en relations avec le monde dans lequel nous vivons. J'ai donné l'exemple de la prisonnière, parce seule une tradition qui est prête à se salir les mains peut réellement faire sortir l'homme de la saleté. C'est là le principe essentiel. Nous prêchons l'amour depuis 2.000 ans, et la violence est toujours là. Nouv avons à repenser notre action.

Créer un espace pour l'Autre

— Découvir la dépendance


Je voudrais proposer trois modèles, trois structures fondamentales de la condition humaine qu'il faut prendre en considération si nous voulons créer l'espace où l'autre pourra être lui-même.

La première structure que doit envisager la pensée religieuse, c'est celle que j'appelle le fondement et le soutien de la personnalité. C'est l'expérience de l'être humain, naissant de l'échange d'amour de ses parents, être vulnérable, fragile, ayant besoin du soutien des autres. C'est la première étape dans la création d'un espace. Je deviens un autre mais, tout en étant autre, je suis entièrement dépendant, parce que l'homme existe seulement parce qu'existent d'autres que lui. L'homme vit constamment dans une structure d'interdépendance. Comment cette expérience de dépendance se développe-t-elle, comment façonne-t-elle la compréhension que l'homme a de lui-même, de sa dignité personnelle? Est-ce que cette expérience qui fonde, soutient et forme la personnalité aboutit à un sens de la dignité de la personne, ou est-ce que le fait en lui-même de dépendre provoque l'humiliation et la honte? Si cette expérience est ressentie comme un fardeau, parler de dignité et d'amour est un langage creux. La semence de l'amour naissant croît en l'homme quand il assume son expérience initiale de dépendance. Ici je considère à la fois les structures familiales et économiques de la société. On ne peut parler de dignité si le fait de recevoir un soutien atteint votre sentiment de dignité; c'est là que gît la tension entre l'expérience de crainte et l'expérience d'amour. Ceux qui soutiennent une personne peuvent-ils lui donner la possibilité de devenir un être qui ait une altérité? Ou le soutien devient-il un instrument de manipulation? Est-ce qu'on se sert de la faim pour créer la dépendance? (Nous pouvons aussi parler ici d'absorption: l'expérience mystique) ou bien la faim peut-elle être le moyen d'essayer doucement de créer une distance, pour reprendre le mot de Martin Buber? Est-ce qu'il peut y avoir une expérience de distanciation, alors que l'homme est par définition un être dépendant? La dépendance et le sentiment de dignité sont-ils incompatibles? La première question, fondamentale, pour tous les organes de soutien, soit à l'intérieur des structures économiques d'une société, soit dans le cadre familial, est la suivante: « Réussissons-nous à nourrir sans créer un rapport de dépendance?

— Etablir une distance

L'étape de soutien « parental » doit faire place à l'étape supérieure du développement de la personnalité de l'autre, l'étude. Les parents cèdent la place à l'école. Et, à l'école, nous retrouvons la même structure. Il y a dépendance, non plus au plan de l'être (Pour être, j'ai besoin des autres), mais: J'ai besoin de vous pour apprendre, pour entrer en contact avec la culture, avec l'histoire). J'ai besoin de vous pour que le monde s'ouvre à moi. A ce stade de la dépendance, l'étude crée-t-elle également une distance? Est-ce que nous aidons l'enfant à développer son imagination, son envergure intellectuelle? C'est seulement par l'éveil de la conscience critique que nous pouvons arriver au développement total de l'altérité. Créer une distance n'est pas simplement une question économique. C'est aussi une question d'imagination et d'intelligence. Quand l'esprit n'est pas libre, l'homme n'a pas complètement pris ses distances. Quand la faculté critique de l'homme ne fonctionne pas, il reste absorbé dans les cadres de l'autorité et il n'y a pas d'espace libre en lui. L'espace n'est pas seulement une question économique. Ce n'est pas seulement si vous êtes financièrement indépendant que vous êtes « autre ». C'est quand vous arrivez à pouvoir évaluer de façon critique et même contester ce que vous avez reçu, c'est quand vous pourriez imaginer de nouvelles méthodes pour interpréter la tradition, que vous avez atteint le sens de la distance. L'illusion du monde moderne est que la distanciation se fait au plan économique et qu'elle n'est pas liée à l'ensemble du progrès intellectuel de l'homme. La religion doit donc s'intéresser à ce qui se déroule dans la salle de classe, au rapport que les gens ont avec l'information. Elle doit s'en prendre à la façon dont les maîtres manipulent les élèves et abusent de leur autorité. Si nous ne nous en prenons pas à toutes les situations menant à des abus de pouvoir, nous ne pouvons être associés à un processus menant à la Rédemption. Comme Maimonide envisage des étapes dans la prière, je suggère des étapes par lesquelles l'embryon fermé sur lui-même passe à une dépendance économique qui n'absorbe pas la personne et ne lui fasse pas honte, mais au contraire tienne compte de sa faim: un progrès dans le sentiment de sa dignité et dans l'estime de soi, estime de soi au plan personnel, estime de soi comme homme ayant sa place dans l'économie de la société, l'estime de soi qu'a l'enfant qui n'a pas honte d'avoir besoin de ses parents. Si le fait d'avoir besoin nous pèse, nous vivons dans l'illusion que l'individu peut se suffire à lui-même et nous détruisons l'humanité à son niveau le plus profond. La crainte qu'aujourd'hui on a d'avoir des enfants naît de l'illusion où nous sommes que l'individu à lui seul peut constituer un tout. Plus profondément, la crainte de l'enfant est la crainte d'exposer sa vulnérabilité, parce que celui qui a un enfant sait bien qu'il n'est pas parfait. S'il y a quelque chose de rédempteur, c'est de vivre avec des enfants. Quand l'homme moderne cherche une fausse perfection, il cherche à bâtir des familles sans enfants. Donc, en un sens, la crainte de dépendre, la crainte d'avoir à recevoir des autres fait qu'il est impossible de faire de la place pour un sens authentique de l'autre.

— Intimité et respect de l'autre

La troisième étape dans cette genèse de la dignité de l'autre est le passage de l'intellectuel à l'érotique, au sensuel, au sexuel, à l'amour passionné entre homme et femme. Alors l'altérité commence à surgir dans sa plénitude. Dans l'interdépendance sexuelle, dans le désir sexuel, nous retrouvons la même dialectique. Qu'est-ce qui arrive dans le désir sexuel? Peut-il se fondre dans l'amour? La religion insiste sur le fait que la sexualité et le mariage devraient être intimement liés et que la sexualité ne devrait pas être séparée de la totalité de l'expérience humaine. Ce qu'en fait nous disons, dans la tradition religieuse, est que l'interdépendance en ce qui regarde la poussée sexuelle peut se concilier avec la pleine distanciation et l'altérité, et que l'érotique, le sensuel, peuvent se réaliser dans un climat de réciprocité et de liberté; que la sexualité ne doit pas être un instrument de manipulation, mais qu'elle peut être le moyen de confirmer l'autre dans la plénitude de sa dignité personnelle. Peut-il y avoir distance et cependant passion sexuelle? Peut-il y avoir une relation de distance, alors que le désir de maîtriser l'autre jaillit de la libido elle-même? Quand la tradition confond distance et libido, elle dit que, quoi qu'il en soit du désir, l'homme peut se libérer dans le sens de la distance et du respect de l'autre. Il peut y avoir de l'espace dans l'intimité de l'amour. Il peut y avoir distance et cependant intimité. C'est une extraordinaire gageure que d'entrer dans des relations authentiques, vivant à deux dans une nudité totale, tout en sentant cette distance qui maintient l'identité de chaque personne. Cette dernière étape est en réalité symbole de la Rédemption.

— Relation de l'homme à Dieu: les trois étapes

Le fondement, la connaissance et l'intimité sont réellement les trois étapes de la vie religieuse. Dieu, Père et Créateur, est l'expérience fondatrice de la vie religieuse, dans laquelle l'homme, pour exister, a besoin d'un cadre qui le soutienne. Depuis la création, nous allons à Dieu comme au Maître qui révèle. Dans notre tradition, Dieu est appelé « hamclammed Torah le-ammo Israel » (qui enseigne la Torah à son peuple Israel). La dignité de l'enseignement apparaît dans sa plénitude quand la tradition talmudique crée, en se développant, une distance critique et s'affranchit du littéralisme. Il y a fondamentalisme quand l'étudiant n'a pas encore pris ses distances. La liberté d'interprétation est le lieu où l'étudiant et la Maître se rencontrent, chacun ayant le sentiment de sa dignité personnelle. Dans la liberté exégétique et imaginative du Midrash, dans la hardiesse intellectuelle du Talmud, se manifestent en plénitude, au sein même de la tradition, les limites qu'on met à l'affirmation de soi et la création d'un espace pour l'autre. Quand je peux me moquer de mon maître et le critiquer, alors c'est signe que le maître a laissé assez d'espace pour que je me manifeste comme étudiant avec ma dignité propre. C'est ce que j'appellerais la relation du Dieu Maître de la période talmudique au Dieu Créateur de la Bible! J'ai des enfants et je me rappelle quand j'ai dû mettre l'aîné en classe (les débuts scolaires). Quel choc cela a été pour moi! Ma plus grande peine a été quand mon fils est rentré à la maison en disant: « Mais, Papa, le Maître a dit... ». Alors, comme moi-même je suis un maître, j'ai réagi: « Ton maître?! Cet individu? Tu appelles cela un maître? Tu sais qui je suis? Est-ce qu'il faut que je te montre tous les livres de ma bibliothèque? Cela veut dire que torque tu auras le maître qui enseigne dans la classe supérieure, tu vas te mesurer à ton propre père? » J'aurais pu faire cela, et je l'ai fait avec mon premier enfant. C'est pour cela que dans la Bible le premier enfant reçoit une double héritage, parce que c'est lui qui fait les frais de notre apprentissage de parents, alors la Bible le dédommage en lui donnant à la fin un double héritage. Au sens profond, quand le père peut dire: « Je comprends, ton maître a dit... », le En Sof se contracte pour vivre le Tzimtzum: le père « infini », n tout-puissant », sait qu'il doit traverser l'expérience mystique du Tzimtzum, c'est-à-dire diminuer pour que l'enfant croisse avec les nouvelles personnes qui vont l'influencer. C'est toujours quand arrive une étape nouvelle que nous nous contractons pour faire place à de nouveaux éléments de croissance. La troisième expérience de foi, c'est Dieu amoureux, c'est le monde messianique, c'est le Cantique des Cantiques: « Ani le-dodi we-dodi li» (Je suis à mon bien-aimé et mon bien-aimé est à moi). C'est le désir passionné d'être en présence l'un de l'autre. Et dans ce désir passionné, l'homme doit dépasser complètement la terreur de la dépendance fondamentale, de la dépendance intellectuelle, et se fondre dans cette attitude de totalité et d'indépendance qu'exige la vie avec l'autre. Le mariage suppose qu'on soit apte à dépasser l'incestueux: « al-ken yu' azov ish et aviv we-et immo we-davak be-isbto »: L'homme doit laisser la maison de son père et de sa mère, s'attacher à sa femme et devenir avec elle une seule chair. C'est l'aptitude que j'ai à dépasser les terreurs de l'interdépendance qui mesure mon aptitude à devenir un véritable amant. Au niveau le plus profond, l'éducation religieuse a pour but de conduire à cette expérience d'amour, mais elle ne peut y réussir si elle n'a pas commencé par venir à bout des terreurs qui marquent le début de l'existence humaine. Si nous ne montrons pas à l'homme comment combattre sa terreur, nous serons toujours incapables de parler d'une éthique de l'amour.

— De l'amour du prochain à l'amour de l'étranger

Hermann Cohen parle des deux commandements de la Bible: Aime ton prochain, et: Aime l'étranger. Pour moi ils forment un seul commandement, agissant en deux étapes. L'amour du prochain est la première étape, quand vous croyez connaître réellement la personne que vous aimez. C'est votre voisin d'à côté. C'est quelqu'un qui m'est proche. Je l'ai toujours connu. La première étape de l'amour, la première étape de la découverte mutuelle des chrétiens et des juifs, c'est l'amour de « re'a » (prochain): Nous nous aimons réellement les uns les autres, nous partageons une tradition commune: la tradition judéo-chrétienne. Nous avons les mêmes prophètes, les mêmes symboles, les mêmes racines bibliques. Regardez, comme nous sommes semblables! Pourquoi avons-nous été des frères étrangers l'un à l'autre? Nous avons le même père, Abraham; nous connaissons la paternité de Dieu et la fraternité humaine! — Il y a si longtemps que nous prêchons la paternitéde Dieu et la fraternité humaine, et que nous échouons!

Il est temps que nous commencions à nous demander ce qui n'a pas marché. Dans un premier enthousiasme, nous nous disons: c< Après deux mille ans, je découvre mon voisin le plus proche ». Dans nos programmes d'éducation religieuse nous pouvons parler des ressemblances qui existent entre judaïsme et christianisme. Mais la dimension la plus profonde de l'amour, le plus grand don qui puisse arriver en amour, c'est qu'après avoir aimé une femme intensément pendant des années, après 35 ans de vie à deux dans l'intimité, tout d'un coup on lui dise un jour: «Tu sais, en réalité je ne te connais pas. Tu es un mystère. Je pensais te connaître ». Tout d'un coup, vous vous réveillez en sursaut: ce qui, pensiez-vous, était vôtre, vous appartenait, devient un mystère, un être indépendant. Votre voisin devient un étranger. Le n we-ahavta le-re'akha kamokha » (tu aimeras ton prochain comme toi-même) devient « we-ahavta et hager » (tu aimeras l'étranger). Le re'a, le voisin, devient le ger, la personne mystérieuse dans son altérité. Le sommet de la connaissance, c'est que vous ne connaissez pas. Ceci est vrai aussi pour Maimonide.

L'amour mène à la prière silencieuse. La vraie prière silencieuse. Je pensais connaître Dieu, et tout d'un coup je réalise que je dois abandonner la théologie et me tenir là en silence. On se demande parfois à quel point la théologie négative est importante chez Maimonide. Dans le Guide des Egarés, hère partie, chapitres 50 à 60, la théologie négative jour un rôle dominant dans le langage religieux. Je sais que je ne sais pas. Je continue d'une certaine façon à m'approcher de Dieu, et, ce faisant, c'est toujours par voie négative. La voie négative veut dire que Dieu le Re'a, le voisin, l'amoureux, devient toujours finalement Dieu le Ger, l'Etranger, l'Autre. Nous savons que nous aimons quand nous ne sommes pas effrayés de ne pas posséder celui que nous aimons.

Dans notre marche ensemble, juifs et chrétiens, nous partageons le même combat. J'attends avec impatience le moment où je regarderai un chrétien qui m'est cher, où il me regardera, et où nous reconnaîtrons que, à force de nous aimer, nous sommes devenus étrangers l'un à l'autre. Notre amour n'est pas dans la similitude. Notre amour nous mènera à reconnaître que nous sommes radicalement autres. Je ne peux pas être absorbé dans la tradition judéo-chrétienne. Je déteste cette terminologie. C'est seulement le début de l'amour du prochain. Je veux que s'expriment la passion de la tradition chrétienne, la passion de la tradition islamique, la passion des autres traditions religieuses, et alors je m'avancerai avec la passion de Hillel, d'Abaya, de Maimonide et de Soloveitchik. Je serai autre. Et la question est celle-ci: quand je m'avancerai comme l'étranger, serez-vous capable de dire encore: « Je l'aime »?


* Le Rabbin D. Hartman, Israélien d'origine canadienne, enseigne actuellement la Philosophie et la Pédagogie à l'Université Hébraïque de Jérusalem. Il est aussi Directeur de l'Institut d'Études juives « Shalom Hart-man a>, rue Rahel Immenu à Jérusalem.

1. Beaucoup de gens sont troublés de ce que Maimonide, le grand maître de la Halakha, semble altérer la pureté de la notion de Révélation. Pendant que j'y pense, lorsque nous parlons de Moise dans la tradition juive, c'est de Moise Maïmonide qu'il s'agit; c'est une chose à savoir. Ceux qui veulent comprendre notre foi telle qu'elle est doivent savoir que si Moïse, le Fondateur, est le Chef vénérable, celui qui a soudé et articulé nos traditions est Moïse Maimonide. Si on veut connaître le judaïsme, on doit connaître Maimonide et son Mishné Torah, on doit connaître la Halakhah et celui qui est le maître de la Halakhah.

 

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