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Contributions du Judaïsme à la culture occidentale
Renzo Fabris
Avant de commencer notre étude nous devons reconnaître que, de prime abord, un Chrétien de notre temps n'aime pas se demander quelle est la contribution du Judaïsme à la civilisation occidentale. Cette question est gênante car, en premier lieu, une attitude critique envers notre civilisation et notre culture est assez répandue : cette culture et cette civilisation, après la crise politique de l'eurocentrisme, se sont révélées être relatives à une seule partie de l'humanité et ont été bien compromises dans des oeuvres de violence, d'aliénation et de rivalité qui caractérisent notre temps. Beaucoup de Chrétiens ne pensent pas qu'aujourd'hui un bilan positif de la culture occidentale soit possible : il leur paraît plutôt lointain le temps où l'esprit apologétique de certains prédicateurs se complaisait dans l'affirmation, digne des croisés, que les hommes modernes ne pouvaient pas ne pas se dire chrétiens.
D'autre part, dans le monde chrétien est répandue la conviction que la foi, comprise comme un rapport de l'homme avec Dieu, ne se proportionne pas avec la plus ou moins grande contribution donnée à la vie culturelle et sociale. Beaucoup de Chrétiens aujourd'hui refusent catégoriquement la vieille conception de la religion-support de l'ordre civil et sont enclins à souligner avec agressivité leur non-participation aux institutions sociales officielles.
Le Chrétien veut témoigner d'un message qui dépasse les structures et les cultures particulières, mais il confond facilement son propre malaise en face de ces structures civiles actuelles ainsi que son désir de prendre les distances avec une certaine culture contemporaine, avec le malaise et le désir que, selon lui, tout homme de foi devrait éprouver, que cet homme appartienne à une religion chrétienne ou non-chrétienne peu importe, envers le monde d'aujourd'hui et la culture contemporaine. Remarquons que cette identification de l'animus du Chrétien avec celui du Juif peut naître d'un véritable sens de respect envers le Judaïsme, de la conviction que, comme le Chrétien, le Juif aussi ne veut pas « se salir les mains » avec le monde. Cette identification cependant n'est pas à faire car, à part quelques opinions critiques sur la culture moderne, Chrétiens et Juifs ont une idée différente de la religion.
Généralement le Chrétien pense que la religion est une réalité spirituelle : elle se compromet certes avec les choses du monde, mais elle regarde toutefois davantage l'âme des hommes et leur destin ultraterrestre; le Juif, au contraire, conçoit le Judaïsme comme une certaine manière de vivre de tout un peuple qui se distingue des autres par une culture dans laquelle reste permanente l'idée d'un rapport particulier avec Dieu. Nous ne disons pas que cette conception chrétienne que nous venons d'indiquer soit celle qui se dégage de l'enseignement authentique du Nouveau Testament, mais nous disons seulement que c'est celle qui est largement répandue. Pour le Juif au contraire, Israël est une religion qui se confond avec l'expérience passée et présente de tout un peuple, et « peuple » et « religion » sont pour lui deux différents aspects d'une unique entité placée au point de convergence de ce que le Chrétien appelle « plan spirituel » et « plan temporel » de l'activité humaine. En un certain sens, nous pouvons dire que le Judaïsme n'est pas une religion de l'esprit, parce que, comme le disait avec finesse il y a quelques dizaines d'années un grand Chrétien orthodoxe, Vladimir Soloviev, « l'histoire religieuse des Juifs suit une direction précise : elle prépare pour le Dieu d'Israël non seulement des âmes saintes, mais aussi des corps saints » 1. Il est bon de remarquer que « le positivisme religieux des Juifs provient non pas de mécréance mais d'un excès de foi assoiffée d'accomplissement, non pas de faiblesse mais de force et de puissance d'esprit qui ne craint pas de contamination de la part de la matière, mais qui la purifie et s'en sert à ses fins ».2
Pour une religion comme le Judaïsme, qui s'identifie au destin d'une communauté historique, le problème des rapports avec la civilisation et la culture occidentales est, par la force des choses, différent de celui que le Chrétien perçoit dans sa religion. Si Israël est libre de s'exprimer selon sa nature propre, son influence sur la culture et la civilisation est, pour ainsi dire, un fait naturel, puisque la religion regarde la réalité spirituelle autant que matérielle. Et, en effet, depuis les temps bibliques et ses premières expériences de contact avec les autres peuples, Israël, par sa pensée et par ses oeuvres, a contribué à civiliser l'humanité. On peut même le constater à l'époque où Israël était encore en formation en Egypte, époque où il n'était pas encore né en tant que peuple ayant sa propre identité. Et dans l'histoire de Joseph, fils de Jacob, nous croyons pouvoir discerner l'attitude originelle des Juifs envers le développement de la civilisation humaine.
C'est grâce au fait que « le Seigneur assistait Joseph et faisait réussir entre ses mains tout ce qu'il entreprenait » (Gn 39, 3), que celui-ci fut nommé ministre d'abord de Putiphar, puis de Pharaon; pour tous les deux il travailla loyalement, et leur procura bien-être et prestige. Il est la figure du Juif qui vit parmi les peuples étrangers, desquels il se distingue par la rigueur de sa morale personnelle (se rappeler l'épisode de la femme de Putiphar) et par la lucidité de sa conscience (expérience de l'interprétation des songes).
Joseph est cependant le Juif qui, en Egypte, ne s'assimile pas à la population locale et qui obtient de ses frères la promesse d'emporter ses os avec eux lorsqu'ils retourneront sur la terre où reposent leurs pères (Gn 47, 30). Un moderne commentateur juif de l'épisode de Joseph, en se rapportant à une longue tradition juive de l'exil, dit: « Il s'agit de vivre au milieu des nations, mais non pas de se fondre en elles. Il s'agit d'intégrer l'essentiel de leur âme, de leurs idées, de ce qui fait leur civilisation, en faisant soigneusement un choix, et de laisser de côté tout ce qui, en ces civilisations, contient un germe de décadence et de mort ».3 Certainement cette opération est pleine de risque : ce n'est pas par hasard que les dix tribus réunies autour de celle d'Ephraïm, l'un des fils de Joseph, ont fini par se perdre parmi les autres peuples.
Pour les Juifs qui vivent et travaillent avec les gentils, et qui sont exposés au danger de l'assimilation et donc à la disparition, la tradition a élaboré une vision messianique particulière. Il y a, dit-on, deux messies, dont l'un, fils de Joseph, précède l'autre, fils de Juda, et prépare la voie; le premier est pour les Juifs répandus dans le monde, l'autre est pour les Juifs réunis en communauté.
La Bible fait allusion aussi à d'autres expériences d'intégration des Juifs avec d'autres peuples. Dans le livre d'Esther, par exemple, est rappelé le cas de Mardochée, « personnage éminent, attaché à la cour du roi » (Esther 1, 1) en Perse : « il était puissant dans la maison du roi et sa renommée se répandait dans toutes les provinces, si bien que cet homme devenait toujours plus puissant » (Est 9, 4).
Pour Joseph en Egypte, pour Mardochée en Perse, pour les Juifs dans notre monde occidental, la tâche à accomplir est toujours la même : faire cohabiter deux cultures, la leur et celle locale, faire participer l'une au développement de l'autre. Il n'est pas possible aux Juifs de penser éviter les risques de l'opération parce que le Judaïsme consiste précisément à remplir cette tâche et sa survie dépend de la manière dont ce problème est résolu.
D'une part donc la culture et la civilisation occidentales que nous étudions dans cet article se vantent d'avoir reçu leurs valeurs fondamentales de l'ancien monde grec et romain et de les avoir filtrées à travers un processus pluriséculaire. D'autre part l'Occident a eu toujours des contacts avec les Juifs. C'est pourquoi, pour retrouver les racines juives de la civilisation occidentale contemporaine, nous devrions explorer toute l'histoire de l'Occident des vingt derniers siècles. Ceci étant manifestement impossible, nous essayerons tout d'abord de passer en revue rapidement quelques moments historiques durant lesquels s'est réalisée la rencontre de la culture occidentale in fieri et du Judaïsme : les recontres avec l'Hellénisme, l'Islam et l'humanisme italien de la Renaissance. En second lieu, nous nous arrêterons plus longuement sur la contribution du Judaïsme à la culture occidentale moderne. Nous ne voulons pas, au contraire, nous attarder sur ce qui devrait être évident, c'est à dire sur l'influence du Judaïsme par le moyen du Christianisme, du moment que l'un a nourri l'autre d'expériences, de foi et d'attentes, et que le Christianisme a grandement contribué au développement de la civilisation occidentale. Il est impossible aussi de penser même effleurer d'autres thèmes importants sur lesquels d'ailleurs ne manquent pas de bonnes études, comme par exemple l'influence de la Bible dans le monde occidental ou l'influence du concept biblique du travail, ou la valeur du repos sabbatique, ce qui a été défini comme le plus grand don fait au monde par le Judaïsme.
Puisque nous voulons parler de la contribution du Judaïsme, précisons dès à présent qu'avec cette expression nous pensons à la contribution relative aux valeurs propres de la culture hébraïque (nous ne disons pas « originelle » parce que cette culture hébraïque a eu un processus de développement et de croissance depuis l'antiquité jusqu'à nos jours), ou à celui qui regarde la participation juive à la vie sociale dérivant de la condition spécifique des Juifs d'une certaine époque. Nous ne considérons pas comme contribution du Judaïsme celle qui vient de certains Juifs isolés à la suite de circonstances contingentes individuelles et n'ayant aucun rapport avec la culture juive, celle-ci étant comprise dans sa plus ample signification sociologique et philosophique.
Nous avertissons en outre que dans cette enquête nous nous imposerons bien fermement le principe de rechercher avant tout dans l'histoire l'explication des faits regardant les Juifs d'un certain temps. Nous pensons, en effet, qu'au point de vue méthode, il est bon de répéter avec Marx que « le Judaïsme s'est conservé non malgré l'histoire, mais bien pour l'histoire »,4 même si, ensuite, l'histoire, une fois parcourue en long et en large, se révèle incapable de fournir une explication exhaustive de la vocation plus profonde d'Israël. Israël est comme un iceberg, une réalité qui émerge partiellement dans l'histoire et dont seule une partie est explorable; mais il n'est permis de prêter attention à sa partie sous-jacente, celle plus profonde, qu'après avoir terminé l'exploration historique. En d'autres termes, on arrive à la théologie d'Israël (si en effet c'est cela la partie plus profonde d'une étude ayant pour thème : Israël) à travers son histoire; et cela afin d'éviter tous les inutiles théologismes que la découverte d'un petit fait historique, parfois, rend absolument vains et ridicules.
La rencontre avec l'Hellénisme
On parle habituellement du conflit qu'il y eut entre le Judaïsme et l'Hellénisme, c'est à dire de l'opposition des Juifs à la civilisation grecque répandue dans le monde asiatique et méditerranéen après la conquête d'Alexandre de Macédoine. Pour résumer cet antagonisme l'on cite d'une part les vicissitudes qui ont donné naissance à la fête juive de Hanukah (la consécration du Temple de Jérusalem en 165 a.C. après la victoire de Juda dit Maccabée contre plusieurs armées syriennes — 1 M 6, 59), et d'autre part, les horribles « découvertes » de l'antisémitisme grec, comme l'accusation faite aux Juifs de tuer rituellement un jeune étranger (Damocrite) et d'adorer une tête d'âne (Mnassée de Patara).
Si nous examinons les faits de près, on découvre que le rapport entre le Judaïsme et l'Hellénisme a été plus complexe que celui d'une simple opposition. La première rencontre des Juifs avec Alexandre a été probablement cordiale. Les Juifs furent appelés, ainsi que d'autres groupes, à fonder en Egypte la cité d'Alexandrie, où ils étaient, au temps de Philon, plus de cent mille. Là ils jouirent d'une large autonomie judiciaire, administrative et religieuse et ils participèrent activement à toutes les activités locales. Par ailleurs, les étrangers qui furent en contact avec les Juifs de Judée et qui les scandalisèrent par leur comportement, ne semblent pas avoir été les meilleurs représentants de la Grèce; en outre, selon Jules Isaac, il faut que l'historien arrive au premier siècle a.C. pour pouvoir parler d'un antisémitisme grec-alexandrin proprement dit.
Même si précédemment il devrait y avoir eu d'autres contacts, c'est vers le second siècle a.C. que l'on a d'importants échanges entre la pensée grecque et la juive. A cheval sur le Me et IIe siècle on a, en effet, la fameuse traduction de la Bible dite des Septante, « une entreprise grandiose, l'une des plus décisives dans l'histoire de l'esprit humain » comme l'a dit Giuseppe Ricciotti. 6 Sans doute la traduction avait été destinée primitivement à ces Juifs alexandrins qui, à cause de leur long séjour en Egypte, ne connaissaient plus l'hébreu et ne pouvaient donc pas lire les Ecritures; elle fut cependant la première occasion qui mit pleinement les païens en contact avec le monothéisme. Des philosophes comme Celse, Porphyre et l'auteur du traité De Sublime ont discuté certains passages de la Bible des Septante. « La traduction des Septante, les oeuvres d'un philosophe tel qu'Aristobule, les oracles sybillins juifs, a écrit Chouraqui, largement diffusés dans les milieux hellénistiques, devaient aider à la rencontre de la Sagesse d'Israël avec la pensée hellénistique (stoïcisme, gnosticisme et platonisme) dont on peut trouver les échos sinon dans la Bible même, particulièrement dans le livre de l'Ecclésiaste, du moins dans des écrits tels que le livre des Maccabées ou bien la Sagesse de Salomon ».
Rappelons qu'à un certain moment, parmi les Juifs égyptiens, se répandit une légende qui insistait sur le caractère miraculeux de la traduction de la Bible et que, pour la célébrer, une fête de pélerinage fut même instaurée : païens et Juifs y participaient. Aujourd'hui encore la Bible des Septante sert de texte ecclésiastique pour les Grecs, les Slaves orthodoxes, les Arméniens, les Georgiens et les Coptes.
C'est Philon d'Alexandrie, un Juif observant les préceptes religieux, qui, au premier siècle de notre ère, tenta le premier, en tant que philosophe, de faire une synthèse entre la Révélation biblique et la raison, entre Moïse et Platon. L'on ne peut dire que le Judaïsme en ait gardé un grand souvenir : le désir angoissé de maintenir intacte la tradition des ancêtres durant la longue époque des persécutions antijuives qui suivit, a incité les Juifs à refuser la tentative de Philon. Reste toujours le fait, comme l'a dit Lehrmann, que « le Judaïsme alexandrin, grâce à l'oeuvre philosophique de Philon et à la traduction classique de la Bible dans la version des Septante, occupe une place dans l'histoire de la pensée universelle », 8une place, ajoutons-nous, dont la diaspora juive sur les côtes de la Méditerrannée, de la Mer Noire et de l'Egée met en évidence la juste valeur. C'est en effet pendant l'ère hellénistique que les Juifs se répandent en Occident, hors de la Palestine (ils s'étaient déjà répandus auparavant dans tout le Moyen Orient) en se signalant non seulement par leurs initiatives commerciales, leur labeur de paysans et d'artisans, mais aussi par leur conviction religieuse qui attirait au Judaïsme beaucoup de gentils. On compte que, dans tout l'empire romain et hors de ses frontières, il y avait environ quatre millions de Juifs dont seulement la moitié résidait dans la province de Syrie : « Les Juifs, dit l'historien Cecil Roth, étaient un petit peuple, mais le Judaïsme était déjà une religion universelle ».
Même après le déclin de l'Hellénisme, le Judaïsme continuera un dialogue avec la pensée grecque, mais ce sera dans des circonstances historiques complètement nouvelles, celles suscitées par la conquête musulmane. Mais alors, pour le Judaïsme, la présence d'un interlocuteur nouveau, l'Islam justement, aura un rôle déterminant. Il est intéressant toutefois de remarquer, avantmême de passer à cette rencontre avec l'Islam, que le contact du Judaïsme avec l'Hellénisme paraît en quelque sorte se prolonger encore aujourd'hui : le signe, bien que petit, en serait l'admiration pour Platon de Ben Gourion, le fameux homme d'état israélien, et sa détermination de connaître directement le grand philosophe grec en apprenant, dans son âge mûr, la langue dans laquelle fut écrite la République.
La rencontre avec l'Islam
De nos jours, alors que la rencontre entre Juifs et Arabes paraît difficile, bien que tellement nécessaire pour la paix des peuples en conflit au Moyen Orient et même pour la paix du monde, n'est-il pas étrange d'évoquer le grand moment historique de la rencontre du Judaïsme avec l'Islam, rencontre qui eut son apogée aux siècles X, XI et XII? Aujourd'hui, devant nous, Juifs et Arabes se méprisent réciproquement tandis qu'il fut un temps où ils nourrissaient respect et estime les uns envers les autres : l'histoire a des réussites qui, après beaucoup de temps, en d'autres circonstances, nous paraissent presque impossibles! Il ne nous reste qu'à nous consoler en pensant qu'entre le Judaïsme et l'Islam il ne doit pas y avoir aujourd'hui des obstacles absolus et insurmontables, puisque dans le passé il y eut entre eux une rencontre qui, même dépouillée des exagérations de certains historiens, a été, sans aucun doute, fructueuse pour les deux peuples.
Personne n'ignore que l'Islam, dès sa naissance, a connu le Judaïsme. D'un point de vue historique on peut même affirmer plus rigoureusement, que l'Islam est dérivé d'Israël : il s'agirait d'une dérivation qui, pour certains savants arabes et juifs de nos jours, est une sorte d'opposition originelle remontant à la Bible qui parle du rapport entre Ismaël et Israël, les deux fils d'Abraham.
La réalité est que, dans le cadre du vaste empire musulman qui s'est étendu à travers toute l'Afrique septentrionale et l'Asie occidentale et centrale — ce qui fut appelé Mamlakat-al-Islam, le règne de l'Islam — les Juifs ont vu se réunifier sous une unique autorité politique leurs communautés qui jadis faisaient partie de l'empire perse et de l'empire romain d'occident. En même temps ils ont trouvé des conditions favorables à leur insertion active dans la vie sociale du temps et ils ont pu faire une sorte d'examen de conscience qui, comme le dit Chouraqui, a donné au IXe et Xe siècle » un essor nouveau à la pensée juive, qui, pour la première fois [a dû] sortir de son splendide isolement du temps de la Bible et du Talmud, pour confronter ses croyances fondamentales avec celles du monde intellectuel grecoromain et arabo-chrétien ». 10
Il faut remarquer tout de suite que les nouvelles conditions historiques ont bien favorisé une collaboration juive avec l'Islam, mais que cette collaboration, bien plus que de fournir une contribution spécifiquement nationale à l'Islam, a déterminé une symbiose judéo-arabe : les éléments culturels propres à chacune des deux civilisations ont en effet enrichi réciproquement la vie spirituelle autonome de l'une et de l'autre. Puisque, comme il a été dit, l'Islam avait la même origine orientale que le Judaïsme, « il était de la même chair et des mêmes os », celui-ci était disposé à adopter bien des éléments culturels de la civilisation musulmane tout en ayant bien soin de préserver son identité, et en même temps il a offert tout ce qu'il pouvait à l'Islam.
On sait que la rencontre avec l'Islam est arrivée à sa plus haute expression en Espagne à l'époque que l'on a nommée « l'âge d'or », la plus belle réalisation du génie juif et de l'esprit sémite depuis l'âge biblique. C'est en ce temps-là que ce que l'on a appelé la révolution bourgeoise de l'Islam a accéléré la transformation des Juifs, peuple qui, jusqu'alors, avait exercé de préférence les métiers manuels (l'agriculture, quelques activités artisanales spécialement la teinturerie, probablement à cause de la connaissance de certaines techniques secrètes, etc.), en un peuple qui, en grande partie, ne fait plus que du commerce et des affaires. Rappelons une curiosité : justement dans l'exercice de l'activité commerciale, l'esprit organisateur des Juifs a créé cette figure du représentant local des marchands qui semble avoirété le précurseur des consuls vénitiens et génois ainsi que des modernes représentants diplomatiques.
Dans l'Espagne du Xe, XIe et XIIe siècle l'esprit de tolérance et de respect réciproque a été grandement pratiqué dans les relations entre Juifs et Musulmans. Aux Juifs qui déjà ailleurs, dans l'Islam, avaient rempli des charges publiques (c'est au Xe siècle qu'un Juif converti, Jacob Ibn Killes, devient le vizir du premier Calife fatimide du Caire, à qui l'on doit, selon certaines traditions, la fondation de l'Université d'Al-Azhar) sont alors conférés de grands honneurs : Hasdai Ibn Shaprut fut un incomparable diplomate et Samuel Ibn Nagdela fut vizir du roi de Grenade. Les Juifs se distinguent aussi en Espagne comme médecins. Il a été dit que « si les Arabes ont développé l'art médical, les Juifs en ont fait une science appliquée et l'ont transmise à l'Europe » : " nous parlerons plus tard de l'engagement des Juifs dans la médecine. Ils se font remarquer pour leur connaissance des mathématiques : on leur doit, entre autres, les règles de la multiplication, l'invention du zéro qui servira à la formulation du système décimal et pour résoudre les opérations arithmétiques, les exercices d'extraction de la racine carrée et des équations du second degré. Nous parlerons plus longuement à propos de l'époque moderne de l'attitude juive face au raisonnement abstrait. On les connaît comme poètes et nouvellistes : éduqués par les récits du Talmud, ils transmirent à l'Occident et spécialement à certains pays européens comme la France, le riche recueil de nouvelles indiennes, persanes et arabes.
C'est à travers ces hommes politiques, ces commerçants, ces mathématiciens et ces poètes que le Judaïsme séfarade donne sa contribution à la civilisation musulmane et au processus de civilisation du monde. Envers la culture occidentale, le Judaïsme séfarade a, au contraire, directement deux autres titres de mérite. D'un côté il a transmis les trésors culturels récupérés de la culture grecque; de l'autre, en faisant toujours oeuvre de transmission, mais à un niveau cette fois plus élevé, il a offert à l'Occident une géniale réélaboration de la pensée grecque et arabe.
Quant à la première activité, que l'on se rappelle que les arabes ont entrepris, à partir du IXe siècle, un travail colossal de traduction de la philosophie grecque. Sur le dépôt culturel accumulé par les Arabes, les Juifs qui connaissaient leur langue, ont ensuite travaillé. A la fin du XIIe siècle Arabes et Juifs avaient déjà fini de transmettre à l'Europe les inestimables trésors de la science et de la philosophie grecques. En ce temps-là, quelques écoles juives de traducteurs étaient fameuses : en les reliant l'une à l'autre, on peut aujourd'hui reconstruire une sorte de carte géographique du flux des communications culturelles juives allant des terres soumises à l'Islam vers l'Europe. Le don de polyglotte des Juifs a, en certaines circonstances, littéralement sauvé les textes du savoir : alors que, rappelle Lehrmann, vers la fin de l'âge d'or, les Almohades persécutèrent la science et se mirent à brûler tous les livres, les Juifs firent une chose très simple pour protéger les lettres : ils transcrivirent les écrits arabes en caractères hébreux.
Quant à la seconde activité, on reconnaît et l'on distingue aujourd'hui un néoplatonisme hébreu, un aristotélisme hébreu et une réaction anti-aristotélicienne hébraïque. L'exemple le plus illustre d'une très haute forme de médiation entre diverses cultures du temps, qui est aussi une originale élaboration philosophique, nous est donné par Maïmonide : en reprenant l'enseignement d'Aristote à la lumière de la tradition hébraïque, il a créé un système philosophique d'incomparable valeur pour la culture occidentale. Il est inutile de rappeler que les idées des philosophes judéo-arabes ont apporté une grande contribution, particulièrement à. la philosophie scolastique chrétienne. Cette contribution fut parfois notoire (on sait que Saint Thomas d'Aquin estima beaucoup Maimonide surtout pour son livre « Le Guide des égarés » et qu'il ouvrit avec lui un « dialogue virtuel »); parfois au contraire elle fut cachée. Durant de nombreux siècles on a été incertain sur l'identité de cet Avencenbrol ou Avicebron, l'auteur de Fons Vitae qui intéressaittellement les thomistes et les scotistes. Nous savons aujourd'hui qu'Avicebron était le philosophe juif Ibn Gabirol, et le fait que jadis l'on ait pu penser, tout comme de Guillaume d'Auvergne, qu'il était arabe ou chrétien, nous semble significatif. En réalité, donc, les Juifs étaient alors les médiateurs spirituels entre le monde arabe et le monde chrétien.
On sait que la lumineuse époque historique du Judaïsme séfarade était terminée quand les rois chrétiens, après avoir expulsé les musulmans d'Espagne, décidèrent de détruire la communauté juive, d'abord par la persécution et les autodafés de l'Inquisition, ensuite par l'expulsion du pays. Le Judaïsme cependant avait pénétré si profondément dans l'esprit de l'Espagne qu'il y avait laissé une empreinte indélébile (avec une certaine imagination, mais non sans de suggestifs motifs on a pu écrire récemment que le héros espagnol, Don Quichotte lui-même, était un personnage typiquement juif; il est certain que quelques grands esprits religieux espagnols, comme Ste Thérèse d'Avila et St Jean de la Croix, étaient d'origine juive) et que celle-ci ne pouvait pas ne pas souffrir de l'éloignement de ses Juifs. En effet, avec l'expulsion des. Juifs, commença historiquement la décadence de l'Espagne.
La rencontre avec l'humanisme de la Renaissance
Passons maintenant du monde musulman au monde chrétien. Dans la chrétienté qui, dans le passé, n'a pas brillé pour sa capacité de comprendre le Judaïsme, il y eut un moment pendant lequel le Judaïsme et la culture occidentale se sont rencontrés avec succès, et leur inter-action a donné des résultats d'une extraordinaire valeur pour la civilisation. Ce fut l'époque de la Renaissance qui, en Italie, est arrivée à sa plus grande splendeur au XVe siècle. Durant cette période le Judaïsme, selon Cecil Roth, a donné une contribution essentielle, sans que, toutefois, les Juifs italiens ne rapportent du contact avec les gentils aucun effet corrosif pour leur vie spirituelle. 12
L'histoire de Juda Abrabanel, mieux connu sous le nom de Léon l'hébreu, est le cas typique des vicissitudes vécues par les Juifs en Italie. Juda Abrabanel, après avoir été expulsé d'Espagne avec son père, le grand Isaac Abrabanel, a vécu à Naples, Gênes, Venise et Rome en étroits rapports avec les plus grands représentants de la culture italienne du temps, et a écrit les Dialogues d'Amour, une oeuvre philosophique qui a été considérée en Europe, au XVIe siècle, comme l'une des plus importantes en son genre. Les Juifs n'ont jamais été aussi nombreux en Italie que dans les autres pays, mais le voisinage du centre de la culture et de la religion européennes a conféré à leur activité une signification de loin supérieure à leur nombre. Pendant la Renaissance ils profitèrent sûrement de circonstances historiques particulières : le fractionnement politique de la Péninsule qui laissa toujours la possibilité de se mettre à l'abri dans le cas d'une persécution; la bienveillance des Papes qui ne pouvait pas ne pas avoir une certaine influence sur les Seigneurs chrétiens de la Péninsule, et l'esprit cultivé et brillant des cours seigneuriales. Ces conditions favorables durèrent jusqu'à la période historique agitée de la Réforme et de la Contre-Réforme.
Les Juifs italiens qui, jusqu'au XIVe siècle, étaient connus seulement comme prêteurs d'argent, devinrent avec le développement des cours seigneuriales de l'Italie au centre septentrional, de vrais financiers, très souvent liés d'amitié avec les dirigeants locaux (que l'on pense à l'amitié qui dura quelques générations entre la famille des Volterra à Florence et celle des Médicis, ou à l'influence des Juifs de Mantoue à la cours des Gonzaga munificents envers les artistes et les lettrés; que l'on pense aussi à la famille des Da Pisa). Il s'agissait de gens à l'esprit ouvert, de gens raffinés aussi dans leurs manières. Ce ne serait donc pas par hasard, et cela peut paraître significatif, que ce fut justement un Juif, au début du XVe siècle qui fit usage le premier, ou parmi les premiers, du mouchoir, usage qui deviendra général seulement au XVIe siècle parmi les dames aristocratiques de Venise. Il est intéressant de rappeler que le mouchoir fut employé, selon ce que nous apprend l'un des premiers témoignages historiques sur cet objet, par un rabbin dans une synagogue, très probablement pour des raisons, hygiéniques.
Les Juifs de la Renaissance cependant n'étaient pas seulement des financiers, mais aussi des philosophes, des médecins, des traducteurs et des artistes tout aussi bien, naturellement, que des artisans et des commerçants. La considération dont certains parmi eux jouissaient, était très grande : on voit le cas de cet Elia del Medigo de Crête qui, au XVe siècle, était considéré comme le plus éminent commentateur de l'aristotélisme et qui fut appelé à l'Université de Padoue pour arbitrer une « disputation » philosophique. Ce fut lui qui enseigna à Florence la doctrine d'Aristote et en même temps celle de la Kabbale à Pic de la Mirandole et à Marsilio Ficino.
Comme il arrivait à beaucoup d'autres Juifs connus pour leur activité intellectuelle, le philosophe Elia del Medigo était aussi médecin apprécié. En réalité, dans la médecine l'apport juif à la civilisation de l'humanité a toujours été très grand. Ce ne fut pas un hasard : les Juifs ont été favorisés jadis par la possibilité de consulter les grands traités arabes dans l'original; de plus, les Juifs ont été orientés vers la médecine par leurs lois rituelles elles-mêmes qui imposaient certains principes hygiéniques et donc exigeaient une connaissance exacte du corps humain. On a justement fait remarquer à ce propos, que pour la Bible, pureté morale et pureté physique vont de pair. A tout cela ajoutons que la profession médicale pouvait être transmise de père en fils avec ce formidable instrument de travail et de science qu'était la bibliothèque médicale de la famille qui représentait aussi jadis une vraie richesse. L'historien Milano a dit que « le diplôme de médecin constituait presque le blason de l'aristocratie intellectuelle juive, blason que l'on cherchait à transmettre héréditairement ».13 Les conciles chrétiens ainsi que déjà autrefois les lois musulmanes (mais certains Juifs aussi, la situation s'étant renversée, ont fait de même pour les gentils!) avaient beau dire qu'aucun Juif ne pouvait soigner un Chrétien ni être nommé « médecin public », Elia di Sabato Beer da Fermo a été médecin des papes Innocent VII, Martin V, Eugène IV, du duc Filippo Maria Visconti et il a été appelé pour une consultation par le roi Henri IV d'Angleterre. Dans l'étude de la médecine, les oeuvres des médecins juifs faisaient loi et même les universités leur étaient exceptionnellement ouvertes. Encore de nos jours l'oeuvre Curationum Medicinalium Centuria de Amato Lusitano, publiée à Ancône au XVIe siècle constitue l'un des meilleurs témoignages de l'état de la médecine de ce temps-là.
L'intérêt pour les activités spéculatives — la philosophie, la médecine, les traductions d'oeuvres en d'autres langues, etc. — ne pouvait pas ne pas rendre attentifs les Juifs au nouveau moyen de communication qu'était l'imprimerie. Les Juifs avaient toujours eu une grande estime pour la transcription des textes bibliques et de la littérature traditionnelle : Milano a écrit que recopier l'Ecriture Sainte était pour eux « une sorte d'exercice spirituel ». ' Au XVe siècle cette estime se transforma en curiosité pour une nouvelle technique, en engagement opérationnel et en désir d'exercer ce que l'on nomme « l'art d'écrire avec beaucoup de plumes » ou « l'art d'écrire artificiellement ». Un acte notarié de 1454, c'est à dire 10 ans avant la Bible de Guttenberg, fait mention d'un Juif d'Avignon, un certain David de Caderousse qui faisait des essais d'imprimerie en Afrique, en Asie (exception faite de la Chine) et en quelques pays d'Europe, parmi lesquels le Portugal et l'Italie. En 1475 paraissent simultanément en Italie les deux premiers livres hébreux imprimés. Ils sont datés avec précision et sortent l'un d'une imprimerie de Piove di Sacco, près de Padoue, et l'autre de Reggio Calabria. Des 113 incunables hébreux connus, pas moins de 93 ont été imprimés en Italie. Que l'on ne pense pas cependant que les Juifs se soient limités à imprimer des textes hébreux : en effet en 1477, à Naples, des Juifs imprimèrent la Divine Comédie, édition considérée comme la meilleure de toutes celles qui l'ont précédée. Il suffit de nommer les Soncino pour résumer la contribution juive à l'imprimerie et à la publication des livres en cette période. Les Soncino sont une famille qui, durantla seconde moitié du XVe siècle, s'était établie près de Crémone et devint fameuse pour sa passion pour l'imprimerie et le goût raffiné de tout ce qui sortait de ses presses.
Le Judaïsme de la Renaissance italienne se vante d'avoir donné une contribution primordiale à la culture dans d'autres secteurs encore. En ce qui regarde l'étude de la géographie que l'on pense à Abraham Farissol et à son Epitre sur les voies du monde, un traité géographique et cosmographique qui compte parmi les plus consultés de ce temps-là. En ce qui regarde l'étude de l'art scénique, de la musique et de la danse, il faut se rappeler qu'à la moitié du XVIe siècle le premier traité scientifique sur ce sujet, intitulé Dialogues en matière de représentations scéniques, fut l'oeuvre de Juifs. On a observé qu'aussi bien dans l'étude de la géographie que dans celui du théatre, les Juifs se montraient particulièrement fervents : le Juif du XVe siècle qui se passionnait pour la géographie, réveillait l'espoir d'éclairer le mystère de la disparition des dix tribus d'Israël, qui remontait au temps du roi d'Assyrie; le Juif qui se passionnait pour le théatre et la danse, cueillait l'occasion de seconder publiquement cet esprit de célébration et de déclamation qui, par le passé, s'était exprimé dans le peuple hébreu.
Hélas! La Renaissance a été seulement une parenthèse heureuse puisqu'après quelques décennies les Juifs ont perdu cette liberté et cette estime publique qui avaient rendu possible leur réelle participation au processus de civilisation du monde occidental. Mais les fruits spirituels de la rencontre de la Renaissance, à part ce qui fut intégré immédiatement dans le patrimoine de la culture occidentale in fieri, n'ont pas été tout à fait perdus : les Italiens ont, en effet, conservé de ces années lumineuses un souvenir qui, estompé et « décanté » avec le temps, s'est traduit ensuite par une instinctive attitude de sympathie et de tolérance envers les Juifs, dans la conviction que la culture juive et celle de la Péninsule pouvaient bien vivre ensemble et s'intégrer réciproquement. Cette attitude et cette conviction n'ont d'ailleurs jamais faibli, même aux temps difficiles vécus récemment, lorsque certains ont cherché à creuser entre Italiens et Juifs le fossé du préjugé racial.
La rencontre avec le monde moderne
Pour retrouver des conditions favorables au dialogue et à la participation des Juifs à la vie sociale et culturelle du monde occidental, il faut sauter de la Renaissance italienne au seuil de l'époque moderne. La société moderne occidentale, caractérisée sommairement par la grande accumulation financière, la production industrielle, la recherche scientifique, le développement de la technique, la diffusion des moyens de communication et par un régime politico-social ouvert à la participation des masses populaires, a reçu une formidable contribution de la part des Juifs. Il a été dit même que Marx, Freud et Einstein, triade juive, sont les dieux tutélaires de l'âge moderne : ils représentent justement l'apport fondamental des Juifs à la culture occidentale. Il faut cependant ajouter aussitôt que jamais comme à l'âge moderne l'antisémitisme n'a contesté la contribution juive à la civilisation. Notre époque, en effet, peut se vanter du triste record de la persécution scientifique contre les Juifs et d'une furibonde campagne de propagande pour accuser le Judaïsme d'être parasitaire et la cause profonde de la décadence moderne. Pour combattre justement ces tristes primautés, on a fait durant le XXe siècle de nombreux essais d'inventaires pour faire le point sur la contribution juive à la civilisation occidentale. Dans ces recherches il y a cependant le symptôme d'une certaine évolution des esprits : tandis qu'autrefois et jusqu'à il y a trente ans, elles étaient conduites surtout par les Juifs qui exprimaient ainsi leur désir angoissé d'obtenir une reconnaissance qui soit aussi la légitimation d'un état définitif de participation à la société occidentale (que l'on pense à des oeuvres comme Germanisme et Judaïsme de Hermann Cohen), aujourd'hui alors que les Juifs ont leur Etat national et se sentent plus en sécurité, ce sont les non-juifs qui se préoccupent de rédiger ces inventaires, comme s'ils voulaient payer une dette de reconnaissance longtemps négligée, comme s'ilsvoulaient réciter, ainsi que l'a dit amèrement l'historien Léon Poliakov, un requiem pour les communautés juives qui ont été brutalement détruites par les gentils alors qu'elles avaient prodigué durant des siècles leur contribution à la civilisation et à la culture. Certaines de ces analyses sont indiscutablement sérieuses, comme celle faite par la radiodiffusion du Land de Bavière pendant l'hiver 1960-1961; d'autres le sont moins, comme le livre connu de Roger Peyrefitte, Les Juifs (1965), qui veut être une espèce de summa des contributions et des présences juives dans notre monde occidental. Il serait bon que ceux qui entreprennent ces recherches se rendent compte que l'on ne rend pas service au Judaïsme lorsqu'on nie stupidement son apport ou que l'on considère celui-ci avec exagération, comme le plus important. Quant à eux, les Juifs savent bien que l'antisémitisme se cache souvent là où le gentil pense exalter le Judaïsme en chargeant les louanges et en forçant la note comme si l'exagération puisse absoudre le Juif de quelque faute ou défaut bien caché, mais qu'il aurait réellement. C'est après une telle expérience que les Juifs flairent le préjugé antisémite sous certains applaudissements et se défient de certaines amitiés. Le moins que l'on puisse dire du livre de Peyrefitte, a commenté un critique juif, est qu'il manifeste envers les Juifs une amitié ... tout à fait particulière. 15
Les premiers mois de cette année est sorti en France un livre de deux auteurs non-juifs, Thierry Maulnier et Gilbert Prouteau, au beau titre L'Honneur d'être juif : il se propose de « réparer une injustice », de « rétablir les Juifs dans leur droit à la gratitude universelle »; mais, malgré la noblesse des intentions, ce livre aussi ne manque pas d'exagérations et de vraies erreurs qui ne sont pas favorables au sérieux de la recherche et ne peuvent consolider une nouvelle attitude générale envers les Juifs de la part des Chrétiens. 16
En nous efforçant, de notre côté, d'éviter le danger d'un antisémitisme à l'envers, d'un racisme renversé, recherchons donc les plus grandes contributions juives à notre civilisation actuelle.
Il nous semble que nous ne pouvons pas ne pas commencer par rappeler que les Juifs ont contribué d'une façon décisive à mettre sur pied les structures économiques et sociales de notre époque. En effet si ce n'est pas exact que, comme le prétendait W. Sombart, les Juifs du XVIIe siècle aient été les fondateurs du capitalisme moderne (on ne compte pas de Juif parmi les premiers grands capitaines d'industrie) et même si, comme le suggère au contraire M. Weber, l'on reconnaît que c'est l'éthique protestante, plus particulièrement puritaine, qui a tenu une fonction importante à l'origine du capitalisme, on doit toutefois admettre que les Juifs, dans la construction de l'armature financière de l'économie capitaliste ont joué, comme le dit l'historien J.L. Talmon, « un rôle de pionniers et de catalyseurs par excellence », moyennant les banques, les sociétés d'actionnaires, les agences d'informations télégraphiques, les réseaux de chemins de fer, les chaînes de magasins et de boutiques, les spectacles, l'expérimentation de nouvelles techniques, c'est à dire moyennant la mise en oeuvre de ce que J. Addison a défini la chaîne de montage de l'économie. "
On pourrait objecter que durant les XIXe et XXe siècles les Juifs ont agi sur la scène mondiale en tant qu'hommes contemporains et non comme représentants de la spiritualité juive; mais à part le fait qu'il faudrait voir si cette présence juive sécularise pour ainsi dire la spiritualité juive ou si, comme d'autres le préfèrent, elle reflète le profond accord de l'esprit juif avec la conception contractuelle de la vie qui est propre à la société moderne, il reste encore un problème : quelle est la raison pour laquelle un petit peuple s'est tellement signalé en certaines activités-clefs de la vie moderne? Les antisémites ont manifesté avec bruit leur préoccupation pour ce problème et ils ont fait semblant ensuite de le résoudre en inventant l'épouvantail du « capitalisme juif de Wall Street », ou celui de la puissance internationale de Rothschild." Il suffirait d'un minimum d'analyse, le plus souvent, pour détruire ces misérables inventions.
Cependant avant de chercher une explication à la présence juive dans le monde économicosocial, on doit remarquer que les Juifs se sontfortement distingués aussi en toutes les activités intellectuelles, au point que, tandis qu'au siècle dernier on avait coutume de dire que la profession typique du Juif était le commerce (Abram Léon développe cette idée dans sa théorie marxiste sur la prétendue constante fonction commerciale du peuple juif) aujourd'hui, au contraire, on affirme que c'est la profession intellectuelle qui est typique et l'on prétend voir sur tous les nez juifs une paire de lunettes (avec ce risque que le personnage de Miller, Lawrance Newman de Focus, a bien connu!).
Il est assez facile de trouver le nom de quelque Juif qui ait été, comme le dit Ruppin, « auprès du berceau » des plus importantes inventions modernes, depuis le téléphone jusqu'aux rayons invisibles, de l'avion à la bombe atomique, ainsi Edison, E.R. Hertz, Lilienthal, Oppenheimer. 19 Il est facile, en outre, de voir que les prix Nobel pour les sciences exactes (mathématiques, physique, etc.) ont été attribués à des savants juifs dans un pourcentage de 10% à 15% : rappelons les noms d'Einstein, N. Bohr, J. Franck, O. Wallace, R. Willstatter. On a cherché à expliquer le fait : il est vrai, a-t-on dit, qu'en Europe occidentale les Juifs ne constituaient que le 1% de la population; mais après l'émancipation ils s'intégrèrent presque tous à la bourgeoisie, la classe de laquelle sortirent les savants et dans laquelle les Juifs constituaient une part d'environ 10% à 15%. Dans ce cas, le succès des Juifs dans les sciences exactes ne serait donc pas disproportionné.
On devrait encore parler des sciences dites « de la vie » (la médecine, la pharmacie, etc.) avec les noms illustres de A. Wassermann, P. Ehrlich, K. Landsteiner, O.F. Meyerhof, C. Sabin, et des sciences humaines (la sociologie, la psychologie, l'économie politique, etc.), avec S. Freud, A. Adler, K. Marx, K. Mannheim, dans lesquelles le succès des Juifs serait au contraire explicable par des caractéristiques inhérentes à leur condition historique. Nous avons déjà dit quelque chose sur la médecine. Quant aux « nouvelles » sciences humaines, comme la psychanalyse et la sociologie, les Juifs y auraient été attirés à cause de leur façon d'agir caractéristique des minorités sociales auxquelles sont défendues, ou presque, toutes les carrières officielles dans les sciences socialement reconnues et organisées. Si les Juifs ont excellé dans ces sciences on ne devrait donc pas y voir seulement une tendance à « fonder » une nouvelle profession sociale, mais y reconnaître aussi une disponibilité psychologique à s'engager dans les champs du savoir généralement inconnus ou presque. Freud dit : « Puisque j'étais juif, je me trouvai libre de beaucoup de préjugés qui faisaient obstacle aux autres dans l'utilisation de leur intelligence. En tant que juif, j'étais tout à fait préparé à aller vers l'opposition et à renoncer à être d'accord avec une majorité compacte ». " A tout ceci ajoutons, comme il a été dit, que chez les Juifs se cache une certaine attitude « marrane », c'est à dire l'aptitude de voir les choses de deux façons différentes, du dedans et du dehors, comme il était arrivé justement aux marranes, chrétiens apparemment et juifs secrètement. Cette attitude « marrane » aurait été précieuse pour affronter les problèmes sociologiques et psychanalytiques, particulièrement si elle était accompagnée du sens aigu de la critique, ce qui ne pouvait arriver que fréquemment aux Juifs à cause de leurs expériences historiques. A propos du sens critique des Juifs, André Siegfried, après avoir fait allusion à « une espèce de dissociation intellectuelle, acquise sans aucun doute dans les exils et les différents transferts », parle de quelque chose d'implacable qui ressemble parfois à une autopsie sans pitié, parfois sadique. 21
Toutes ces raisons ne doivent pas faire oublier qu'en dernière analyse le succès des Juifs dans les activités spéculatives peut être rattaché à certaines caractéristiques profondes de tout le Judaïsme. Albert Einstein pensait que les Juifs, de père en fils, se sont transmis quelques éléments traditionnels : « Je suis convaincu, écrivait-il, qu'à l'origine de l'apport donné par les Juifs au progrès du savoir, dans le sens le plus ample du terme, se trouve, justement, leur grand respect pour le travail intellectuel... C'est ma conviction profonde que cela ne dépend pas d'une seule ri-chesse de qualité mais plutôt, du fait que l'estime dans laquelle est tenu le travail intellectuel parmi les Juifs crée une atmosphère particulièrement favorable où toutes les qualités s'affirment. En même temps un vif esprit critique sert à les préserver d'une aveugle soumission à quelque autorité terrestre que ce soit ». 22 Pour faire comptendre cette estime que les Juifs ont toujours eue pour l'intelligence et le savoir, nous aimons rappeler qu'en Pologne, aux XVIIe et XVIIIe siècle, il y avait, à l'occasion des grandes foires, une espèce de marché d'hommes à marier. Les Juifs riches choisissaient des maris pour leurs filles parmi ces jeunes gens pauvres qui, durant un concours, faisaient preuve de bien connaître le Talmud et les Ecritures en général. Pour expliquer le goût des Juifs pour les activités spéculatives, Albert Einstein a écrit aussi que, dans la tradition juive si bien exprimée par les Psaume3, on trouve « une sorte de joyeuse ivresse et de stupeur devant la beauté et l'immensité grandiose de ce monde... un sentiment duquel la vraie recherche scientifique tire sa propre substance intellectuelle ». 23
Dans un cadre plus ample et en développant des thèses et des motivations déjà connues, l'historien Talmon a finement « photographié » dans un discours les conditions du Juif au début de l'âge moderne. Il est bon de le rapporter ici : « Ce peuple, dit-il, longuement rodé par la spéculation intellectuelle, saisissait plus rapidement que d'autres les liens abstraits, les connexions rationnelles qui unissaient les détails concrets et disparates. Le Juif émancipé qui n'avait pas d'adhérences locales, n'était pas engagé dans la routine et n'avait pas d'habitudes conservatrices; de plus ses relations internationales l'aidaient à monter de nouveaux circuits internationaux. Les communautés marginales ont la tendance, particulièrement quand elles vivent dans les grandes agglomérations urbaines, à acquérir l'extrême sensibilité du nerf mis à nu, de sorte qu'elles sont les premières à présentir le cours que sont en train de prendre les événements. Officiellement émancipés, même si, de fait, l'égalité ne leur était pas pleinement reconnue; ardemment désireux d'avoir une place au soleil bien que le prestige de la descendance et de l'ancienneté leur fassent défaut, les Juifs étaient inquiets et insatisfaits comme le sont les personnes qui se trouvent dans une position équivoque. Toute leur énergie retenue se déversa dans les deux débouchés qui leur étaient ouverts : l'activité économique et les travaux intellectuels. La discipline, la prévoyance et la sobriété avec lesquelles ils avaient vécu durant des siècles, empêchèrent que leur ambition ne se disperse d'une façon désordonnée et chaotique. Leur vitalité servit à alimenter un mécanisme strictement rationnel, conçu pour obtenir au plus bas prix le maximum de résultats »."
Récemment Léon Poliakov a avancé l'hypotnèse qu'il y aurait un style juif de pensée, formé avec l'Ancien Testament et le Talmud, style qui se transmettrait en déterminant une espèce de respect secret pour certains principes de la vie. Ces principes seraient contenus dans les Ecritures : les sciences modernes les redécouvriraient moyennant des méthodes rigoureuses et les Juifs seraient favorisés pour cette découverte à cause de la correspondance de leur pensée avec les vérités scientifiques. L'historien juif-français en verrait un exemple dans le refus persistant, du côte juif, des théories pseudo-scientifiques de l'hybridation et de la transmutation des espèces animales qui, pendant longtemps, tout au moins jusqu'au XVIIe siècle, ont été presque unanimement acceptées par les hommes de science. 25
Nous ne savons pas quelle consistance peut avoir l'hypothèse de Poliakov, mais il nous semble que l'éducation de l'âme donnée traditionnellement par le Judaïsme, a prédisposé l'homme à ne pas calmer son angoisse de connaître la vérité face à ce que, à un certain moment historique, les sciences, les chaires des Universités et des églises, les livres, etc., proclament comme intangible et inchangeable. Le Judaïsme a, en effet, toujours éduqué l'homme à ne pas confondre les réalités contingentes, les vérités partielles découvertes par lui à telle ou telle époque, avec la vérité absolue, et il a donc fini, en fait, par développer dans l'histoire une fonction de désacralisation des vérités partielles, de dénonciation despréjugés. A tel propos, les paroles d'Einstein sont significatives : « le Dieu d'Israël n'est que la négation de la superstition, le résultat imaginaire de sa suppression ». 26 La science naît de ce mode de penser.
Que peut-on dire de la contribution juive à l'oeuvre de civilisation de l'humanité qui dériverait de l'effort des Juifs pour créer une communauté basée sur la justice, la dignité de la personne, la liberté? Il y a quelques dizaines d'années on avait l'habitude de souligner, avec une intention de dénigrement, la participation des Juifs aux mouvements révolutionnaires, et, particuliérement, à la révolution soviétique. Il n'y a pas de doute que la situation de minorité opprimée a favorisé la participation des Juifs aux projets de transformation sociale, aux tentatives de réforme et de changement de la société, participation qui, vu le haut niveau culturel moyen des Juifs, ne pouvait pas ne pas les faire émerger parmi les réformateurs et les révolutionnaires. Il n'est pas nécessaire de se référer à la révolution soviétique pour trouver une confirmation de ce fait; il suffit de penser aux mouvements libéraux et philanthropiques anglais (que l'on pense au docteur Barnardo, fondateur d'orphelinats, au général Booth, fondateur de l'Armée du Salut, à Louis Gompertz, fondateur de la Société Royale pour la protection des animaux) aux idéaux internationalistes de certains illuminés juifs (que l'on pense à Zamenhof, inventeur de l'esperanto, à David Lubin, organisateur de l'institut international pour l'agriculture, ou à Bloch, artisan de la Première Conférence internationale de la Haye en 1899), ou à l'intelligentsia révolutionnaire russe de la fin du XIXe siècle (dans les années qui vont de 1873 à 1877, les Juifs constituent les 7% des surveillés spéciaux, les 15% des déportés et les 4% des poursuivis en justice).
Cela toutefois ne suffit pas à fournir une explication au phénomène. La vérité plus profonde est, selon nous, qu'en faisant le projet de transformer la société et le monde entier, le Juif, même si ostensiblement il refuse sa tradition juive, fait revivre toute l'attente messianique, tout le désir anxieux de justice de ses grands prophètes, toute la charge de liberté qui dérive de la soif d'absolu de son peuple. Il s'agit, d'une façon évidente, de la permanence de certaines très grandes valeurs du Judaïsme, même dans la conscience du Juif qui est aux limites des vérités officielles et des conventions sociales et qui arrive, sans s'en rendre compte, à faire du Judaïsme la norme du dépassement des convictions particulières à une certaine époque pour la recherche d'un surplus de justice et de liberté, jusqu'au dépassement du Judaïsme lui-même. Isaac Deutscher s'est reconnu parmi ces « juifs non-juifs » comme Karl Marx, Rosa Luxembourg, Léon Trotski, tous héritiers de l'hérétique du Talmud Elisha ben Abiyuh, appelé Aker, qui, a-t-il dit lui-même, pour être justement aux confins du Judaïsme et dans la tension pour le dépasser, appartiennent à la tradition juive. 27
Il nous reste maintenant à ajouter quelques considérations sur la contribution juive aux manifestations artistiques de notre époque. Dans la république des lettres les noms de H. Heine, F. Werfel, A. Zweig, F. Kafka, U. Saba, I. Svevo, S. Bellow, B. Malamud, J.D. Salinger, P. Roth, S. Agnon, N. Sachs, I. Babel, I. Erenburg, mais aussi de M. Proust et B. Pasternak, exigent que l'on se souvienne de la présence juive. Admettons de suite qu'il est difficile de définir une judaïcité commune à tous les auteurs que nous venons de citer, même si quelques essais brillants ont été tentés pour certains auteurs particuliers, Kafka par exemple. Il nous semble cependant de pouvoir dire avec beaucoup d'approximation que le Judaïsme vit dans la littérature à travers cette angoisse de l'absolu qui ne se calme pas facilement et s'exprime dans l'inquiétude, dans l'insatisfaction et la solitude de certains personnages; à travers le sentiment d'un passé qui ne fait qu'un avec le souvenir de la souffrance; à travers le sens de l'ironie qui naît de la confrontation de l'absolu avec le contingent; à travers la recherche d'une explication logique du mal qui, cependant, une fois trouvée, ne satisfait plus; à travers, enfin, un étrange mélange de pessimisme et d'optimisme, qui naissent l'un du passé et du présent, l'autre du futur.
Un raisonnement en partie semblable devrait être fait pour comprendre la présence juive dans le monde du théatre et du cinéma, mais peut-être, dans ces secteurs culturels particuliers, les choses sont encore plus difficiles à comprendre. Dans l'art du spectacle, en effet, il y a une forte composante sociale et d'importantes composantes :techniques « nouvelles » : il faudrait alors reprendre en partie ce que nous avons dit précédemment pour les « nouvelles sciences » et pour l'attitude des Juifs face au renouveau social. Toutefois, dans l'art du spectacle se distinguent les noms de quelques illustres Juifs, ceux des régistes L. Bakst, M. Reinhardt, S.M. Eisenstein, ceux des acteurs Rachel, Sara Bernhardt et C. Chaplin.
Il est difficile aussi d'expliquer en quoi consiste la judaïcité de certains peintres illustres comme C. Pissarro, A. Modigliani, C. Soutine et M. Chagall. Dans ce secteur culturel aussi des essais intéressants ont été faits, particulièrement pour Chagall, mais, tout compte fait, on ne dépasse pas certaines hypothèses peu élaborées. Jacques Sabile, par exemple, observe qu'il y a un profond accord entre la peinture moderne (une peinture qui, selon l'un de ses plus grands créateurs, Paul Klee, évoque « des forces qui créent les apparences, plutôt que ces apparences elles-mêmes ») et la pensée du Judaïsme qui « semble condamner l'image en tant que fixation arbitraire de l'apparence hors de la durée, en tant qu'atteinte en mode blasphématoire à la majesté du temps ».28
Les tentatives de définir la contribution juive, en tant que juive, à la musique occidentale semblent aussi tout à fait ou presque infructueuses. On peut facilement citer les noms de quelques très grands compositeurs juifs et de quelques célèbres interprètes : parmi les premiers il suffit de parler de Salomon Rossi le Juif (il vécut au temps de la Renaissance italienne), B.F. Mendelssohn, G. Meyerbeer, J. Offenbach, G. Mahler et A. Schoenberg. Pour les seconds les chefs d'orchestre B. Walter et F. Reiner, les pianistes V. Horowitz et A. Rubinstein, les violonistes M. Elman et I. Stern.
Malgré certaines définitions axiomatiques de ton nettement antisémite, qui remontent à R. Wagner — c'est ce compositeur qui a écrit en 1850 Le Judaïsme dans la musique, l'une des premières oeuvres de l'antisémitisme moderne — l'on ne sait encore bien ce qu'est le Judaïsme dans la musique.
Mais même si l'on ne peut définir avec des arguments bien fondés en quoi consiste la contribution juive aux arts de notre civilisation, il nous semble important pour nous de constater au moins que le Judaïsme qui, comme nous l'avons vu, a sûrement participé d'une façon très importante au développement culturel de l'Occident dans les sciences et les activités pratiques, n'a aucunement freiné l'inspiration des lettrés, des écrivains, des peintres, des musiciens et des compositeurs juifs doués de génie; de plus, à travers ses critiques, ses mécènes et ses collectionneurs (penser à la contribution offerte au développement des connaissances artistiques par G. Stein, B. Weil, B. Berenson, Lord Duveen et L. Mond), il a favorisé d'une façon générale le développement de tous les arts.
Israël et la civilisation
Dans cette rapide course que nous avons fait à travers les années les plus heureuses de la rencontre du Judaïsme avec la civilisation occidentale, et plus particulièrement dans l'examen du moment actuel, la contribution du Judaïsme à la culture paraît imposante. Pour chaque époque historique nous avons cherché une explication adéquate dans les replis de l'histoire. C'était ce que nous nous étions proposé de faire au début de notre recherche, mais maintenant, au point où nous sommes arrivés, pouvons-nous ne plus rechercher les raisons générales, les raisons valables et essayer d'expliquer in toto le rapport du Judaïsme avec la culture? Embrassant d'un seul coup d'oeil les diverses époques de l'histoire et y reconnaissant la contribution de l'activité et de la réflexion juives, peut-on parler d'une fonction du Judaïsme dans le processus de civilisation de l'homme?
Pour nous, naturellement, nous ne voulonspas répondre à ces demandes en reprenant les thèmes poussiéreux de « nature » ou de « niveau » de l'intelligence juive. Sur ces pseudoproblèmes tout a été écrit : tandis que Voltaire a affirmé que le peuple juif est « le plus imbécile qui ait jamais existé sur terre, 29 Sartre lui a attribué le « goût de l'intelligence pure »; " tandis que le philosophe musulman Al-Jahiz pensait que les Juifs étaient inaptes à la pensée abstraite à cause de leur longue endogamie, 31 le sociologue américain bien connu Veblen, au contraire, croyait que l'hybridisme du peuple juif dans la diaspora lui avait assuré des dons intellectuels exceptionnels. 32
Selon nous, poser le problème de l'intelligence juive en termes abstraits et généraux, signifie mal poser le problème de la présence juive dans le monde. Ce problème au contraire retrouve un sens exact si nous déterminons les circonstances historiques, culturelles, sociales, géographiques, etc., dans lesquelles l'intelligence des Juifs s'est concrètement manifestée.
Les Juifs, de leur côté, ne peuvent ne pas répondre aux questions posées plus haut : si l'on est attentif, on découvre une interprétation particulière du problème de la contribution juive à la croissance de l'humanité dans la philosophie des plus grands personnages du Judaïsme de notre époque : M. Mendelssohn, H. Bergson, E. Husserl, M. Scheler. L'inspiration religieuse, plus ou moins éclairée, de leur philosophie qui souvent est à cheval entre la théologie, l'histoire et la métaphysique, ne réduit pas Israël exclusivement à la dimension du rapport avec Dieu, mais souligne aussi son rapport avec toute l'humanité. L'universalisme juif fréquemment méconnu par les gentils, acquiert sa vraie signification justement si l'on reconnaît à Israël une fonction pour le monde.
Il serait intéressant de trouver aussi une nouvelle preuve de ce que nous avons dit, dans la philosophie moderne de ces Juifs qui, même en refusant explicitement de se reconnaître comme philosophes juifs (se souvenir de ces penseurs dont le nom est lié à la fameuse Ecole de Francfort : W. Benjamin, E. Fromm, T.W. Adorno, M. Horkheimer, H. Marcuse, mais aussi à A. Skaff et E. Bloch) révèlent des caractéristiques juives comme le messianisme, l'amour pour une certaine critique radicale comme une autopsie, ainsi que le dit Siegfried, l'utilisation des résultats combinés de la psychanalyse et de la dialectique, etc.
Quant à nous, il nous suffit de faire quelques observations qui nous éviterons de glisser sur le plan incliné de la théorie; tout compte fait, celle-ci ne servirait pas à donner une plus grande consistance aux considérations précédentes.
1) Si nous observons les moments historiques où les Juifs ont apporté une contribution particulièrement importante à la culture occidentale, nous nous rendons compte qu'il y a un étroit rapport entre, d'une part l'adhésion des Juifs à leur Judaïsme, adhésion qui s'exprime en conviction, approfondissement et réel don de soi, et d'autre part leur participation active à la vie civile et culturelle de leur temps. En d'autres mots, la contribution juive est d'autant plus importante que le Judaïsme est plus accepté et vécu par les Juifs. L'acceptation du Judaïsme, a dit A. Neher en un bel essai publié dans la Rassegna Mensile di Israel, est pour les Juifs leur façon de répondre aux défis de l'histoire. " En effet les Juifs séfarades de l'âge d'or et les Juifs italiens de la Renaissance se sont extraordinairement distingués par leur contribution à la civilisation et à la culture, et en même temps ils se sont sentis profondément juifs. L'assimilation, de ce point de vue, est une mauvaise affaire pour la civilisation et la culture occidentale, même si chez les premières générations juives assimilées le Judaïsme réussit à donner encore de notables contributions grâce au phénomène vu plus haut de la sécularisation.
2) Si nous considérons les divers secteurs culturels dans lesquels les Juifs se sont signalés par leur contribution à la civilisation, nous apercevons une certaine succession : tout d'abord les Juifs ont brillé par la réflexion philosophique (néoplatonisme et aristotélisme de la symbiose judéo-arabe), puis par les sciences de la vie (médecine du Moyen Age et de la Renaissance), puisencore par les sciences sociales (sociologie, doctrine économico-sociale, etc.), et enfin par les sciences exactes (mathématiques, physique, chimie, etc.). L'ordre de succession indiqué marque seulement une tendance, car l'on sait qu'un philosophe comme Maïmonide était aussi médecin et qu'un physicien comme Einstein, était aussi un philosophe à sa manière. Malgré cela, la succession est réelle et dénote une forme de sécularisation de la spéculation juive qui débute sur le plan religieux et se déplace sur le plan de la réalité de l'homme pour finir sur celui de la réalité des choses. Il s'agit cependant, comme le suggère Poliakov, non seulement d'un processus d'éloignement de la racine originelle, mais d'une redécouverte à intervalles toujours plus grands; " il s'agit d'une certaine façon, d'un effort juif d'unification et de réconcialiation de l'humanité avec Dieu à travers les hommes et les choses elles-mêmes, ce qui, selon nous, révèle la nature ultime de la fonction d'Israël dans le monde et pour le monde. En effet, l'unification dont nous parlons se produit aussi moyennant la sécularisation du Judaïsme : que l'on tienne présent à l'esprit ce qu'un théologien, Sartori, a dit récemment: « la sécularisation est un phénomène de recherche d'un principe d'unité radicale à l'intérieur de l'humanité ». "
3) Si nous considérons le mode constant de l'oeuvre du Judaïsme dans l'histoire, nous ne pouvons pas ne pas nous rapporter à Maritain qui parlait d'une action de promotion éthique de l'humanité : « Israël, dans l'ordre de l'histoire temporelle et de ses propres finalités, est préposé à une oeuvre d'activation terrestre de la masse du peuple. Ainsi, lui qui n'est pas du monde, il se trouve dans le plus profond de la trame du monde, pour l'irriter, l'exaspérer et le remuer », en lui enseignant à ne pas être content jusqu'au moment où il aura Dieu. 36
Dans l'exercice de ce devoir, Israël manifeste toute sa passion pour l'absolu et stimulé par cette passion, il exprime toute son espérance d'une plénitude et d'un accomplissement absolu et universel. Oeuvrant dans ce sens, Israël s'agite et agite les autres peuples, va de par le monde pour susciter des espérances, allumer des intérêts, découvrir de vieux souvenirs, paraissant souvent être comme un intermédiaire entre des mondes et des âges divers. Lehrmann dit que le Juif Errant « à travers le temps et l'espace [sert] de trait d'union entre les peuples, à tel point que son histoire est devenue elle-même une histoire universelle »; les commentateurs politiques disent souvent que l'Etat d'Israël doit être un trait d'union entre l'Occident et l'Orient grâce à sa position géographique et à sa culture : l'un d'eux dit avec fantaisie qu'Israël est situé presque symboliquement au carrefour du parallèle de Los Angeles et du méridien de Léningrad. " Mais effectivement il sert toujours de médiateur pour certaines dernières réalités absolues auxquelles il est intimement voué.
4) A notre époque le Judaïsme, comme il est arrivé bien d'autres fois dans son histoire pluriséculaire, vit dans la Diaspora et en Eretz-Israel, la Terre d'Israël. Malgré l'existence de leur état, les Juifs sont et probablement resteront pour longtemps encore, dispersés dans le monde. La communauté établie entre tous les Juifs du monde ayant conscience d'être tels, est une communauté particulière de culture et de religion qui vit entre et avec les autres communautés des hommes.
Maintenant, nous vivons en une époque où nous nous acheminons vers l'unification sociale de la terre, vers un régime d'intégration de toute l'humanité; mais, parfois, pour faire vivre ensemble diverses cultures, pour ne pas laisser les énergies locales se raidir dans le monolithisme social, les difficultés semblent augmenter au lieu de diminuer. Pour ceux qui se proposent comme idéal une unification sociale de la terre qui n'éteigne pas aussi les forces particulières en ce qu'elles ont de vivant, en ce qu'elles peuvent servir de levain dans la pâte de la civilisation, mais qui soit aussi pluralisme et interaction entre cultures diverses, le Judaïsme offre un exemple de la façon dont deux cultures, celle des Juifs et celle occidentale, en certains moments historiques, peuvent vivre ensemble en s'intégrant réciproquement sans que l'une violente ou assimile l'autre. Au fond, comme l'a dit à Paris, le 28 mars dernier, le fameux anthropologue Claude Levi-Strauss, la discrimination contre une culture considérée comme inférieure (le racisme prêche cette philosophie) est le signe de l'insuffisance culturelle d'une communauté, tandis que l'intégration qui sauve les autonomies est au contraire un signe de maturité et de vitalité."
1 SOLOVIEV V.S., L'ebraismo e il problema cristiano. Guanda Ed., 1944, p. 52.
2 Ibid., p. 53.
3 BLOKOR G., « Joseph ou l'anti-ghetto ». Les Nouveaux Cahiers, No. 8, p. 18.
4 MARX K., « Sulla questione ebraica, II » en Opere Scelte di Karl Marx e Friedrich Engels. Ed. Riunite, Roma, 1966, p. 106.
5 ISAAC J., Genèse de l'antisémitisme: Essai historique. Calmann-Lévy, Paris, 1960, pp. 74 et 93.
6 RICCIOTTI G., Storia d'Israele. Vol. II, pp. 238-240.
7 CHOURAQU1 A., La pensée juive. P.U.F., Paris, 1965, p. 59.
8 LEHRMANN CH., L'élément juif dans la pensée européenne. Ed. du Chant Nouveau, Paris et Ed. Migdal, Genève, p. 45.
9 Roui C., Storia del popolo ebraico. Silva, Milano. 1962, p. 143.
10 CHOURAQUI A., op. cit., p. 64.
11 LEHRMANN CH., op. cit., p. 37.
21 Roui C., The Jews in the Renaissance. Harper and Row, New York, 1965, p. XI-XII.
13 MILANO A., Storia degli ebrei d'Italia. Einaudi, Torino, 1963, pp. 626-627.
14 Ibid., p. 636.
15 BAUDY N., « L'almanach Peyrefitte ». Les Nouveaux Cahiers, No. 3, pp. 44-47.
16 MAULNIER T. et PROUTEAU G., L'honneur d'être Juif. Ed. R. Laffont, Paris, 1971, p. 18.
17 TALMON J. -L., Destin d'Israël, l'unique et l'universel. Calmann-Lévy, Paris, 1967, pp. 31-32.
18 FORD H., El judio internacional. Ed. Orbis, Barcelona, 1944, pp. 232f.
PREZIOSI G., Giudaismo-Bolscevismo, Plutocrazia Massoneria. Mondadori, 1944, pp. 119f.
19 RUPPIN A., Gli ebrei d'oggi. Bocca, Torino, 1922, p. 288.
20 POLIAKOV L., « Requiem pour une civilisation ». L'Arche, novembre, 1962, p. 35.
21 SIEGFRIED A., « L'Occident et Israël ». L'Arche, novembre, 1957, p. 24.
22 EINSTEIN A., Idee e opinioni. Schwarz, Milano, 1957, pp. 183-184.
23 Ibid., p. 176.
24 TALMON J. -L., op. cit., p. 30.
25 POLIAKOV L., « Le Judaïsme est-il une profession libérale? ». L'Arche, juillet-septembre, 1970, p. 30.
26 EINSTEIN A., op. cit., p. 175.
27 DEUTSCHER I., L'ebreo non ebreo. Mondadori, 1969, pp. 38-39.
23 SABILE « Les Juifs dans la peinture française moderne ». Aspects du Génie d'Israël, pp. 284-285.
29 VOLTAIRE, La Bible enfin expliquée, Rois IV. Cité en F. Lovsky, Antisémitisme et mystère d'Israël. A. Michel, Paris, 1955, p. 266.
3° SARTRE J.P., op. cit., p. 112.
31 GOETEIN S.D., Juifs et Arabes. Ed. de Minuit, Paris, 1957, p. 135.
32 VEBLEN T., « The Intellectual Pre-eminence of Jews in Modem Europe » en The Portable Veblen. The Viking Press, New York, 1948, pp. 467f.
33 NEHER A., « Entro quali limiti possa esserci una storia ebraica non teologica ». La Rassegna Mensile di Israel, mai, 1966, p. 190.
34 POLIAKOV L., op. cit., p. 57.
35 SARTORI L., Humanitas, janvier-février, 1971, p. 204.
36 MARITAIN J., Il mistero d'Israele e altri saggi.
Morcelliana, Brescia, 1964, pp. 30, 61, et 119.
37 LEHRMANN C., op. cit., p. 23.
38 SANSA G., Conférence donnée à l'UNESCO, 28 mars 1971, à Paris, publiée en Corriere della Sera, 19 mars 1971, p. 17.