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SIDIC Periodical XVI - 1983/3
Chrétiens et juifs devant la mort (Pages 23 - 25)

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Perspectives - Evolution de la conscience européenne face a la mort
Carmins Di Sante

 

Cet article, extrait de la revue catholique italienne, Servizio della Parole, In° 101, sept. 1978, éd. Queriniana), est publié ici en français avec l'aimable autorisation de la Rédaction et de son auteur, Canine Di Sante, collaborateur depuis plusieurs années du Centre SIDIC de Rome.

Quiconque est accoutumé à une vision aristotélicienne et thomiste de la réalité sera porté à croire que le problème de la mort, la manière dont on réagit face à elle, présentent des aspects immuables, valables à toutes les époques et chez tous les peuples. • Nous naissons divers, mais la mort nous rend tous égaux, aime à répéter la sagesse populaire. Cependant l'anthropologie culturelle, qui s'applique à l'étude des diverses cultures au sein desquelles les groupes humains vivent et incarnent leurs valeurs, démontre que ce dicton n'est vrai qu'en partie. De mémo que nous ne naissons pas et ne vivons pas tous égaux, de par la diversité des moyens d'expression, des langues et des situations socio-économiques, de même nous ne mourons pas tous égaux du fait de la diversité, qui est d'ailleurs frappante, des façons de mourir, c'est-à-dire de comprendre et de décrire la mort qui n'a pas pour tous la même signification. Cela varie non seulement selon les cultures, mais aussi selon les époques au sein d'une même culture. Le sens donné à cet événement, comme c'est le cas pour bien d'autres phénomènes, est un • Produit. culturel qui, avant d'être pris dans son aspect universel, doit être étudié avec esprit critique.

Il est important d'avoir conscience que la manière de se comporter face à la mort est un • produit= culturel et non une donnée naturelle: avant tout parce que cela parmet une attitude critique
son égard, et aussi parce que cela stimule une créativité qui pourrait conduire à des manières différentes et plus adéquates d'interpréter ce phénomène. Le nouveau • rite des obsèques-' a été élaboré en dehors de cette perspective culturelle. Les obsèques dont il est question dans ces pages sont encore celles d'un homme considéré comme homo universalis, et non celles de l'homme industriel et post-industriel d'aujourd'hui. C'est peut-être pour cela que la manière dont l'Eglise, communauté de foi, • gère - la mort ne réussit pas à contester et ne fait que subir le type de • gestion de la morts qui est celui de notre société inhumaine et aliénée. •Nous mourons, affirme un dicton populaire, comme nous vivons ». Si notre société est aliénée, comme cela se manifeste toujours davantage un peu partout, il ne faut pas être surpris que nous mourions aussi en aliénés.

Il sera plus facile de comprendre et d'apprécier la manière dont meurt l'homme d'aujourd'hui si nous la comparons à la manière dont on mourait dans le passé; nous allons considérer ici, sous forme schématique et forcément incomplète, la manière dont on mourait à certaines époques du passé; qu'a, travers l'évolution qui se dessine, le pasteur d'âmes et même le simple croyant se sentent invités à élaborer un nouveau modèle qui, dans la mesure du possible, soit plus apte à exprimer les perspectives de foi du prophète de Nazareth.

La mort: un appel ü assumer

La mort, jusqu'à, la fin du Moyen-Age, n'inspirait pas la terreur et ne portait pas au désespoir. Pendant environ 1.000 ans, jusqu'à la Renaissance, les parvis et les cimetières chrétiens se transformaient périodiquement, en - pistes de danse - La mort était une occasion de réaffirmer la vie. Danser avec les défunts sur leurs tombes, c'était une manière de proclamer la joie d'être en vie, et cela servait de prétexte à de nombreuses chansons ou poésies érotiques?

Nous serions tentés, de nos jours, de considérer une semblable réaction comme irritante et sacrilège. Mais, par delà la signification de cette danse, un fait est important: la mort était, pour la mentalité primitive, le fruit d'une intervention extérieure: pour le christianisme, elle était le résultat d'une intervention personnelle de Dieu. Elle n'était pas vue comme un châtiment de Dieu (on se souvient que, pour Pélage, elle n'est pas liée au péché et qu'Adam l'aurait subie même s'il n'avait pas péché); elle n'était Pas une fin, mais un appel.

La mort: occasion de méditer

On sait que la Renaissance a connu une mutation profonde: l'accent n'est plus mis sur Dieu mais sur l'homme, et ce dernier devient le centre d'intérêt; perspective nouvelle qui va influer sur la manière de se situer devant la mort.

La danse dans les cimetières prend un sens nouveau: d'une rencontre des vivants avec les défunts, elle se transforme en une expérience d'introspection, en un motif de méditation. On ne danse plus joyeusement avec les ancêtres, mais on se représente • un monde où chacun danse tout au long de sa vie dans les bras de sa propre mortalité; la mort est intériorisée sous forme du continuel souvenir de la tombe grande ouverte»? Elle n'est plus appel de Dieu: elle devient conscience de vieillissement et de désagrégation; elle se réalise, non plus dans le cadre d'une volonté divine mais dans celui de l'expérience déchirée de l'homme.

La mort: un fait naturel à étudier

Arrachée aux rives de la transcendance et greffée sur le terrain de la conscience personnelle, l'image de la mort se transforme en ce qui sera appelé plus tard • la mort naturelle »: moment intrinsèque et inéluctable de la vie humaine, et non plus résultat d'une décision venue de l'extérieur; événement d'un instant qui interrompt le déroulement de la vie et non plus conclusion d'une étape qui introduit dans la vie. Le symbole le plus éloquent de cette conception nouvelle est l'horloge qui, à partir du 18e siècle, commence à se répandre de manière impressionnante.

Squelettes avec des clepsydres dans les mains, macabres figures marquant les heures à l'horloge de la tour, battants de cloches en forme d'os: autant de signes du processus de s naturalisation » de la vie et du trépas, expression aussi de l'obsession angoissée de cette trop brève portion de temps que l'on espéra pouvoir garder sous son contrôle en la mesurant. La mort étant devenue une force naturelle, on cherche à la dominer en apprenant l'art ou la capacité de mourir, • L'ars rnoriendi, qui fut un des premiers livres du genre "faites-le tout seul" à être imprimé et mis dans le commerce, obtint pendant deux siècles un grand succès en ses différentes versions. Beaucoup apprirent à lire en en compilant les pages. La version la plus répandue fut publiée chez Caxton, à la typographie de Westminster, en 1491; avant 1500, il s'en était déjà tiré, sur matrices de bois et avec des caractères mobiles, plus de cent éditions sous le titre: Art et capacité d'apprendre à bien mourir. De petit format, imprimé en caractères gothiques bien nets, il était l'un des volumes d'une collection se proposant d'enseigner "au parfait gentilhomme" le comportement "noble et pieux", depuis la manière de se servir du couteau à table à celle de conduire une conversation, depuis l'art de verser des larmes ou de se moucher à celui de jouer aux échecs et de mourir ».4 Devenue un événement naturel, la mort devait, comme tout autre événement naturel, comme marcher, pleurer ou jouer, être étudiée et analysée.

La mort: une force à dominer

A l'époque baroque, la mort était représentée comme une grande faucheuse, brandissant sa lame sans distinguer le rang ou la fonction. Avec l'apparition de la famille bourgeoise, cette égalité face à la mort disposait: quiconque en a les moyens commence à verser de l'argent pour l'éloigner le plus possible. Une nouvelle attitude se fait jour: se rebeller contre elle avec l'espérance secrète de pouvoir, d'une manière ou d'une autre, la dominer. La mort, au Moyen-Age, tenait en mains une clepsydre: dans les anciennes estampes, le squelette et le spectateur ricanaient quand la victime refusait de mourir. Maintenant la bourgeoisie s'empale de l'horloge et paie les médecins pour qu'ils préviennent la mort du moment où elle doit frapper-?

La mort: une ennemie à abattre

On passe rapidement de la • force à dominer. l'ennemie à abattre ». Si l'homme a réussi à gouverner la terre, pourquoi ne réussirait-il pas à gouverner la mort? Celle-ci est dile à des causes encore inconnues, mais qu'on espère pouvoir rapidement identifier et contrôler. Elle devient le champ d'une bataille entre le médecin et le malade. Cette nouvelle attitude face à la mort est encore plus manifeste si l'on considère les rapports nouveaux qui s'établissent au 19e siècle entre elle et le médecin. • Jusque vers 1800, c'est toujours elle qui, à l'égard du médecin ou du malade, conduit le jeu. Les deux rivaux sont là, aux deux chevets du lit où git le patient. C'est seulement lorsque se développent les notions de maladie clinique et de mort clinique que nous trouvons des images où, pour la première fois, l'initiative appartient au médecin qui vient s'interposer entre le patient et la mort. Il faut attendre jus-qu'après la première guerre mondiale pour voir le médecin lutter contre un squelette, libérant une jeune femme de son étreinte ou lui arrachant la faux des mains. Vers 1930, un homme souriant, en blouse blanche, se jette sur un squelette gémissant et le chasse comme une mouche. Sur d'autres images, le médecin tient par les poignets une jeune femme que la mort a attachée par les pieds, et il repousse cette dernière, la main tendue dans un geste vengeur. Max Klinger, lui, représente un médecin en train d'arracher les plumes à un gigantesque oiseau. D'autres le représentent enfermant le squelette dans une cage ou lui envoyant tout bonnement un coup de pied dans l'arrière-train décharné. Ce n'est pas le malade mais le médecin qui maintenant lutte contre la mort ».

La conséquence la plus grave de cette nouvelle conception de la mort est sa dés-individualisation et, en conséquence, sa socialisation: elle ne regarde plus l'individu, mais la classe sociale des médecins; ce n'est plus la personne en train de mourir qui assume la responsabilité de prendre en mains sa propre mort, mais les médecins qui l'entourent. Au cours de ces dernières années, ce phénomène a atteint des proportions plus importantes et inquiétantes: ce n'est plus seulement la médecine, mais aussi l'assistance sociale, les aides internationales, les programmes de développement et les organisations mondiales qui sont engagés dans cette lutte, au nom du respect de la « vie - et de « l'humanité ». On meurt quand et comme l'énorme Société industrielle le décide. La mort, arrachée à l'intéressé, « médicalisée et « socialisée est prise en mains par un pouvoir technique, anonyme et inhumain. «Dans sa forme extrême, la "mort naturelle" est aujourd'hui ce moment où l'organisme humain refuse l'application de toute autre thérapeutique. Une personne meurt quand l'électro-encéphalogramme plat indique que ses cellules cérébrales sont définitivement inactives, La mort reconnue par la société est celle qui advient quand l'homme est devenu inutile, non seulement comme producteur, mais aussi comme consommateur. C'est l'instant où le consommateur, éduqué à grands frais, doit finalement disparaître, une sorte de perte sèche. Mourir est la forme extrême de résistance du consommateur.?

La mort: tabou à exorciser

Mais la mort n'est pas une ennemie facile à abattre. Malgré le mythe de la - puissance du « progrès et de la « science - de l'homme européen, nul n'a l'illusion de pouvoir la réduire au silence. Lutter contre elle est vain, absurde surtout. En voyant en elle une « ennemie à abattre, et non pas un appel de Dieu à écouter ou un événement naturel à assumer, l'homme occidental s'est fourvoyé dans uneimpasse qui le conduit à une obscurité toujours plus désolée. La conséquence, c'est que la mort est devenue un tabou que nous cherchons, par tous les moyens, à exorciser: on meurt en silence, à l'écart (dans des hôpitaux), sur la pointe des pieds, avec un sentiment de honte, et cela non seulement de la part de celui qui meurt, mais aussi de celui qui reste; le premier, comme s'il accomplissait une action mauvaise, le second (famille, amis, personnel médical et para-médical), comme s'il subissait un échec honteux. Et cela se comprend, du moment que celle qu'on voulait abattre est là qui continue, intrépide, son travail de destruction. Le silence coupable qui enveloppe la mort moderne apparaît dans toute sa scandaleuse évidence, si on compare avec la manière dont on mourait il y a quelques siècles à peine.

Au 16e siècle, quand on commença à considérer ce phénomène comme un événement naturel, le mourant restait encore -propriétaire de sa mort, qui se « célébrait - dans un climat de caractère public, officiel. Même s'il y avait de nombreux traitements ou remèdes possibles, c'était à lui que revenait la décision de se les faire administrer, et il jouait ainsi un rôle actif et responsable. C'est lui qui disait quand on devait le retirer de son lit et le déposer sur le sol, et quand il fallait commencer les prières. Les personnes présentes avaient aussi un comportement différent: les enfants étaient appelés à donner M main à leur père ou à leur mère qui mourait, condition de ne pas les importuner par leurs larmes; Ms autres assistants évitaient tout bruit et tenaient les portes ouvertes pour que la mort puisse entrer et rencontrer sans crainte le mourant.

De nos jours, on empêche les enfants de rencontrer le mourant; les membres de la famille n'ont pas non plus le courage de se tenir a son chevet; les médecins et les infirmiers s'efforcent de cacher la vérité sur son état; le prêtre lui-même, par • pitié •, n'a pas le courage de l'aider à prendre conscience de sa situation réelle. Aussi meurt-on dans un contexte de mensonge réciproque. Est-ce là délicatesse et respect envers celui qui meurt ou s'agit-il d'une barbarie et d'une aliénation poussées à l'extrême?

La communauté des croyants, responsable des gestes et des rites entourant la mort de ceux qui croient au Ressuscité de Nazareth, ne peut pas ne pas tenir compte de la manière dont meurt l'homme moderne; cela afin de partager, en esprit de solidarité, la terrible épaisseur de solitude et d'aliénation qu'elle comporte, mais surtout pour lui offrir un autre modèle, celui d'une mort responsable qui libère.

.L'homme occidental a perdu le droit de présider à l'acte de sa morte Les disciples de Jésus, qui savent qu'elle est le passage «de ce monde au Père •
13,11, ont certainement bien à faire pour qu'elle redevienne un geste conscient, pour que l'homme rentre en possession de sa propre mort.


1. La revue d'où est extrait cet article est toute entière consacrée à l'analyse du nouveau Rite des Funérailles voulu par le Concile Vatican II, et dont le texte définitif a paru en 1969.

2. I. Illich, - Nemesi medica, L'espropriazione della saluts>, éd. Mondadori, Milan 1977, p. 192. Nous devons à cet auteur une bonne part des observations faites dans cet article.

 

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