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L'homme et la création selon la tradition religieuse du judaïsme
Manfred Vogel
Dans leurs discours sur la création, les croyances religieuses assimilent généralement celle-ci au monde ou, plus explicitement, à la nature: la création, c'est la nature. Cela est certainement vrai en ce qui concerne les traditions religieuses issues de la Bible. Ceci posé, notre exposé traitera donc, comme le titre le suggère, de l'homme et de la nature; plus précisément, il se propose d'examiner la relation qui existe entre l'homme et la nature dans le contexte de la tradition religieuse du judaïsme. Autrement dit, le problème qui se présente à nous est d'établir quel genre de relations peut se réaliser entre l'homme et la nature dans la structure de foi du judaïsme.1
Avant d'entrer toutefois dans la discussion de ce problème, il peut être utile de remarquer que la relation de l'homme à la nature ne se situe pas au coeur même de la structure religieuse juive. Et cela parce que la nature n'occupe pas une place centrale dans le drame religieux du judaïsme. Le drame religieux du judaïsme ne se déroule pas entre l'homme et la nature, mais bien entre l'homme et son semblable. En d'autres termes, le drame de l'homme et, corrélativement, de son salut, sont enracinés dans la dimension sociale et non dans la nature. En conséquence, Dieu se rencontre principalement non dans la nature mais dans l'histoire, attendu que c'est l'histoire qui est constituée par les relations sociales, politiques et économiques entre l'homme et son semblable, l'histoire et non la nature. Ainsi donc c'est l'histoire et non la nature qui constitue le cadre à l'intérieur duquel se déroule le drame religieux. En un mot le judaïsme n'est pas une « religion de la nature ». Et pourtant, dans la mesure où le drame religieux du judaïsme est, de par son essence même, un drame immergé en ce monde, la nature apparaît nécessairement en jeu. Elle est en fait inéluctablement le théâtre même (mais non le cadre immédiat) du drame religieux qui se joue au sein de l'histoire entre l'homme et son semblable, entre l'homme et Dieu. Ce drame a lieu en ce monde; et cet aspect du judaïsme requiert la présence de la nature. Mais — et le fait que le drame ait lieu en ce monde n'exige absolument rien d'autre — la nature n'est présente qu'à titre de scène, de décor; elle ne fait que supporter et souffrir passivement l'action de l'homme et celle de Dieu.2 Cependant, dans la mesure où elle est présente, et même si elle n'a qu'un rôle passif entièrement dépendant de l'action de l'homme, la nature et l'homme sont en relation l'une avec l'autre; le problème surgit donc des rapports entre l'homme et la nature; et ce problème exige une réponse de la part de la tradition religieuse du judaïsme.
DUALITÉ ONTOLOGIQUE DES ÊTRES
Lorsqu'on cherche à déterminer et à expliquer la position prise par le judaïsme face à ce problème de la relation entre l'homme et la nature, la première et très importante question qui se pose est celle-ci: Quelle sorte d'existence est attribuée à la nature? Cette question est d'une extrême gravité pour le problème en cause, en ce sens que la réponse qui lui sera donnée décidera de façon fondamentale du type de rapports qu'il est possible d'établir avec la nature; en fait, cette réponse nous fournira la clé de la logique interne qui engendre et détermine la position adoptée par le judaïsme en ce qui regarde la relation de l'homme avec la nature. Nous dirions volontiers qu'en cherchant la réponse à cette question, nous nous trouvons essentiellement confrontés à une unique alternative de deux types d'être (deux seulement) qualitativement différents. Il s'agit de choisir entre un être personnel, conscient, - un être qui est l'expression d'une Conscience, disons un être-de-Conscience d'un côté, et de l'autre un être impersonnel, dépourvu de conscience, un être qui est l'expression d'une Puissance aveugle, disons un être-dePuissance. Si nous voulons utiliser la terminologie de Buber pour faire plus court, nous dirons que nous sommes confrontés au choix unique entre un « être-Cela » (quelque chose) et un « être-Tu » (quelqu'un).
Or une telle dualité ontologique implique clairement, à son tour, une double possibilité de relations et de comportement que Buber décrit en termes d'une relation « Je-Cela » et d'une relation « Je-Tu ». Il est bien évident, en effet, que face à un être-de-Puissance impersonnel, la seule relation possible est celle qui consiste à utiliser et manipuler; on ne peut considérer un êtrede-Puissance que comme un objet (objet au sens ontologique et non au sens grammatical), comme un moyen en vue d'une fin ultérieure. Bref, la seule relation possible en ce cas est la relation « Je-Cela ». Il en est ainsi parce que la relation en cause va nécessairement de l'homme à une puissance aveugle, ce qui implique inévitablement utilisation et manipulation; une telle relation se trouve inéluctablement prise dans un réseau indéfini de causalité. En revanche, face à un être-deConscience personnel, la seule relation possible est celle qui consiste à communiquer et à s'affirmer; on ne peut considérer un être-de-Conscience que comme un sujet (ici encore sujet au sens ontologique et non au sens grammatical), comme une fin en soi. La seule relation possible ici est la relation « Je-Tu ». Il en est ainsi parce que la relation en cause est une action réciproque consciente, un acte de confirmation de l'être, un acte qui octroie un sens; une telle relation implique simplement et exclusivement la présence de la conscience, d'une conscience qui s'adresse aux autres consciences comme à des fins en soi. Ainsi donc, un être constitué comme un « être-Cela » appelle nécessairement une relation à lui-même qui est qualitativement et radicalement différente de celle qu'appelle un être constitué comme un « être-Tu ». Un être-Tu implique nécessairement vis-à-vis de lui-même une relation Je-Tu; parallèlement un être-Cela implique nécessairement vis-à-vis de lui-même une relation Je-Cela. Il serait tout simplement insensé, en effet, d'entrer en rapport avec un être-de-Puissance selon une relation Je-Tu. (Quel sens cela aurait-il de s'adresser à un être dénué de conscience?). Il serait tout autant impossible d'entrer en rapport avec un être-de-Conscience selon une relation Je-Cela sans réduire par là-même l'être-de-Conscience à un être-Cela. On comprend pourquoi le type d'être attribué à la nature déterminera la genre de relation qu'il est possible d'établir avec elle.3
Cette dualité ontologique de l'être-Cela et de l'être-Tu nous oblige inévitablement à une autre remarque à laquelle nous devons prêter quelque attention en raison de son importance spéciale pour le sujet qui nous occupe: la bifurcation ontologique entre un être-Cela et un être-Tu ne fait pas que déterminer le genre de relation qu'il est possible d'avoir avec ces êtres; elle précise également si l'on peut exiger ou non qu'ils soient tenus pour comptables et responsables. Nous estimons qu'un être-Cela ne peut exiger qu'on soit comptable et responsable envers lui de ce qu'on peut lui faire, pas plus qu'il ne peut être tenu pour comptable et responsable de ce qu'il peut faire, lui, à d'autres êtres. Rendre compte et exercer sa responsabilité n'ont de sens et ne peuvent se réaliser que dans un contexte relationnel d'actions réciproques entre des êtres-Tu. Cela n'a pas de sens et n'est pas réalisable dans le contexte des relations et des actions qui peuvent avoir lieu entre des êtres-Cela. Car un être ne peut rendre un autre être responsable de ce que celui-ci lui fait — il ne peut lui en demander raison — que s'il est lui-même un être doué de conscience, c'est-à-dire un être-Tu. Un être dépourvu de conscience, autrement dit un être-Cela, ne peut en questionner un autre, encore moins en exiger des comptes. Ainsi par exemple, cela n'aurait pas de sens — en fait ce ne serait absolument pas faisable — de supposer qu'un bloc de pierre puisse me reprocher de l'avoir frappé en disant: « Pourquoi m'as-tu fait cela? Tu n'aurais pas dû le faire! » Et un être ne peut se voir tenu pour responsable de ce qu'il fait — il ne peut répondre de ses actions — que s'il est un être libre, capable d'agir autrement qu'il ne l'a fait. Mais une telle capacité d'agir librement dans un sens ou dans un autre n'existe que chez un être doué de conscience, un être-Tu. Car c'est seulement dans un contexte de Conscience qu'il y a choix et responsabilité; dans un contexte de Puissance il n'y a que causalité et déterminisme. Un être dépourvu de conscience, un être-Cela, se trouve pris, par conséquent, dans un réseau inextricable de causalité et de déterminisme; il ne peut donc être rendu responsable de ses actes. Reprenons l'exemple du bloc de pierre: il serait absurde de le rendre responsable de la mort d'un enfant innocent qu'il aurait écrasé. Il serait absurde de dire à ce bloc de pierre: « Ce que tu as fait est odieux; tu n'aurais pas dû agir ainsi ». Seul un être doué de conscience, c'est-à-dire un être-Tu, peut demander raison de ce qui lui est fait et exiger des comptes de l'auteur de l'action en cause; et, de même, seul un être doué de conscience, un être-Tu, est un agent libre (libre en ce sens qu'il est capable d'agir autrement); seul un tel être, par conséquent, est responsable de ses actions vis-à-vis d'autrui. Rendre compte et être responsable sont tout simplement des notions vides de sens au regard d'un être dénué de conscience, d'un être-Cela.
Tenant compte à présent de cette dualité ontologique de l'être-Cela et l'être-Tu, tenant compte aussi du genre de relations vis-à-vis d'eux-mêmes qu'implique leur nature ontologique respective, nous pouvons passer plus avant dans notre recherche de la réponse à donner aux deux questions fondamentales déjà posées: Quel est le genre d'être que le judaïsme attribue à la nature? Et, corrélativement: Quel est le genre de relation à la nature que ce type d'être implique?
QUALITÉ EXISTENTIELLE DE L'ÊTRE
La réponse à la première question est, selon nous, très claire et sans aucune ambiguïté: le judaïsme juge la nature comme étant un être-Cela (étant bien entendu qu'il n'utilise pas cette terminologie pour le dire). Il est clair, en effet, que la nature n'y apparaît pas comme un être doué de conscience; elle n'est pas considérée comme un être personnel? Elle se distingue de l'homme, radicalement et de façon aigus, en ce sens qu'elle ne porte pas le sceau de l'image divine. Plus encore, non seulement elle est dépourvue du sceau de la ressemblance à Dieu — elle n'est pas constituée comme un être-Tu — mais elle n'est même pas jugée apte à servir de demeure à la divinité, à Mue-Tu. Dieu n'habite pas la nature. Il peut çà et là se servir de la nature comme d'un intermédiaire pour rencontrer l'homme, dans le buisson ardent, par exemple, mais il ne réside en aucun endroit de façon permanente. On aperçoit ici la raison profonde pour laquelle nous avons dit plus haut que le judaïsme n'est pas « une religion de la nature ». Car l'essence même d'une telle religion consiste en ceci que la divinité réside de fait dans la nature de façon permanente, soit à un endroit, soit à un autre. Attendu que c'est cela justement qui se trouve exclu de la structure de foi du judaïsme, celui-ci n'est pas une « religion de la nature ». Et ainsi la nature, dans le judaïsme, est désacralisée dès le point de départ, étant donné qu'elle n'a jamais été sacralisée (ce que nous entendons, cela va de soi, au sens de constituée comme un être divin ou comme demeure permanente de la divinité). Or l'être divin dont il s'agit dans la discussion qui nous occupe est clairement caractérisé comme un être-Tu; ce qui signifie que la nature, dans le judaïsme, n'est jamais, elle, constituée comme un être-Tu. Pour le dire de façon positive, la nature dans le judaïsme est constituée, d'entrée de jeu, de par son essence même, comme un être-Cela.5 Reportons-nous à la description faite ci-dessus du rôle assigné à la nature dans la structure de foi du judaïsme, rôle essentiellement passif qui consiste à servir de scène, de décor au drame religieux qui se déroule en termes de rencontre entre l'homme et Dieu. Il est certain que cette description est l'écho et le reflet de notre affirmation: le judaïsme considère l'être de la nature comme un être-Cela.
RELATION HOMME – NATURE
Et ceci, à son tour, signifie que la relation de l'homme à la nature dans ce contexte ne peut être qu'une relation Je-Cela. Car la constitution de la nature en un être-Cela implique nécessairement une relation à elle qui est du type Je-Cela; une relation, autrement dit, d'utilisation et de manipulation; une relation dans laquelle la nature ne peut exiger qu'on soit comptable et responsable envers elle de ce qu'on peut lui faire. C'est exactement, à notre avis, la position du judaïsme. La relation de l'homme à la nature y est vue essentiellement et foncièrement comme étant une relation Je-Cela qui permet à l'homme, par là-même, d'utiliser et de manipuler la nature. De fait, cela est clairement et explicitement exprimé dans le livre de la Genèse en Gn. 1, 28-30 et Gn. 9, 2-3: l'homme reçoit le pouvoir de dominer et de soumettre la nature, de l'utiliser et de la manipuler pour ses besoins. Bien sûr, il ne serait pas légitime de résoudre notre problème sur la base d'une ou de deux références. Et dans une tradition aussi riche, aussi ancienne que celle du judaïsme, on pourrait trouver des références susceptibles de confirmer pratiquement toute espèce d'opinions. Mais nous avons en Gn. 1, 28-30 et Gn. 9, 2-3 des références d'un type particulier: Ce sont les seules où c'est la nature en sa totalité — et non quelque espèce ou classe d'êtres appartenant à la nature — qui fait l'objet de la relation envisagée. De plus, ces références sont inscrites dans le cadre d'une alliance, ce qui montre clairement qu'elles sont à prendre comme les normes descriptives fondamentales de la relation de l'homme à la nature; et de fait, la tradition rabbinique halakhique les considérait comme la source normative qui fournissait les orientations de base pour la t les êtres-Tu, l'exclusion de l'être-Tu implique nécessairement la présence de l'être-Cela.formulation plus détaillée qu'elle donnait de la relation homme-nature. De sorte que ces deux passages de la Genèse peuvent être pris comme le locus classicus où se trouve décrite la relation de l'homme vis-à-vis de la nature; et la description est très évidemment celle d'une relation Je-Cela. 6
Mais ce n'est pas tout. Il ne suffit pas d'affirmer que la nature est effectivement constituée comme un être-Cela, et donc que la relation à la nature ne peut être qu'une relation Je-Cela (la possibilité d'une relation Je-Tu étant définitivement exclue); il faut ajouter que, dans le judaïsme, cette relation Je-Cela se trouve restreinte de façon très significative. La restriction apparaît du fait de la doctrine de la Création, c'est-à-dire du fait que la nature est vue comme un être créé. Plus précisément, la restriction ne porte pas sur la constitution ontologique de la nature, mais sur son statut. La nature reste constituée comme un être-Cela, mais son statut est celui d'un être créé. C'est ici, en dernière analyse, que réside pour le judaïsme la signification réelle de la doctrine de la Création. On le voit effectivement de façon très claire dans le fait que le judaïsme exprime sa doctrine de la création comme une creatio ex nihilo; et c'est spécifiquement comme telle qu'elle prend toute sa place, une place importante et centrale dans la structure de foi du judaïsme. Pour le judaïsme, Création veut dire creatio ex nihilo, et le sens de ces mots pèse fortement, c'est clair, sur la question du statut de la nature (ces mots signifient en effet que l'être de la nature n'est pas éternel, et donc pas co-existant avec la divinité; ou, disons-le de façon positive, que l'être de la nature est contingent et dépendant).
LA CREATIO EX NIHILO
Admettons-le toutefois, il n'apparaît pas très clairement que la doctrine de la création en tant que creatio ex nihilo ait trouvé une formulation explicite avant le Moyen-Age. On peut se demander, par exemple, si la Bible exprime effectivement une telle doctrine. Les passages qui décrivent la lutte de Dieu contre les Tannin des origines ou autres bêtes du même genre7 ne viennent certainement pas à l'appui d'une vue de la création comme étant une creatio ex nihilo. Ces passages sont évidemment des restes des épopées que l'ancien Sumer, Babylone, l'Assyrie et Ugarit ont consacrées à la création. Mais ces importants récits mythiques de la création, ont été considérablement amputés et appauvris sous l'effet de la foi monothéiste. Il n'en reste pas moins que, par leur essence même, ils excluent la creatio ex nihilo; et les passages bibliques mentionnés, loin de supposer la creatio ex nihilo, l'excluent aussi clairement. Ils suggèrent nettement la présence à côté de Dieu d'autres êtres — les Tannin — qui possèdent un corps à partir duquel est créé le monde, c'est-à-dire la nature. Ce qui est tout simplement incompatible avec une creatio ex nihilo. Il est évident que de tels passages ne peuvent être invoqués en faveur d'une creatio ex nihilo.
D'autres passages où la réfraction en milieu monothéiste est plus marquée n'apportent pas non plus, en fin de compte, un appui plus sérieux à la doctrine de la creatio ex nihilo. On pense, par exemple, à Dieu posant les fondements de la terre tandis que les anges chantent, à Dieu mesurant l'eau de la mer, pesant les montagnes ou tendant les cieux comme un voile.8 On voit clairement ici la réfraction monothéiste, en ce sens que Dieu agit seul dans l'acte de la création, sans que la présence d'aucun autre être primordial et coéternel soit mentionnée. Ces passages s'accordent évidemment davantage avec le point de vue monothéiste puisqu'ils éliminent tout rival divin de Dieu. Mais qu'en est-il du point de vue de la creatio ex nihilo? Il n'est pas clair du tout que ces passages impliquent une telle création. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'ils semblent supposer la pré-existence de l'eau, des montagnes et des cieux avant les actes créateurs de Dieu, ceux qui consistent à mesurer, peser et tendre. Il semblerait vraiment que la création, telle qu'elle émerge de ces passages, soit conçue comme étant analogue à l'oeuvre d'un artisan qui crée un objet en le façonnant; et cette vue exclut très certainement une creatio ex nihilo. En tout état de cause, ces passages ne sont en réalité que des mentions fugitives de la création, mentions qui n'apportent que peu de substance à notre étude présente sur le statut de la nature.
a. Dans la Bible
La source principale de ce que la Bible connaît de la création est constituée évidemment par les premières pages de la Genèse (Gn. 1-2, 7).9 C'est à ce récit qu'il faut se rapporter si l'on veut déterminer d'une façon quelconque si, oui ou non, le point de vue d'une creatio ex nihilo est reflété dans la Bible. Or ce récit est, lui aussi, un souvenir tronqué de ce que le Moyen-Orient Antique possédait en fait d'épopées sur la création. Mais, contrairement aux références pré-citées concernant la lutte de Dieu avec la bête primordiale, la narration de la Genèse est réfractée de façon bien plus exacte par le point de vue monothéiste. Le sceau monothéiste de ce récit s'exprime dans le fait que la seule parole de Dieu pose la création dans l'être, Et ainsi, l'histoire de la création dans le premier chapitre de la Genèse est, de toute la littérature biblique, la page qui traite notre sujet non seulement de la façon la plus substantielle, mais aussi de la manière qui est réfractée le plus exactement possible par le point de vue monothéiste.10
Mais, remarquons-le, l'aspect essentiel de cette histoire regarde le « Comment » de la création: comment le monde, c'est-à-dire la nature, est constitué en ses diverses parties; et c'est là un aspect qui n'interfère évidemment pas avec le problème qui nous concerne." Ce qui nous intéresse c'est le « Quoi » de la nature: quelle sorte d'être elle est, quel statut est le sien dans l'ordre des choses. Dans son cadre originel, autrement dit dans son statut de mythe pleinement élaboré dans le contexte du paganisme, le « Comment » a pu être, de fait, l'intention première du mythe de la création et la source de son dynamisme. Dans un contexte païen, en effet, le mythe peut être utilisé comme une pseudo-science; on peut donc s'attendre à ce que le mythe de la création cherche à expliquer comment le monde, c'est-à-dire la nature, se trouve constitué en ses diverses parties. Mais dans le contexte d'une foi qui se distingue par le monothéisme, le souci scientifique, le souci du « Comment », n'est pas le souci réel; c'est à peine s'il s'agit d'un souci légitime. C'est le souci religieux qui compte, souci qui ne peut être identifié avec un souci scientifique car il porte principalement (on est tenté de dire exclusivement) sur la question du « Quoi » possédé par la nature: quoi en fait de type d'être, quoi en fait de statut.
Dans la mesure pourtant où le récit de la Genèse continue, malgré la réfraction monothéiste, de s'attarder sur le « Comment », sans s'attaquer explicitement à la question du « Quoi », ce n'est que par déduction qu'il est possible de trouver la réponse à la question: « Quoi? » Il est intéressant de noter que la déclaration qui suggère d'elle-même une telle déduction est précisément celle qui affecte la réfraction monothéiste, à savoir la formule monotone et plusieurs fois répétée: « Et Dieu dit: qu'il y ait ... et il en fut ainsi ». Selon cette formule, la nature est appelée à l'existence par l'opération de la seule parole de Dieu. De fait, la tradition ultérieure pencha vers cette interprétation de la formule. Mais le récit de la Genèse, pris à la lette, ne dit pas exactement cela. Une lecture attentive montre que ce qui est appelé à l'être par la simple parole de Dieu ce sont les entités particulières de la nature, mais pas la nature elle-même, c'est-à-dire pas la matière constitutive de ces entités particulières. La formule n'exclut pas la pré-existence de quelque matière primordiale à partir de laquelle Dieu, par sa parole, aurait appelé à l'existence et façonné les entités spécifiques. En vérité, les versets de la Genèse 1, 2, pris à la lettre, semblerait bien suggérer l'existence, avant l'acte de création, d'une masse d'eau primordiale, des ténèbres (qui, disons-le en passant, ne sont plus mentionnées ensuite comme étant créées), du Tohu et du Bohu. Il y a plus. Considérons les mots du premier verset: « Au commencement Dieu créa ... »; ils suggèrent le point de vue d'une creatio ex nihilo, et la tradition ultérieure en fit un large usage pour justifier son affirmation que le point de vue de la creatio ex nihilo est déjà exprimé dans la Bible. Or, il suffit d'un simple changement de vocalisation pour que ces mots deviennent « Lorsque Dieu commença la création ... », et c'est apparemment cette seconde lecture qui est la bonne. Nous nous trouvons alors devant une expression adverbiale qui suggère clairement une création dans le temps, ce qui, à son tour, implique l'existence d'une matière primordiale co-éternelle avec Dieu, c'est-à-dire l'existence d'une matière antérieure à l'acte de création, et donc l'absence d'une creatio ex nihilo.12 Ainsi donc, une lecture critique du récit de la Genèse tel qu'il est écrit ne semble pas devoir confirmer l'assertion selon laquelle il reflète une vue de la creatio ex nihilo. Si le texte suggère en vérité quelque chose, c'est, redisons-le, que la création est modelée à la façon dont un artisan modèle son oeuvre (ce qui exclut clairement une creatio ex nihilo). La seule différence dans la narration biblique est le fait que l'acte de création est en un sens « spiritualisé », attendu que la création, c'est-à-dire la fabrication de l'objet, ne s'effectue pas par une action concrète et manuelle, mais qu'elle s'opère au seul moyen de la parole 13 Mais cette « spiritualisation », telle que l'implique une notion de création par la parole seule, porte foncièrement sur l'aspect de la création qui touche au créateur, c'est-à-dire sur le genre de Dieu qui se trouve concerné, et non sur l'aspect qui touche au créé, c'est-à-dire sur notre question de la creatio ex nihilo. Autrement dit, la notion de création opérée au moyen de la parole seule renforce la réfraction monothéiste déjà évidente qui caractérise le récit de la Genèse. Elle n'implique pas, par contre, qu'il s'agisse d'une creatio ex nihilo.
La Bible reprend ce thème de la création dans la théologie de la Royauté davidique, dans la littérature sapientiale et dans la littérature prophétique plus tardive. La façon dont elle le traite alors ne change pas beaucoup la perspective en ce qui regarde notre problème. Les différentes expressions du motif de la création dans les sources susdites ne supposent pas la creatio ex nihilo; encore moins l'affirment-elles explicitement. En réalité, la notion de création prend ici un sens que l'on rencontre fréquemment dans les mythes païens. Créer consiste à introduire l'ordre dans le chaos,. à établir l'ordre là où il n'y avait auparavant que confusion, à modeler le chaos en cosmos. Une telle conception exclut évidemment le principe d'une creatio ex nihilo. Car elle suggère en effet une création effectuée à la manière dont l'artisan façonne son ouvrage; et elle suggère corrélativement la pré-existence d'une matière par rapport à l'acte de création.14
Ce qu'il y a de significatif dans les textes dont nous parlons actuellement, c'est que la création, comprise comme elle l'est en termes de transformation en ordre du chaos, est envisagée non sous l'angle métaphysique, mais sous les angles historique et éthique (elle s'applique au domaine historique pour ce qui regarde la théologie de la Royauté davidique et les Prophéties, au domaine éthique pour ce qui regarde la littérature sapientiale). Autrement dit, le thème de la création s'articule ici par rapport à ses implications non point métaphysiques; mais bien plutôt historiques et éthiques; il est constitué de façon à ce que l'impact porte sur la dimension historique et éthique plus que sur la dimension métaphysique. C'est ainsi que la théologie de la Royauté davidique, pour établir la solidité et l'éternité de l'alliance de Dieu avec la Maison de David, relie cette alliance à celle qui eut lieu à l'origine, l'alliance de la création par laquelle un monde en ordre naquit du chaos. « Les théologiens royaux de Jérusalem posèrent les fondations de la dynastie davidique dans un terrain plus ferme que ne l'était le sol problématique et mouvant de l'Alliance mosaïque ... Ils firent appel à l'engagement éternel de Dieu envers la dynastie de David, engagement aussi solidement établi que peut l'être la création par Dieu d'un monde bien ordonné.14 Et de même les prophètes (spécialement le DeutéroIsaie) relient la création, toujours vue comme signifiant que l'ordre est enfin établi — c'est-à-dire que Rahab, le chaos, est vaincu, détruit — avec les merveilles opérées ensuite par Dieu, les eaux qui se séparent dans la Mer des Roseaux, la conquête de Canaan, et le nouvel Exode qui se prépare, le retour de la captivité de Babylone» La création n'est pas autre chose que le premier des actes rédempteurs de Dieu, le premier événement dans la succession des faits qui se rapportent au salut et qui constituent la Heilsgeschichte.17 Création et salut sont liés: « Le Créateur et le Sauveur ou Rédempteur sont un seul et même Dieu ».18 Dans la littérature sapientiale, enfin, dont l'intérêt va « à la connaissance pratique, morale, réfléchie, de ce qui est le meilleur pour la vie quotidienne », la création est encore envisagée sous l'angle d'un ordre établi et, comme telle, elle garantit la possibilité d'une vie morale: « Ce monde est créé d'une façon telle que l'homme peut être sûr que la vie morale est enracinée dans la création elle-même ».19
La création passe ici, on le voit, d'une catégorie métaphysique à une catégorie éthique ou historique. Et cela reflète en vérité l'attitude fondamentale de la pensée biblique: profond engagement dans les domaines historique et éthique, et manque d'intérêt presque total pour le domaine métaphysique. Cette indifférence à la métaphysique caractérise la pensée biblique et se révèle d'une grande importance pour notre recherche; elle détermine, en effet, et largement, la manière dont la Bible traite du thème de la création. Elle peut suffire à expliquer pourquoi la pensée biblique ne s'intéresse pas explicitement à la creatio ex nihilo. Le problème en cause, en effet, — creatio ex nihilo ou existence d'une matière co-éternelle à Dieu? — est d'un type totalement métaphysique et, comme tel, il ne peut surgir que dans un contexte d'intérêt métaphysique. On peut aussi expliquer de la même manière pourquoi la pensée biblique est si peu sensible au fait que les éléments empruntés par elle à la mythologie païenne de la création impliquent la négation d'une creatio ex nihilo. C'est le cas, nous l'avons vu, de la création envisagée selon le modèle de l'artisan façonnant son ouvrage ou de la création organisant le chaos. Il est vrai que ces conceptions n'excluent la creatio ex nihilo clairement et explicitement que lorsqu'elles sont exprimées dans un contexte métaphysique, comme c'était effectivement le cas dans le paganisme,20 tandis qu'il n'en est pas. ainsi dans la Bible. Il n'en demeure pas moins que ces conceptions, lorsqu'elles sont exprimées en dehors du contexte métaphysique, continuent d'exclure la creatio ex nihilo, quoique de façon seulement implicite. La Bible tolère pourtant de telles expressions. Cette tolérance apparaît d'autant plus remarquable quand on la compare avec la susceptibilité jalouse que la Bible manifeste vis-à-vis de tous les emprunts à la mythologie païenne lorsqu'ils touchent à l'aspect monothéiste. En ce cas, la tendance biblique est claire: elle ne réfracte les emprunts au paganisme qu'en les dépouillant de tout ce qui pourrait compromettre la pureté du monothéisme, ne serait-ce qu'allusivement. Quand il s'agit de la creatio ex nihilo, la Bible n'est pas aussi sensible; elle ne met pas le même zèle à corriger la réfraction des emprunts à la mythologie; et cela ne peut s'expliquer que par ce fait fondamental: la pensée biblique n'est pas orientée vers la métaphysique. Et c'est en raison de cette carence au regard de la métaphysique que la pensée biblique, nous l'avons vu, n'exprime pas sa doctrine de la création dans le contexte métaphysique, mais bien plutôt dans le contexte de l'histoire et de la morale. Elle peut, en conséquence, éviter de traiter explicitement cet aspect de la creatio ex nihilo. De plus, c'est en raison de cette même carence que la pensée biblique est insensible à la négation implicite de la creatio ex nihilo contenue dans ses emprunts aux mythes païens de la création. Qu'ils soient à demi neutralisés ou supprimés par le fait que la doctrine de la création est formulée dans les domaines historique et éthique et non dans le domaine métaphysique, cela semble à la pensée biblique une solution suffisante; elle ne cherche donc pas à pousser plus loin la réfraction des mythes païens de façon à en éliminer cette négation implicite de la creatio ex nihilo.
Toutefois il arrive que l'aspect métaphysique soit pour ainsi dire imposé à la Bible du dehors; la réponse biblique, alors, entre plus clairement dans le domaine métaphysique et suggère résolument une creatio ex nihilo. Certes, nous n'avons qu'un seul exemple de ceci: Isaïe 45, 7. Le prophète y déclare que Dieu n'a pas seulement créé la lumière, mais qu'il a aussi créé les ténèbres (et ce faisant il comble une lacune étonnante du récit de la Genèse, à savoir la création des ténèbres). Cette déclaration est nettement métaphysique en sa signification, et, comme telle, elle porte directement sur le problème de la creatio ex nihilo. Il faut dire qu'elle suggère fortement l'affirmation de la creatio ex nihilo en ce sens qu'elle nie clairement la pré-existence de tout être, hormis Dieu, puisqu'elle nie la pré-existence des ténèbres comme être primordial, co-éternel avec Dieu. Mais il semble tout à fait évident que cette affirmation du Deutéro-Isaïe naît comme une réaction contre des formulations de type dualiste qui, selon toute probabilité, se servaient de l'omission du récit de la Genèse comme d'un instrument de choix dans l'arsenal de leur argumentation. Ainsi, le Deutéro-Isaïe nous fournit un exemple où le point de vue d'une creatio ex nihilo est fortement suggéré; mais il nous le fournit seulement parce que le problème s'impose à lui du dehors. Quand il se trouve confronté à une formulation de type dualiste, le Deutéro-Isaïe rattache le motif de la création au contexte métaphysique, et cela d'une façon tout à fait conforme à la formulation d'une creatio ex nihilo.
Cependant, même si le Deutéro-Isaïe est le seul exemple que nous ayons d'une expression qui suggère clairement une creatio ex nihilo, on peut le considérer comme reflétant ce qu'a dû être la pente de la pensée biblique. On pourrait soutenir, en effet, qu'en dépit de tout ce qui a été dit précédemment, la pensée biblique devait tendre de toute sa force et de par sa logique interne à une vue de la création qui impliquait la creatio ex nihilo. Il en est ainsi parce que nier la creatio ex nihilo porterait gravement atteinte à l'aspect monothéiste. En effet, nier la creatio ex nihilo revient à suggérer qu'il existe plus d'un être divin — divin au sens spécifique d'être absolu, non dépendant, non contingent.2' Car il est clair que la négation de la creatio ex nihilo implique nécessairement l'existence à côté de Dieu d'un être primordial qui lui serait co-éternel. Et cela équivaut nécessairement à dire qu'il y a deux êtres absolus, c'est-à-dire divins, ce qui détruit le monothéisme. Notons cependant que notre conclusion — à savoir que la pensée biblique doit affirmer le point. de vue de la creatio ex nihilo — ne vient pas d'une considération directe de la doctrine de la création. Elle-, vient plutôt de la considération de l'aspect monothéiste; elle en découle, comme étant impliquée dans cet aspect. Et cette conclusion à laquelle nous sommes parvenus ne modifie aucunement l'observation faite précédemment sur le manque d'intérêt de la pensée biblique pour la dimension philosophico-métaphysique. La pensée biblique concentre fortement son intérêt sur la signification religieuse de l'aspect monothéiste et non sur la signification philosophico-métaphysique de la formulation de la creatio ex nihilo. En vérité, la pensée biblique demeure orientée d'une façon si totalement non-philosophique et non-métaphysique qu'elle semble à peine saisir elle-même cette implication du monothéisme qu'elle professe22 (que l'aspect monothéiste ne peut être sauvegardé dans sa signification spécifique — Dieu vu comme un être absolu — sans que soit impliqué l'affirmation d'une creatio ex nihilo). La pensée biblique ne se rend pas compte apparemment de cette implication; en conséquence, non seulement elle n'affirme pas explicitement une creatio ex nihilo, mais elle semble de plus en tolérer la négation, négation implicite d'ailleurs.
b. Dans le Talmud
Si l'on passe de l'Écriture à la littérature talmudique, on y trouve une certaine ouverture vers le domaine métaphysique.23 On pourrait donc s'attendre à y trouver aussi un débat et une formulation explicites en ce qui regarde le problème de la creatio ex nihilo, étant donné que ce problème, qui est d'ordre métaphysique, devrait normalement surgir dans le contexte d'un intérêt et d'une discussion de type métaphysique. Ceci ne semble pourtant pas être le cas. Les discussions rabbiniques sur le thème de la création tournent en effet, pour une bonne part, comme le récit biblique lui-même, autour de son « Comment ». Le récit biblique, certes, porte de soi à ce genre de spéculations, car le laconisme de ses descriptions laisse de côté bien des détails qui touchent à ce « Comment ». En ce qui regarde ce « Comment » de la création, il fournissait un terrain propice à la spéculation, notamment pour les rabbins. Chaque lettre avec son propre son, chaque mot avec son orthographe et sa place dans la phrase avaient pour ceux-ci une signification particulière; ils étudiaient donc le texte avec un soin d'autant plus minutieux qu'ils avaient un penchant marqué pour le détail et la précision. C'est ainsi, par exemple, que de telles spéculations se reflètent dans une controverse entre l'école de Shammay et l'école de Hillel au sujet de la question: Qu'est-ce qui, du ciel ou de la terre, a été créé en premier? (pour Rabbi Shimon bar Yokhay les deux ont été créés en même temps);24 de même encore une autre polémique entre les deux écoles, celle de Shammay affirmant que Dieu « pensa » la création durant la nuit et qu'il la réalisa de jour, tandis que l'école de Hillel assure que c'est durant le jour que Dieu la pensa et la créa; et Shimon bar Yokhay maintient de son côté que Dieu pensa durant la nuit et durant le jour, l'acte de création étant exécuté seulement au coucher du solei1.26 De telles réflexions, pour intéressantes qu'elles puissent être au regard de quelques autres problèmes, n'entrent évidemment pas en ligne de compte en ce qui concerne la question qui nous occupe, c'est-à-dire celle de la creatio ex nihilo.
Bien entendu, les rabbins consacrent aussi une bonne partie de leurs considérations à des aspects qui touchent plus substantiellement à la dimension métaphysique du thème de la création. Dans leurs discussions, toutefois, le souci principal semble être le problème du dualisme. Et cela se comprend, dans la mesure où le 'dualisme gnostique constitue à ce moment critique le défi particulier lancé au judaïsme par le milieu environnant. Que ce dualisme se soit quelque peu infiltré dans le monde de la pensée des rabbins est une chose indéniable, car on peut en déceler des traces dans la littérature rabbinique. Ainsi, par exemple, nous avons, dès la période tannaïtique, l'histoire de Rabbi Shimon ben Zoma et de Rabbi Yehoshua. C'est une histoire très obscure et difficile à interpréter; elle semble pourtant bien refléter des spéculations gnostiques de type dualiste de la part de ben Zoma.26 Nous retrouvons l'intérêt pour les interprétations dualistes de l'Écriture dans une discussion entre Rabbi Ishmaél et Rabbi Akiva au sujet du premier verset de la Genèse, verset que les gnostiques interprètent apparemment comme signifiant que le ciel et la terre furent co-créateurs avec Dieu plutôt qu'êtres créés.27 De même, le fait que la création des ténèbres ne soit pas mentionnée dans le récit de la Genèse a, semble-t-il, donné naissance à des interprétations dualistes; à celles-ci les rabbins ont opposé une réponse bien faible disant que sur ce point il n'y avait pas de solution. Cette infiltration mythologique dualiste semble être devenue plus importante avec l'avènement de la période amoraïque; son expression dans la littérature apparaît alors comme étant plus libre, plus franche. Ainsi, par exemple, dans un bon nombre d'histoires, un « prince de la mer » ou un « prince des ténèbres » se voit conférer un statut indépendant antérieur à la création; il en va de même pour l'existence d'autres éléments comme le feu, l'eau (ou la neige), le Tohu et le Bohu.28 Et nous avons, bien entendu, la célèbre référence à la Torah pré-existante, servant de plan-modèle à Dieu qui, pour créer le monde, la consultait comme aurait pu le faire un architecte.29
Malgré cela, la tendance rabbinique en son fond est de rejeter les vues gnostiques dualistes. La présence même de références à de telles vues est souvent due au fait qu'on ne les mentionne que pour les rejeter." On peut donc dire, tout au plus, que l'alternative dualiste était connue des rabbins et qu'elle apparaissait alors suffisamment provocante pour susciter leur réaction. Il fallait faire face; et c'est précisément ce que font les rabbins: ils exposent au grand jour les versions dualistes afin de leur dénier toute valeur, soit de façon franchement directe, soit en les interprétant de manière à en éliminer les difficultés dualistes. Et chaque fois que de telles vues dualistes peuvent être suspectées (dans les exemple ci-dessus mentionnés et dans d'autres encore), on peut être sûr que leur rejet est signifié sans équivoque aucune. Dans l'histoire de ben Zoma, par exemple, Rabbi Yehoshua ben Hanania rejette vigoureusement toute interprétation qui pourrait suggérer un point de vue gnostique; et Rav (au nom de qui l'on rapporte bien des histoires au parfum mythologico-dualiste) repousse l'interprétation gnostique et dualiste du récit de la création.31 Les rabbins sont pratiquement tous opposés aux vues dualistes de la gnose. Leur position se résume peut-être bien dans leur commentaire sur Isaïe 44, 24 lorsqu'ils expliquent que la fin du verset: « qui m'y aidait » veut dire: « qui a été mon partenaire dans l'oeuvre de la création ».32 L'idée fondamentale des rabbins a toujours été que Dieu a tout créé tout seul.
Mais la question du dualisme ne touche pas vraiment au noeud de notre problème qui est la creatio ex nihilo. Strictement parlant, en effet, la question du dualisme se réfère à l'aspect qui touche au créateur, autrement dit à l'aspect divin: Dieu a-t-il eu des partenaires dans l'oeuvre de la création ou bien a-t-il tout créé tout seul? La formulation de la creatio ex nihilo, de son côté, se réfère à l'aspect qui touche au créé, autrement dit à la substance du monde: le monde créé a-t-il été tout simplement formé à partir d'une substance co-éternelle avec Dieu, ou bien le monde créé a-t-il été appelé à l'existence par l'acte de la création? Certes, aussi bien la négation de la creatio ex nihilo que la formulation dualiste s'opposent de la même façon négative au point de vue monothéiste, en ce sens que, dans l'acte de la création, toutes deux font intervenir à côté de Dieu un être co-éternel à lui. Comme telles, les deux formulations sont dangereuses pour le point de vue monothéiste, et l'on comprend qu'elles soient très souvent présentées et traitées dans la littérature de façon interchangeable.33 Il y a pourtant entre elles une distinction: tandis que le dualisme s'exprime dans la sphère du créateur, la négation de la creatio ex nihilo le fait dans le domaine du créé (« créé » dans le sens de simplement « formé »):44 Mais si le dualisme n'entre ni directement ni de façon précise dans le problème de la creatio ex nihilo, la question de la matière primordiale, elle, lui appartient clairement. De toute évidence, l'affirmation d'une matière primordiale équivaut nécessairement à la négation de la creatio ex nihilo; et, vice-versa, sa négation implique nécessairement la formulation d'une telle création. De fait, la question de la matière primordiale se confond avec celle de la creatio ex nihilo. De sorte que si nous voulons connaître la position des rabbins sur la seconde, nous devons essayer de déterminer ce qu'ils ont de spécifique à dire sur la première.
Mais la littérature talmudique n'est pas très éclairante à cet égard; elle ne fournit effectivement que très peu de références qui portent sur cette question de la matière primordiale. Et dans la plupart de ces références, à une notable exception près, la question n'est certainement pas traitée de façon claire et explicite. Il faut donc procéder par déduction, tout comme nous l'avons fait à propos de la pensée biblique. Nous voyons par exemple que Rav mentionne la création du temps dans l'énumération qu'il fait des dix choses créées le premier jour;33 or, nous l'avons vu, l'existence de la matière implique nécessairement celle du temps; l'affirmation de Rav implique donc nécessairement que la matière n'existait pas avant le premier jour (autrement le temps, lui aussi, aurait existé); ce qui revient à dire qu'il n'y a pas de matière primordiale." Or, en discutant la question de savoir si la lumière fut créée la première ou bien l'obscurité,37 Rabbi Nehemia, suivant en cela l'interprétation méthodologique de Rabbi Ishmaél, déclare que le monde fut créé en sa totalité le premier jour,38 ce qui implique — on peut le penser une fois de plus — la négation de la matière primordiale. Certes, on peut trouver d'autres références qui semblent affirmer l'existence de la matière primordiale. Telle, par exemple, l'histoire de ben Zoma déjà mentionnée, dans laquelle ben Zoma semble bien dire implicitement que la matière primordiale existe;39 et la réponse « il n'y a pas de solution » au problème de la création des ténèbres (Tamid 32, 1) semblerait aussi admettre la possibilité de cette existence. Mais ces témoignages, indices apparents de l'existence de la matière primordiale, semblent venir uniquement de quelques rares milieux périphériques qui se laissent aller à ce type de spéculations ésotériques sous l'influence de l'environnement extérieur. La pensée rabbinique, elle, et de façon massive, semble bien nier l'existence de la matière primordiale, affirmant ainsi implicitement la creatio ex nihilo.
Et cette opinion trouve assurément une expression très explicite quand les rabbins sont poussés dans leurs retranchements par des vues qui nient cette creatio ex nihilo. C'est ainsi que nous avons la réponse de Rabbi Yehoshua aux intimidations de ben Zoma au sujet de l'existence de la matière primordiale (nous en avons déjà parlé); nous avons surtout la rencontre plus claire et plus décisive entre Rabban Gamaliel et un philosophe. Le philosophe dit à Rabban Gamaliel: « Votre Dieu est un grand artiste, mais il a été aidé, bien sûr, par les bons matériaux qu'il a trouvés ». « Quels ma, tériaux? » demanda Rabban Gamaliel. Et le philosophe de répondre: « Le Tohu, le Bohu, les ténèbres, l'eau, le vent et les abîmes ». Ce à quoi Rabban Gamaliel répliqua par un anathème en ajoutant qu'il est écrit de toutes ces choses qu'elles furent créées.'° Il est hors de doute que Rabban Gamaliel rejette très vigoureusement et sans aucune équivoque l'existence de toute matière primordiale. Et il semble bien que cette réponse reflète dans l'ensemble la position des rabbins, même si l'on doit admettre, comme cela a déjà été dit, que laissés à eux-mêmes, en l'absence de provocation extérieure, ils ne se lancent pas dans les spéculations philosophiques et métaphysiques auquelles le récit de la création invite si clairement. Leurs réflexions restent très proches de la lettre de l'Écriture;41 elles s'attardent sur les plus petits détails du « Comment » de la création, sans entrer dans les implications métaphysiques du texte. Sur le sujet de la creatio ex nihilo très spécialement, les rabbins demeurent, à tout prendre, silencieux. On a suggéré que le silence rabbinique sur la creatio ex nihilo est dû au fait que la doctrine en était si fermement acceptée qu'elle était tout simplement considérée comme allant de soi; elle ne donnait donc pas lieu à de grandes discussions.42 Cette remarque comporte sans doute une part de vérité; mais il est difficile de discuter à partir du silence. Il y a, par contre, une considération bien plus importante à donner, me semble-t-il, à cet autre fait que les rabbins, suivant en cela l'exemple de la Bible, n'avaient quant à eux aucun penchant pour la spéculation métaphysique. Et souvent même ils défendent d'entrer dans de telles spéculations ou de les poursuivre. Ainsi, défense de chercher à savoir ce qu'il y avait avant la création du monde, ce qu'il y a dessus et ce qu'il y a dessous, ce qui est avant et ce qui est après; et celui qui scrute ces quatre choses (c'est-à-dire les domaines de la spéculation mystico-métaphysique) ne mérite pas de venir au monde.43 Les mystères du monde ne regardent personne et personne ne doit poursuivre ce qui est hors de portée pour l'homme. L'homme doit se contenter du monde qui lui a déjà été donné et lui demeure accessible. Et quant à l'origine du monde, la vision rabbinique est essentiellement et directement scripturaire; elle se garde bien d'entrer dans le labyrinthe de la problématique métaphysique. Comme le dit E. Urbach, il a toujours été entendu que Dieu seul a créé le monde par sa parole. La vision des rabbins regardant la création du monde s'est exprimée de façon condensée dans la définition: « Il dit et le monde fut ».44
d. au Moyen Âge
Il faut attendre le Moyen-Age pour voir apparaître une vraie formulation, explicite et systématique, de la doctrine de la creatio ex nihilo. Cela se comprend C'est alors, en effet, que, par l'intermédiaire de l'Islam, l'approche philosophique de la foi — façon de l'examiner, de l'exprimer — pénètre réellement le judaïsme, suscitant ainsi l'intérêt pour la dimension métaphysique. Nous voyons alors le judaïsme se traduire pour la première fois en formules philosophiques, solides et bien élaborées, c'est-à-dire métaphysiques. Dans un tel contexte, il devient possible de définir clairement ce qu'est la creatio ex nihilo. Plus encore, cela devient nécessaire dans la mesure où ce qui pénètre dans le judaïsme est la philosophie grecque avec sa métaphysique — autrement dit la doctrine d'Aristote et celle de Platon — philosophie qui rejette nettement le principe d'une creatio ex nihilo. Le judaïsme médiéval en terre islamique se trouve heurté de plein fouet par le défi que la philosophie grecque lance à sa doctrine implicite de creatio ex nihilo; et l'obligation de la défendre se fait clairement sentir 45 C'est en raison de ces circonstances que la philosophie juive médiévale trouve une expression nette et énergique pour formuler un énoncé pleinement explicite de la creatio ex nihilo. Toutes les grandes figures représentatives de cette philosophie rejettent aussi bien l'affirmation aristotélicienne de l'existence d'une matière primordiale," que la conception platonicienne d'une substance matérielle (hylé)." Pour la philosophie juive du Moyen-Age, il ne peut y avoir d'équivoque: Tout est créé par Dieu partir de rien. Mais il y a plus encore; cette philosophie affirme haut et clair que la creatio ex nihilo est une doctrine essentielle, liée indissolublement à la foi juive;48 elle affirme qu'il en a toujours été ainsi, que c'est là la position sans équivoque du judaïsme;49 et cela depuis la plus ancienne expression qu'il ait donné de sa foi, c'est-à-dire depuis la rédaction de la Bible. Ainsi donc, la philosophie juive du Moyen-Age ne se contente pas d'énoncer explicitement la doctrine de la creatio ex nihilo; elle affirme aussi que, ce faisant, elle se borne à formuler clairement un enseignement qui a toujours caractérisé le judaïsme, et qui a toujours été essentiellement lié à sa foi.
Du point de vue strictement historique cependant, et nous l'avons vu, on peut mettre en doute la continuité de cette doctrine dans le judaïsme, depuis son origine. Mais de toute façon, cette première affirmation ne présente qu'un intérêt plutôt périphérique en ce qui touche à notre propos. Bien plus importante et essentielle pour nous est la seconde, à savoir que la création vue comme creatio ex nihilo est une doctrine fondamentale du judaïsme, une doctrine indissolublement liée à la structure essentielle de sa foi. Et il faut bien dire que cette revendication se trouve justifiée par un certain nombre de considérations. Tout d'abord, et de façon très significative nous l'avons déjà dit, la négation de la creatio ex nihilo porte gravement atteinte au monothéisme, de façon partielle si on veut, mais de façon importante tout de même. Or le monothéisme est certainement un principe de base du judaïsme, une vérité inscrite à jamais dans la structure essentielle de sa foi. On peut donc dire que si la creatio ex nihilo n'est pas, de soi, une doctrine fondamentale du judaïsme, inextricablement liée à la structure essentielle de sa foi, elle le devient en vertu de son importance par rapport au monothéisme.
Bien plus, on peut soutenir de la même manière que la creatio ex nihilo, affirmée cette fois au lieu d'être niée, implique nécessairement la désacralisation de la nature. Or la désacralisation de la nature est un élément fondamental, lié indissolublement à la structure essentielle de la foi juive (puisque le judaïsme n'est pas, de par son essence, une « religion de la nature »). Par conséquent, l'affirmation d'une creatio ex nihilo, parce qu'elle implique une telle désacralisation, devient également un élément fondamental, lié indissolublement à la structure essentielle de la foi juive. De même que nier la creatio ex nihilo revient à attaquer le monothéisme, de même affirmer la creatio ex nihilo revient à désacraliser la nature. C'est la même considération qui joue. La seule chose à faire à présent est d'en tirer les conséquences, non en ce qui regarde la divinité, mais en ce qui regarde la nature. L'affirmation d'une creatio ex nihilo, en effet, implique, de soi, que l'être de la nature n'est pas divin (divin au sens qu'elle posséderait un absolu d'être). Cela implique clairement la désacralisation de la nature, au sens où ce mot signifie l'élimination, l'abolition, l'absence du divin.50
Qu'il soit bien clair, cependant, que le dogme de la creatio ex nihilo n'opère cette désacralisation de la nature que lorsqu'il est affirmé dans un contexte théiste. Dans un contexte panthéiste, en effet, la création — si tant est que le concept de création doive être alors maintenu — ne peut évidemment être comprise qu'en termes d'émanation; or la notion d'émanation confère nécessairement la divinité à l'être de la nature. Si l'être de la nature est considéré seulement comme une extension, un épanchement de l'être divin, l'être de la nature et l'être de Dieu étant un seul et même être, alors il est évident que l'être de la nature est divin. En vérité, la logique interne de la notion de désacralisation requiert que le point de vue d'une creatio ex nihilo et celui d'une formulation quelconque de type panthéiste soient exclusifs l'un de l'autre: un être ne peut en même temps être désacralisé et constitué partie intégrante de l'être divin. C'est uniquement dans le contexte d'une formulation théiste, qui sauvegarde la distinction, la séparation et l'altérité de l'être de la nature par rapport à l'être de Dieu, que la doctrine de la creatio ex nihilo peut signifier la désacralisation de la nature. La creatio ex nihilo, dans ce contexte théiste, désacralise la nature en lui déniant les attributs d'éternité et d'indépendance, c'est-à-dire la divinité qui pourrait être attribuée à la nature pour son être séparé et distinct. S'il en est bien ainsi, alors creatio ex nihilo et théisme doivent marcher de pair: la doctrine de la creatio ex nihilo empêche de considérer la nature comme divine, comme si elle était un second être divin parallèle à l'être divin de Dieu; la conception theiste empêche de considérer la nature comme divine, comme si elle était partie intégrante de l'être divin de Dieu. 51
Et voici qu'il nous est de nouveau possible de soutenir que la creatio ex nihilo est effectivement un élément fondamental et essentiel dans la structure du judaïsme; non pas en vertu de sa signification intrinsèque, mais en vertu du fait qu'elle implique la désacralisation de la nature et qu'elle présuppose par là-même l'affirmation du théisme, affirmation qui est fondamentale à l'essentielle structure de foi du judaïsme.
On peut donc adhérer à cette affirmation que la creatio ex nihilo appartient fondamentalement et essentiellement à la structure de foi du judaïsme. Elle n'est fondamentale pourtant qu'en vertu de ce qu'elle implique nécessairement, non en vertu de sa propre signification immédiate et intrinsèque. Et ce qu'elle implique nécessairement, ce sont trois éléments absolument essentiels et fondamentaux dans la structure de la foi juive: le monothéisme, la désacralisation de la nature, la formulation du théisme. Tout importantes cependant que soient ces implications, ce n'est pas en elles, en dernière analyse, que réside pour le judaïsme la signification réelle de la formulation d'une creatio ex nihilo; c'est plutôt dans la manière dont celle-ci influe sur la relation entre l'homme et la nature. Dans le judaïsme notamment, la signification vraie de la doctrine de la creatio ex nihilo ne se révèle pas tellement dans le domaine métaphysique (désacralisation de la nature et structure théiste) mais plutôt dans l'influence qu'elle exerce dans le domaine éthique même si la creatio ex nihilo est une idée qui se façonne, comme nous l'avons vu, dans un contexte métaphysique).
RESPONSABILITÉ DE L'HOMME
L'influence de la Creatio ex nihilo dans le domaine éthique s'exprime dans le fait que cette doctrine réintroduit dans les relations « homme-nature » la dimension de responsabilité et celle de devoir rendre compte de ses actions. Comme nous l'avons dit plus haut, le judaïsme regarde la nature comme un être-Cela.52
La nature, oeuvre de Dieu
Ainsi, de par sa propre constitution, la nature ne peut exiger des comptes pour ce qu'on lui aurait fait. Mais voici qu'en vertu de la doctrine de la creatio ex nihilo, elle est envisagée comme oeuvre de Dieu; comme telle, elle Lui appartient en tant qu'unique possesseur. Il s'ensuit qu'en entrant en rapport avec la nature, l'homme entre en même temps et nécessairement en rapport avec son Créateur et Maître, c'est-à-dire avec Dieu: toute action exercée vis-à-vis de la nature implique nécessairement Dieu, le possesseur ultime de la nature. Car toute action exercée sur un objet est inévitablement et en même temps exercée vis-à-vis de celui qui a créé cet objet et le possède. Mais si la nature, en tant qu'elle est un être-Cela, ne peut exiger de comptes, Dieu, en tant qu'il est un être-Tu, peut et doit exiger des comptes pour toute action où il est impliqué (et, nous venons de le dire, dans le contexte de la creatio ex nihilo, toute action exercée sur la nature implique Dieu, Créateur et Seigneur de la nature). C'est ainsi que la creatio ex nihilo réintroduit les notions d'avoir à rendre compte et d'être responsable. Non toutefois envers la nature mais envers Dieu. Autrement dit, si l'homme n'a pas de comptes à rendre à la nature, s'il n'est pas responsable envers elle, il est responsable envers Dieu et doit lui rendre compte pour ses actions vis-à-vis de la nature.53 En ces circonstances, l'homme, ne peut, en fait, avoir aucun autre droit d'agir sur la nature sinon en dépendance de l'autorisation ou de la permission de Dieu. Il en découle, bien entendu, que Dieu, tout en permettant, a tous les droits de poser à l'action permise des limites et des conditions.
C'est là exactement la situation que la doctrine de la creatio ex nihilo crée à l'intérieur du judaïsme en ce qui regarde les relations de l'homme avec la nature. Pour le judaïsme, la nature ne s'appartient pas; elle n'existe pas par elle-même; mais elle n'appartient pas davantage à l'homme. Elle appartient à Dieu, et Dieu la confie à l'homme en lui permettant, en fait en lui enjoignant, d'agir sur elle (et parce que la nature est constituée en un être-Cela, agir sur elle consiste essentiellement à l'utiliser et à la manipuler).54 Il ne s'agit pas toutefois d'une carte blanche donnée à l'homme: Dieu veut poser à l'action de l'homme des limites et des contraintes. De sorte que l'homme reçoit l'ordre d'utiliser et de manipuler la nature, mais seulement dans la mesure où il en a besoin pour soutenir et entretenir sa vie; il n'a pas le droit de l'utiliser et de la manipuler gratuitement, selon son caprice.55 De plus, comme il est impossible à l'homme d'utiliser et de manipuler la nature sans la blesser de quelque façon, sans user de quelque cruauté, son devoir est de limiter les dommages au minimum, dans la mesure du possible.56
La nature, scène du drame religieux humain
Cette esquisse des rapports entre l'homme et la nature est certainement conforme à la structure essentielle de foi qui caractérise le judaïsme, spécialement en ce qui regarde sa vision d'une nature ontologique-ment constituée comme un être-Cela et sa vision de la création comme creatio ex nihilo. Il est donc possible de justifier l'esquisse proposée. Il est un point cependant qui exige une clarification supplémentaire. C'est le suivant: Quelle est la raison pour laquelle des contraintes sont, de fait, imposées à l'action de l'homme sur la nature? Quelle est la raison des contraintes spécifiques mentionnées ci-dessus? Etant bien admis, comme nous l'avons montré, que l'imposition de telles contraintes est possible en principe (dans la perspective du judaïsme selon lequel la nature en fin de compte appartient à Dieu), nous ne savons pas pour autant pourquoi ces contraintes sont effectivement imposéees, et pourquoi les contraintes spécifiques déjà mentionnées le sont plus que d'autres. Dans un langage plus traditionnel, nous nous demandons pourquoi Dieu, en fait, limite et dirige l'action de l'homme sur la nature, et pourquoi il le fait de la manière spécifique exprimée par la tradition. Pourquoi ne pas laisser l'homme libre d'utiliser la nature et de la manipuler sans aucune restriction? Pourquoi ne pas livrer au caprice arbitraire de l'homme son action envers la nature? Après tout, comme nous l'avons remarqué, le judaïsme n'est pas une « religion de la nature »; dans sa structure de foi, ni la difficile condition humaine, ni la vocation religieuse, (autrement dit la marche vers le salut) ne sont constituées en termes de nature (en termes par exemple du flux et de la finitude des êtres, ou bien des forces fertiles et destructrices de la nature). Pourquoi donc le judaïsme serait-il intéressé ou préoccupé par la façon dont l'homme agit envers la nature?
Avant de répondre à ceci, nous devons nous rappeler que la nature ne joue pas un rôle majeur dans la structure de foi du judaïsme. Car, en toute vérité, les catégories essentielles que sont la condition humaine en son aspect tragique et la vocation au salut, ces catégories sont constituées en termes de société, autrement dit en termes de relations de l'homme avec son semblable, bien plus qu'en termes de nature. Elles se formulent par conséquent dans le contexte de l'histoire et de la morale plus que dans celui de l'ontologie et de la métaphysique.57 Et pourtant la nature fonctionne ici comme la scène nécessaire et inévitable sur laquelle le drame religieux se déroule en sa totalité. Car non seulement la tragédie humaine (c'est pour elle chose attendue et normale) mais aussi la réalisation de la rédemption elle-même se jouent dans un contexte qui est tout « de-ce-monde »: la société rachetée et juste est une société de-ce-monde, et cela veut dire qu'elle est ancrée de façon inamovible dans la nature. Et donc, bien que la nature ne constitue pas la « matière » du drame religieux (ni la tragédie humaine ni la rédemption ne s'expriment en termes de nature), elle constitue malgré tout la présupposition nécessaire de ce drame. Comme telle, il lui faut absolument durer dans l'existence pour que la vocation au salut puisse se développer et parvenir à sa réalisation définitive. Et cela veut dire que la nature ne peut être tout simplement confiée — c'est-à-dire confiée sans contraintes ni directives —aux mains de l'homme dont nous savons qu'elles ne sont que trop prêtes à détruire quand l'action de l'homme est laissée à son caprice et à son arbitraire.
D'autre part, étant donné la structure de foi qui joue ici, les contraintes et directives imposées, qui ont pour but de sauvegarder la nature contre l'utilisation et la manipulation, c'est-à-dire contre la destruction (car utiliser et manipuler revient à détruire) ne peuvent es empêchent toute utilisation et toute on. Car, après tout, ce n'est pas pour elle e que la nature doit être préservée, mais pour le corps social qui est enraciné dans le contexte terrestre que nous avons appelé « de•ce-monde »; car c'est dans ce contexte que s'exprime la vocation au salut, c'est-à dire l'appel à établir la justice sociale. Et cela veut dire, en dernière analyse, que c'est pour l'homme, tel qu'il se trouve situé dans le contexte « de-ce-monde », que la préservation de la nature est chose exigée.58
Mais l'homme, en tant qu'il est une entité de-ce-monde, est constitué comme un être où sont unis de façon indissoluble le naturel et le divin. Et tandis que le judaïsme voit la nature comme un être-Cela et Dieu comme un être-Tu, il voit l'homme comme un Je-Tu, indissoluble. En fait, tel que la Genèse le présente, l'homme est tout à la fois partie intégrante de la nature, créature (et ce parce qu'il est un « Cela ») et porteur de l'image divine (et ce parce qu'il est un « Tu »).58 Cela veut donc dire que l'homme ne peut pas exister comme homme si la nature n'est pas préservée. Car dans la mesure où l'homme est, par tout un aspect inéluctable de son être, partie intégrante de la nature, c'est-à-dire un être-Cela, c'est son existence même qui dépend de la préservation de la nature: détruire la nature équivaut inévitablement à détruire l'homme.60 Paradoxalement cependant, et en même temps, précisément parce qu'il est un être-Cela, l'homme ne peut exister, encore moins prospérer, sans utiliser et exploiter la nature et donc sans la détruire partiellement. L'existence même de l'homme, son bien-être, sa prospérité impliquent nécessairement de sa part l'utilisation et l'exploitation de la nature. De sorte qu'il faut à la fois permettre une certaine utilisation, donc une certaine destruction de la nature et exiger la préservation de la nature.
De toute évidence, les directives que la tradition formule pour définir la relation de l'homme à la nature trouvent leur justification dans cette condition paradoxale que sa constitution ontologique impose à l'homme. En d'autres termes, c'est l'homme avec ses besoins qui détermine la position adoptée par la tradition envers la nature. Ainsi, en interdisant d'une part sa destruction gratuite, la tradition exprime le fait que la nature doit être nécessairement préservée; en autorisant d'autre part, et même en commandant son exploitation quand la vie de l'homme est en cause, elle exprime le fait que l'existence de l'homme et son bien-être impliquent inévitablement cette exploitation.
L'homme et son semblable
Ces considérations suggèrent, incidemment, que mon semblable est un autre être (après Dieu) qui peut me demander des comptes, et qui peut le faire de façon spécifique, comme nous allons le voir, à propos de l'action exercée sur la nature. Car, redisons-le, pour exiger des comptes un être doit être constitué comme un Tu; et ainsi, contrairement à la nature, Dieu qui est un Tu peut exiger des comptes. Et de cela il découle encore que mon semblable aussi est un être qui peut exiger des comptes, car lui aussi est constitué comme un Tu. Il ne l'est, certes, que dans une seule dimension de son être; mais cela est plus que suffisant, d'autant qu'il s'agit d'une dimension essentielle et inhérente à son être.61 Nous disons donc que mon semblable, constitué comme un être Cela-Tu a le pouvoir d'exiger des comptes en vertu du fait qu'il est constitué comme un Tu dans une dimension inhérente à son être; mais ce pouvoir porte-t-il sur l'action exercée envers la nature? Quelle raison, avec justification à l'appui, peut avoir mon semblable pour exiger des comptes à propos d'une action qui regarde la nature? Dans le cas de Dieu, nous l'avons vu, raison et justification viennent du fait que la nature est estimée comme étant la propriété de Dieu (ceci étant établi par la doctrine de la creatio ex nihilo), ce qui donne à Dieu un droit de regard sur ce qui est fait à la nature. Il est bien évident qu'un tel raisonnement ne s'applique pas à mon semblable. Y a-t-il donc d'autres considérations qui donneraient à mon semblable un tel droit de regard et fourniraient ainsi la raison justifiée pour laquelle il pourrait exercer son pouvoir d'exiger des comptes à propos d'actions portant sur la nature?
Nous dirions volontiers qu'il existe deux considérations de cette sorte. En premier lieu, mon semblable est intéressé à ce qui est fait à la nature en vertu du fait que, dans la seconde dimension constitutive de son être, il est un Cela, inextricablement lié à la nature comme en faisant partie. Comme tel, son propre être est atteint quand la nature est atteinte; il est donc parfaitement justifié lorsqu'il demande compte de ce qui est fait à la nature. En second lieu, mon semblable est intéressé à ce qui touche à la nature en vertu du fait que la mission de réaliser la rédemption lui a été confiée, mission qui consiste à établir une communauté où règne la justice. Certes, cette tâche rédemptrice n'est pas constituée en termes de nature mais en termes d'histoire (et en vérité mon semblable ne reçoit cette mission que parce qu'il est un Tu, un être qui transcende la nature; il ne la reçoit pas en raison du fait qu'il est un Cela, un être qui fait partie de la nature). Mais étant donné que la poursuite d'une telle vocation, et jusqu'à sa pleine réalisation s'inscrivent à jamais dans le contexte terrestre de ce monde, la nature se trouve inévitablement impliquée: la préservation de la nature est une condition sine qua non pour que l'homme puisse poursuivre et réaliser son oeuvre de rédemption. Or cette oeuvre constitue la raison d'être de l'existence de l'homme; c'est elle qui donne en vérité son sens à la vie de l'homme; en vertu de quoi son semblable se trouve une fois de plus justifié de vouloir exiger des comptes pour toute action dirigée contre la nature.62 Ainsi donc, ce n'est pas Dieu seulement qui peut me demander raison de ce que je fais à la nature: mon semblable a le même droit. Ma responsabilité envers Dieu s'élargit en responsabilité envers l'homme. Comptable envers Dieu de ce que je fais à la nature, je deviens pour ainsi dire par réfraction comptable envers mon semblable.
CONCLUSION
Le judaïsme parvient donc ainsi à établir, en ce qui regarde l'action exercée sur la nature, un système de responsabilité qui se trouve fermement ancré à la fois dans le divin et dans l'humain, et ceci malgré le fait qu'il considère la nature comme un être-Cela, incapable de lui-même de demander raison de ce qu'il peut subir. Disons-le: la nature par elle-même n'est porteuse d'aucune valeur (en tant qu'être-Cela elle est neutre, soustraite à toute estimation); une certaine valeur est accordée à la nature à cause du rôle qui lui est assigné dans l'économie de la rédemption (économie qui se déroule dans la sphère du Tu). Autrement dit, parce qu'elle est la scène où se déroule le drame de la rédemption, parce qu'elle fournit le contexte indispensable qui permet la poursuite et la réalisation de la rédemption, elle se trouve investie d'une valeur positive: « et Dieu vit que cela était bon » (Gn 1, 12-18-31). La nature dans le judaïsme n'est donc pas niée, ni négligée, pas plus qu'elle n'est idéalisée ou mise sur un piédestal. Ni la révérence, la crainte ou la soumission passive d'une part; ni la cruauté, l'indifférence ou le caprice de l'autre, ne constituent des façons correctes d'entrer en rapport avec la nature. La nature est faite pour être utilisée, mais avec responsabilité. Elle est un être-Cela; mais cet être-Cela est l'oeuvre de Dieu et appartient à Dieu; elle est un être-Cela nécessaire à l'épanouissement de la vocation de l'être-Tu.
C'est à l'intérieur de cette position médiane et équilibrée que le judaïsme instaure la possibilité de contribuer de façon spécifique à l'établissement d'une vision de la nature qui soit tenable et viable. De façon réaliste, le judaïsme voit la nature comme un être-Cela, et il en déduit les inévitables implications. Au même moment, pourtant, il n'abandonne pas la nature à l'arbitraire et au caprice en la laissant hors de la sphère des intérêts moraux; il réussit à incorporer la nature dans le cadre du domaine éthique, si bien que nous devenons comptables et responsables pour nos actions à son égard.
1. Nous devons souligner d'emblée que la position adoptée par le judaïsme à ce sujet n'a rien de monolithique. Dans ses expressions variées, nous pouvons trouver des conceptions de la nature qui diffèrent de façon assez radicale; nous avons donc aussi des formulations qui diffèrent de façon assez radicale en ce qui regarde la relation de l'homme à la nature. Cela vient du fait que le judaïsme, comme d'ailleurs tout autre tradition religieuse de type historique, n'est pas monolithique quant à sa Weltanschauung religieuse de base (ce que nous appelions « la structure essentielle de foi », c'est-à-dire la vision fondamentale qui y est présente de l'homme et du monde et, en conséquence, la conception des fins dernières et, corollairement, la formulation du salut offert et la vision proposée du divin). Il s'agit plutôt, d'ailleurs, d'un mélange de différentes Weltanschauungen religieuses qui tiennent ensemble grâce à un certain nombre de symboles partagés, d'institutions et de rites communs (les différences se manifestant lorsqu'on veut préciser le sens attribué à ces institutions, rites et symboles communs). En raison de ceci, il est important de noter que les descriptions et les analyses qui vont suivre ne veulent représenter que l'une des tendances spécifiques qui existent à l'intérieur de la tradition religieuse historique du judaïsme. Elles veulent représenter ce qu'on pourrait appeler la tendance prophétique dans le contexte biblique, et la tendance non-mystique, halakhique, dans le contexte rabbinique. Certes, nous laissons ainsi de côté d'autres tendances qui se sont exprimées dans la tradition religieuse historique du judaïsme, et en particulier le courant sacerdotal et de sagesse dans le contexte biblique, et le courant mystique dans le contexte rabbinique. Il est hors de doute que le tableau qui se dessine dans ces courants est tout différent de celui qui apparaît dans la tendance représentée ici. Pourquoi avons-nous écarté ces courants pour nous concentrer sur la tendance sociale et morale non-mystique? Deux considérations justifient notre choix: a) Nous pensons que la tendance étudiée diffère de toutes les autres en ce sens qu'elle formule une Weltanschauung religieuse tout à fait distincte et même unique: et spécifiquement, conformément à notre propos actuel, en ce qui regarde la relation de l'homme à la nature; b) Nous pensons qu'en dépit du fait réel que le courant mystique était très développé, c'est malgré tout dans la tendance représentée ici que le phénomène qu'est le judaïsme s'est le plus largement manifesté. Qu'il soit bien clair, de toutes façons, que tout au long de notre exposé le judaïsme présenté est celui qui s'exprime dans la tendance halakhique non-mystique.
2. Cette position est clairement mise en évidence dès l'histoire de la transgression d'Adam et d'Ève: bien que la terre n'ait d'aucune manière participé à cette transgression, elle est maudite à cause du péché d'Adam (Gn. 3, 17). Ceci est exprimé de façon encore plus frappante dans l'histoire du déluge: la terre est détruite et toute vie est détruite à cause des mauvaises actions de l'homme vis-à-vis de la société (Gn. 6, 11-13). Mais l'expression la plus explicite du rôle passif donné à la nature — rôle passif qui rend son sort dépendant de la conduite de l'homme — se trouve peut-être bien en Deutéronome 11, 13-17 où il est dit que la productivité de la terre est rendue explicitement dépendante de l'obéissance de l'homme aux commandements de Dieu.
3. Notons cependant la légère différence de formulation dans le cas de l'être-Cela et dans le cas de l'être-Tu. Dans le cas de l'être-Cela nous avons dit qu'une relation Je-Tu serait « insensée », tandis que dans le cas de l'être-Tu nous avons dit qu'une relation Je-Cela serait « impossible ». Pour être très clair, il faudrait dire que c'est précisément là que gît la différence. Je peux m'adresser à un être-Cela, mais le faire n'a aucun sens; d'autre part, je ne peux pas entrer en rapport avec un être-Tu dans une relation de type Je-Cela, car cette même relation Je-Cela empêche cet autre auquel je m'adresse d'être un être-Tu. Il en est ainsi justement parce que l'être-Tu, c'est-à-dire l'êtrede-Conscience, surgit de la relation Je-Tu. L'être-Tu est relationnel de par sa constitution ontologique propre et ne peut être constitué que par la relation Je-Tu. Et ainsi une relation Je-Cela ne constituerait pas un être-Tu. Car ici c'est la relation qui est première ontologiquement; et cela veut dire que la relation détermine le genre d'être impliqué et non l'inverse. (Bien entendu, la présence d'un être-Tu implique nécessairement comme telle la présence d'une relation Je-Tu). L'être-Cela, c'est-à-dire l'être-de-Puissance, lui, n'est pas relationnel de par sa constitution ontologique; il n'est pas constitué par la relation. La relation ici est extérieure et même secondaire. Comme tel, l'être-Cela n'est pas déterminé par la relation; en conséquence, une relation Je-Tu appliquée à cet être est possible en principe, dans la mesure où seule sa constitution est concernée (en dernière analyse, pourtant, elle est pratiquement impossible en ce sens que l'aspect de réciprocité exigé par la relation Je-Tu ne peut se produire du côté de l'être-Cela et, par conséquent, l'autre être, le « Je » de la relation Je-Tu, qui doit être constitué comme un Tu, ne peut pas l'être en réalité). Ce qu'on peut certainement dire, en tout cas, c'est que vis-à-vis d'un être-Cela une relation Je-Tu n'a pas de sens.
Remarquons pourtant à ce propos que Buber mentionne une relation Je-Tu avec un arbre. Cela veut-il dire que Buber affirme la possibilité d'une relation Je-Tu avec un être-Cela? Il est indéniable que cette affirmation de Buber est très difficilement compréhensible et acceptable. Il est intéressant de noter que Buber lui-même, après avoir lancé cette déclaration, néglige de la développer ou de l'expliciter; à l'intérieur du corpus imposant des écrits bubériens qui font une place importante au thème de la relation Je-Tu, celle-ci s'applique presque exclusivement aux domaines de la relation entre l'homme et l'homme ou entre l'homme et Dieu. Autrement dit, la relation Je-Tu y est appliquée à des êtres-de-Conscience et non à des êtres-de-Puissance. Et cependant Buber affirme qu'une relation Je-Tu avec un arbre est possible. Comment peut-on l'expliquer? Essayons de le faire en suggérant que Buber présente ici, malgré sa terminologie Je-Tu, un reflet de la vision ontologique du mysticisme de Luria. Selon cette optique, tout être créé est constitué de la même manière, comme un Nitzotz, c'est-à-dire une étincelle divine, entouré par une Qelipah, c'est-à-dire une coquille extérieure. De la sorte il n'y a, dans le domaine des êtres qui constituent la création, aucune distinction qualitative quant à leur constitution ontologique. La seule distinction imaginable est d'ordre quantitatif; c'est le degré d'épaisseur de l'enveloppe qui entoure et cache l'étincelle. Or, étant donné que l'étincelle est clairement un être-Tu (tandis que l'enveloppe est un être-Cela), une relation Je-Tu avec chaque être de la création est possible et compréhensible. Elle est possible avec un arbre, ou tout autant d'ailleurs avec une pierre, autant qu'avec un autre être humain. La seule différence est que, par comparaison avec l'homme, l'épaisseur de l'enveloppe est plus grande dans l'arbre, plus encore dans la pierre, et l'être-Tu y est d'autant plus voilé, ce qui rend la relation Je-Tu bien plus difficile. De toute façon, et nous basant sur cette explication, il n'y a pas de conflit entre l'assertion de Buber — qu'une relation Je-Tu est possible avec un arbre — et notre affirmation qu'une relation Je-Tu ne peut se réaliser qu'avec un être-Tu, c'est-à-dire avec un être-de-Conscience. Car la relation Je-Tu avec l'arbre, en effet, est constituée par la relation avec le Nitzotz qui est un Tu, un être-de-Conscience.
4. La présentation du serpent conversant avec Ève dans le jardin d'Éden (Gn. 3, 1-5) est clairement un vestige d'une mythologie païenne pré-biblique. L'histoire qui fait parler l'ânesse de Balaam (Nb. 22, 28-30) semble bien un conte folklorique. Le discours des arbres dans le Mashal de Yotam (Jg. 9, 8-15) est évidemment une allégorie. Même en tenant compte de cela, ces exemples sont très rares d'une part; et de l'autre aucun effort d'imagination ne peut permettre de considérer qu'ils suggèrent une vision biblique où la nature serait douée de conscience. Il faut cependant reconnaître qu'il n'est pas si facile de savoir clairement à quel endroit précis se situe la ligne de démarcation entre le domaine de l'être-Cela et le domaine de l'être-Tu. En d'autres mots, il n'est pas facile de distinguer si cette ligne de démarcation passe dans le domaine humain ou dans le domaine animal, de savoir si les animaux sont à reléguer in toto dans la nature — c'est-à-dire dans le domaine du Cela — ou s'ils transcendent de quelque manière la nature, ne fût-ce que de façon minimale, pour appartenir aussi au domaine du Tu. Cette dernière vue semble être reflétée dans l'attitude appelée « Tza'ar Ba'alé Khayim », c'est-à-dire la compassion pour les animaux; elle se reflète aussi, et de façon encore plus significative, dans le commandement de l'Alliance conclue avec Noé: « Vous ne mangerez pas la chair avec son âme, c'est-à-dire le sang » (Gn. 9, 4) — car la vie ou l'âme des animaux réside dans son sang. Cela suggère la présence dans l'animal d'une dimension Tu — sa vie, son âme —qui ne peut comme telle, évidemment, être traitée comme un être-Cela, c'est-à-dire qui ne peut être mangée. Malgré cela, c'est la première vue qu'exprime l'attitude généralement adoptée envers les animaux: on les regarde comme des êtres-Cela dans la mesure où on les emploie et les exploite comme instruments de travail, comme nourriture pour l'homme ou comme cobayes pour toute espèce d'expériences.
5. Dans le contexte d'une bifurcation ontologique qui ne fait apparaître que deux possibilités d'êtres, les êtres-Cela .
6. Dans ce contexte il est important de noter ceci: le fait que l'homme est lié à la nature par une relation Je-Cela n'empêche pas que cette relation soit une relation de jouissance de la nature. Au contraire; la jouissance constitue éminemment une relation de type Je-Cela, car elle n'est rien d'autre qu'une forme raffinée de l'utilisation. La jouissance dépend de la beauté perçue dans l'objet; la beauté à son tour dépend des aspects d'ordre, de proportion, d'équilibre, d'harmonie qui s'y trouvent; or ces aspects sont tous fonction de la catégorie quantité, catégorie qui n'appartient qu'à la dimension du Cela. De la même façon, le fait que la relation de l'homme à la nature soit une relation Je-Cela n'empêche pas qu'elle soit aussi une relation de crainte et d'émerveillement devant la nature. Crainte et admiration ne sont des expressions de la relation Je-Cela que parce qu'elles proviennent des aspects de grandeur et de complexité, qui sont des catégories de quantité; or, nous l'avons vu, la quantité appartient exclusivement à la dimension du Cela. La crainte et l'émerveillement dépendent de la puissance et de la complexité de l'objet: si la Puissance manifestée est suffisamment écrasante ou complexe, elle produira la crainte ou l'émerveillement. Peur et fascination, beauté et crainte sont liées aux manifestations de la Puissance et ne peuvent surgir que dans une relation à un être-Cela. De sorte que les diverses expressions de jouissance de la nature ou d'admiration et de peur devant la nature, expressions que nous rencontrons dans les littératures biblique et rabbinique, loin de contredire et de miner par la base notre affirmation, s'accordent en réalité de façon claire et logique avec elle. En fait, elles sont en conformité avec la perception de la nature comme étant constitutée par un être-Cela et elles découlent de cette perception.
Allons plus loin. La conception de la nature comme un être-Cela n'empêche pas davantage la possibilité pour l'homme de s'associer à la nature et de sympathiser avec elle. Si nous nous souvenons en effet que l'homme, comme nous le verrons plus amplement bientôt, est considéré comme étant un être Cela-Tu, constitué à la fois par la dimension Cela et par la dimension Tu, et donc participant à la fois de la Puissance et de la Conscience, alors, en raison de sa dimension Cela, l'homme peut en toute vérité s'associer à la nature et sympathiser avec elle. De sorte que les expressions en ce sens que nous pouvons trouver dans la tradition sont tout à fait en conformité avec la vision de la nature comme étant constituée par un être-Cela.
7. Voir par exemple Is. 27, 1; 51, 9-10. Ps. 74, 13-14. Jb. 7, 12.
8. Voir par exemple Jb. 38, 4-8. Is. 40, 12. 21-22.
9. Nous avons ici deux versions différentes issues de traditions différentes; elles présentent des variantes et des divergences assez significatives. Mais ce fait n'a guère d'influence sur la thèse principale de notre exposé; inutile donc de nous y attarder.
10. E n'est donc pas surprenant que la tradition juive ultérieure, en parlant de la création, revienne presque toujours à ce chapitre comme à la source principale, pour ne pas, dire exclusive, de la conception biblique de création.
11. En fait, les autres références bibliques à la création — Job, Isaïe, les Psaumes — précédemment citées, traitent exclusivement, elles aussi, du « Comment » de la création. Comme elles se bornent pour ainsi dire à cela, et sans parler des autres considérations que nous avons faites, elles ne servent guère à notre propos.
12. Le temps, en effet, est contingent par rapport au mouvement, et celui-ci l'est, à son tour, par rapport à la matière. De sorte que la catégorie « temps » n'est intelligible qui si la matière existe. La création dans le temps implique donc nécessairement la pré-existence de la matière. Ce n'est que dans la formulation de la creatio ex nihilo que l'acte de la création n'a pas lieu dans le temps. Ici, le temps naît avec l'acte même de la création. Cette considération, du reste, doit rester présente à l'esprit lorsqu'on veut interpréter les formulations médiévales sur la creatio ex nihilo, celle de Maimonide sur la matière primordiale tout spécialement (matière première: Khomek qadmon). Voir en particulier I. Epstein, The Faith of Judaism, ch. 9 (p. 88-92 dans la traduction hébraïque) et son désaccord avec l'interprétation donnée par H. A. Wolfson dans son essai « The Platonic, Aristotelian and Stoic Theories of Creation in Hallevi and Maimonides », dans The Herz Jubilee Volume.
13. C'est ici peut-être que trouve sa justification le fait de déduire la creatio ex nihilo de la création opérée par la parole seule, c'est-à-dire de la formule « Et Dieu dit: qu'il y ait ... et il en fut ainsi ». On s'attendrait, en effet, à ce que le fait de créer, c'est-à-dire de façonner la matière implique une action concrète et manuelle ou mécanique, étant donné que seule une telle action peut affecter la matière. On ne s'attend pas à ce que la parole puisse avoir prise sur la matière, puisse d'aucune façon affecter la matière. Ce qui conduit à penser que la création au seul moyen de la parole exclut la matière comme objet de la création; elle implique même l'absence de matière préexistante; elle implique donc que la création est faite à partir de rien, qu'elle est une creatio ex nihilo. Mais, cela va de soi, ce qui est le cas dans le cours ordinaire des événements n'est pas nécessairement le cas quand il s'agit d'événements appartenant au domaine du divin. Et c'est vrai; le récit de la Genèse dit clairement que la parole divine affecte vraiment la matière. Prenons Gn. 1, 9: Dieu commande aux eaux de se rassembler en une seule masse et cela a lieu; ou bien Gn. 1, 11: Dieu commande à la terre de produire de l'herbe et des arbres et cela a lieu. Le récit de la Genèse, c'est clair, pris au sens strict, ne permet nullement d'inférer que la création effectuée par la parole seule exclurait la possibilité d'une matière pré-existante. Au contraire, il implique nettement une création effectuée par la parole seule avec une matière pré-existante. De sorte que, dans le contexte du récit biblique, la création opérée par la parole seule n'implique pas le point de vue d'une creatio ex nihilo.
14. Sans parler de ce modèle de l'artisan qui suggère la pré-existence de la matière, la notion même d'une création envisagée comme ici en tant qu'établissement de l'ordre à partir du chaos suggère cette pré-existence. Car le chaos et l'ordre ne sont bien évidemment que des manifestations de la matière: ils ne sont que deux états de l'être-de-Puissance. De sorte que la pré-existence du chaos suggère la pré-existence de quelque matière qui se trouve dans un état de chaos et passe ensuite à un état d'ordre (ce dernier état comprenant l'acte de création).
13. G. E. Wright, The Old Testament and Theology, Harper and Row, New York, 1969, p. 74-75. Voir aussi B. W. Anderson, Creation or Chaos,. Association Press, New York, 1967, ch. 2.
16. IS. 51, 9-11.
17. Voir l'essai de G. von Rad, « The Theological Problem of the Old Testament Doctrine of Creation » in The Problem of the Hexateuch and Other Essays, Mc Graw Hill, New York, 1966.
18. G. E. Wright, ibid., p. 80. Ce motif est également affirmé de façon claire dans les expressions des Psaumes relatives à la création. Voir par exemple les Psaumes 104 à 106.
19. G. E. Wright, ibid., p. 76.
20. L'ordre vainqueur du chaos, l'analogie de l'artisan expriment, et précisément dans leur signification métaphysique, une vision fondamentalement païenne de la création, vision que l'on trouve largement reflétée dans les différentes épopées de la création. Ce point de vue ne recevra pourtant son expression classique et explicite que dans le mythe platonicien du Timée.
21. Ceci toutefois ne représente qu'un aspect partiel de la notion de divinité. Pour une analyse plus ample de cette notion, telle qu'elle peut intervenir dans notre sujet, voir la note 50. Il faut donc remarquer que nous ne soutenons pas ici que la négation de la creatio ex nihilo porte une atteinte effective au monothéisme, mais seulement qu'elle rend possible une telle suggestion. Ce qui est réel, c'est que cette négation porte au monothéisme une atteinte partielle, c'est-à-dire que le monothéisme se trouve atteint lorsque la notion de divinité est prise dans son sens partiel d'absolu, autrement dit quand la divinité est considérée uniquement comme l'être non-dépendant et non-contingent.
22. Ce n'est que bien plus tard, dans les formulations de la philosophie médiévale, qu'une telle implication est comprise, saisie, et, de fait, assumée comme base de l'affirmation en cause: le point de vue de la creatio ex nihilo est présent et affirmé dans la Bible depuis le tout début. Même si cette prétention semble injustifiée du point de vue historique, elle est parfaitement valide et révèle une grande pénétration dans la perspective de la logique interne de la pensée biblique.
23. Ceci est dû sans doute partiellement au fait que dans la condition existentielle de l'Exil (c'est-à-dire la condition prédominante à l'époque talmudique) la dimension historique se trouve amputée.
24. Bereshit Raba 1, (éd. Freedman - M. Simon) p. 13.
25. Bereshit Raba 12 (ibid.), p. 98.
26. Bereshit Raba 2 (ibid.), p.. 17-18.
27. Bereshit Raba 1 (ibid.), p. 13.
28. Voir par exemple Bereshit Raba 4 (ibid.), p. 31 ou 1 (ibid.), p. 3.
29. Bereshit Raba 1 (ibid.), p. 1.
30. Ceci est une suggestion de E. Urbach en ce qui regarde les références mythologiques qui viennent, pour la plupart, de la fin de la période tannaïtique et du début de la période amoraïque (un grand nombre de ces histoires est porté au crédit tout particulier de Rav). Cf. Hazal, Magnes Press, Jérusalem, 1969, p. 170.
31. Voir E. Urbach, ibid., p. 172-173.
32. Remarquons aussi à ce propos le nombre de déclarations amoraïques qui repoussent l'idée que les anges étaient partenaires de Dieu dans l'acte de la création. Voir par exemple les spéculations de Bereshit Raba 1 (ibid.), p. 5, au sujet du jour où les anges furent créés (sont proposés le deuxième et le cinquième jour); mais voir surtout l'affirmation de Rabbi Isaac, à savoir que tous sont d'accord que les anges n'ont pas été créés le premier jour: il ne faut pas qu'on puisse penser qu'ils ont aidé Dieu dans l'oeuvre de la création. La signification de ces affirmations devient encore plus mordante quand on se souvient que cette notion d'anges participant à l'acte créateur est un thème central des plus courants dans les doctrines gnostico-dualistes.
33. De fait, cette interchangeabilité se justifie parfois objectivement lorsque les deux formulations sont entrelacées, c'est-à-dire quand le créateur, être divin éternel, est identifié avec la créé, être substantiel co-éternel, les deux devenant un seul être; ceci est possible dans la mesure où le créateur, être divin co-éternel, est un « dieu-nature » et qu'il a, comme tel, son essence dans le domaine de la nature, c'est-à-dire dans le domaine du créé, dans la substance du monde. C'est ainsi que le « prince de la mer » se trouve identifié avec les eaux primordiales et le « prince des ténèbres » avec l'obscurité primordiale.
34. On peut donc avoir une formulation dualiste sans que la creatio ex nihilo soit pour autant niée. Ainsi, lorsque le co-créateur est lui-même un être créé, mais créé avant la création du monde. Tous les actes de la création peuvent bien être alors ex nihilo, et, en même temps, Dieu a un partenaire dans la création du monde. Ceci serait possible au moins théoriquement; et le statut donné aux anges ou au « prince des ténèbres » dans certaines des affirmations rabbiniques pourrait bien laisser supposer que c'est là la situation envisagée par la littérature rabbinique. Naturellement, nier la creatio ex nihilo implique nécessairement un dualisme, mais seulement dans le sens fondamental —existence de deux êtres ultimes indépendants — et non dans le sens plus spécifique qui est celui que nous utilisons ici: existence d'un co-créateur partenaire de Dieu.
35. Hagiga 12, 1.
36. A ce propos, toutefois, nous devons mentionner le point de vue de Rabbi Judah au nom de Rabbi Shimon, à savoir que le temps existait avant la création (voir Bereshit Raba 3 (ibid.), p. 23. Et cela, étant donné l'argument pré-cité, suggérerait l'existence de la
matière primordiale. Mais ce n'est pas le cas ici: la déclaration rapportée par Rabbi Judah semble recevoir sa justification du point de vue proposé par Rabbi Abahu, que Dieu a créé, puis détruit tous les mondes qu'il avait faits avant de créer celui-ci. Une telle affirmation semblerait à tout le moins lier clairement l'existence du temps à l'acte de la création; elle nierait donc, par déduction, l'existence de la matière primordiale; elle ne fait que repousser l'acte de la création dans un passé antérieur à la création de ce monde. Il s'ensuit que si le temps existe déjà au regard de la création de ce monde, il n'existe pas antérieurement à tout acte de création; il n'existe donc pas de toute éternité. C'est toutefois cette dernière remarque qui constitue le noeud de la question: elle implique clairement l'absence de matière primordiale.
37. Bereshit Raba 3 (ibid.), p. 18.
38. Ce qui exclut, par conséquent, en ce qui touche à la question spécifique en cause, toute considération de priorité entre la création de la lumière et la création des ténèbres.
39. Le « Ayin », le rien, ce rien qu'il mentionne, semble bien être personnifié; bien entendu, nous devons aussi noter que, lors du même incident, Rabbi Yehoshua rejette clairement toute insinuation en ce sens.
40. Bereshit Raba 1 (ibid.), p. 8.
41. Voir E. Urbach, ibid., p. 167.
42. Y. Epstein, Emunat HaYahadut, Mosad ha-Rav Kuk, Jérusalem, 1965, p. 86.
43. Hagiga 2, 1. La même idée est exprimée dans une interprétation donnée du fait que le récit de la création commence par la lettre beth; cela pour montrer que « tu n'as pas le droit de chercher à savoir ce qui est au-dessus, ce qui est au-dessous ... » (Bereshit Raba 1, p. 9).
44. E. Urbach, ibid., p. 189. Mais strictement parlant, ceci maintient la question de la creatio ex nihilo dans une certaine ambiguïté: même si, comme nous l'avons signalé, la création opérée par la parole seule peut suggérer une creatio ex nihilo, une telle création peut toutefois être considérée aussi comme signifiant l'introduction de l'ordre dans le chaos, le simple façonnement d'une matière primordiale chaotique en univers ordonné selon le modèle de l'artisan qui façonne un objet.
45. Voir Y. Epstein, Emunat HaYakadut (traduction de The Faith of Judaism), Mosad ha-Rav Kuk, Jérusalem, 1965, p. 86.
46. Pour cela voir par exemple Saadia, Beliefs and Opinions, I, p. 1-15; Maimonide, Guide to the Perplexed, II, p. 13-31; Albo, Ikkarim, I, p. 23.
47. Nous avons cependant l'exception notable du Gersonide. Voir Milhamot Adonai, IV.
48. Voir par exemple Albo, ibid., I, p. 23. Maimonide, cependant, semble constituer une exception nette, et importante. Il accepte le point de vue de la creatio ex nihilo, certes, mais seulement parce que, dit-il, il est impossible de prouver philosophiquement l'existence d'une substance primordiale, pas plus qu'il n'est possible de prouver philosophiquement sa non-existence. Autrement dit, puisque la raison ne peut permettre à personne de choisir entre les deux possibilités, on se trouve obligé à un choix arbitraire entre l'affirmation aristotélicienne de l'existence d'une substance primordiale, et l'affirmation jugée biblique par Maimonide de la creatio ex nihilo; en ces circonstances (et seulement parce c'est la conjoncture dominante) il opte pour ce qu'il croit être la position biblique, c'est-à-dire l'affirmation de la creatio ex nihilo. Mais il ajoute de façon très significative que si des arguments philosophiques pouvaient être produits en faveur de l'existence d'une substance primordiale, il n'aurait aucun problème pour adopter le point de vue d'Aristote et rejeter l'affirmation de la creatio ex nihilo. Il est donc clair que pour Maimonide l'idée d'une creatio ex nihilo n'est pas une doctrine absolument essentielle et inhérente à la structure de la foi juive.
49. Beaucoup cherchent à établir ce point à partir du verbe hébreu bara, qui est employé dans le récit biblique de la création. Tels sont par exemple Saadia dans son commentaire sur Isaïe, Maimonide dans le Guide, III, ch. 10, Ramban et Bachya ben Asher dans leurs commentaires respectifs sur Genèse 1, 1.
50. A ce propos, il peut être instructif de comparer brièvement la désacralisation de la nature effectuée par le judaïsme avec celle qu'opère la philosophie grecque. On a dit que le judaïsme et la philosophie grecque désacralisent tout deux la nature (voir par exemple G. E. Wright, ibid., p. 72-73). Le judaïsme réalise la désacralisation de la nature en constituant l'être de la nature comme un être créé, c'est-à-dire un être dépendant, fini dans le temps, tandis que la philosophie grecque la réalise en démythologisant la nature, c'est-à-dire en transformant les dieux de la nature en symboles. Cela suggère que le judaïsme et la philosophie grecque diffèrent seulement dans le mode de désacralisation de la nature (le judaïsme l'effectuant au moyen de la doctrine de la creatio ex nihilo et la philosophie grecque au moyen de l'affirmation que la raison l'emporte sur le mythe), le résultat obtenu —c'est-à-dire la désacralisation de la nature — étant le même. Ces remarques ne peuvent qu'induire en erreur. Car, de toute évidence, la désacralisation de la nature opérée par la démythologisation de la philosophie grecque est totalement différente de celle que le point de vue de la creatio ex nihilo opère dans le judaïsme. La doctrine de la creatio ex nihilo désacralise la nature en ce sens qu'elle refuse de considérer son être comme un être absolu. La philosophie grecque, par contre, désacralise la nature en refusant de considérer son être comme un être personnel: elle transforme l'être personnifié, l'être-apparemment-Tu (que l'imagination poético-mythologique attribue à la nature) en un être impersonnel, un être-Cela. Il est certain que la philosophie grecque ne refuse pas à la nature le caractère d'être absolu. A dire vrai, son essence même — la suprématie de la raison — dicte sa négation radicale d'une creatio ex nihilo (rien ne peut venir de rien) et en conséquence la philosophie grecque ne peut pas ne pas affirmer le caractère absolu de l'être de la nature, c'est-à-dire son statut d'être primordial. C'est la notion de divinité d'abord, et corrélativement celle de désacralisation qui revêtent ici, c'est clair, deux significations différentes et distinctes. Creatio ex nihilo et démythologisation philosophique abolissent toutes les deux la divinité et donc désacralisent; mais l'une le fait dans un sens et un seul; l'autre le fait dans le second sens et le second sens seul. Allons plus loin: dans le contexte du judaïsme, la désacralisation partielle opérée par la creatio ex nihilo est en réalité une désacralisation de la nature radicale et totale. Nous avons vu, en effet, que la nature se trouve déjà constituée, d'entrée de jeu, comme un être-Cela (et non comme un être-Tu), ce qui veut dire, en nous plaçant sous l'angle de la personnalité, que la nature n'est jamais et n'a jamais été divinisée; et donc qu'elle est déjà et qu'elle a toujours été désacralisée. Etant donc déjà désacralisée sur le plan de la personnalité, une fois de plus désacralisée par la creatio ex nihilo, la nature dans le judaïsme se trouve totalement et radicalement désacralisée à la fois quant au caractère personnel et quant au caractère absolu. Dans le contexte de la philosophie grecque, par contre, la nature continue d'être divinisée quant au caractère absolu, et la seule désacralisation réalisée est celle qui touche au caractère personnel.
51. Rien d'étonnant à ce que création et théisme soient si intimement liés dans la pensée biblique et rabbinique. La notion de création par le seul moyen de la parole prend sa source dans le récit de la Genèse et se trouve abondamment exprimée dans la pensée rabbinique (voir les références à la création par la parole, par exemple dans Avot 5, 41; Mekhilta 10, 150; Bereshit Raba 17, 151; ou les références à Dieu comme étant « Celui qui parla et le monde fut »; ainsi en Sanhédrin 19 a). Peut-être, en vérité, le sens réel de cette notion réside-t-il dans le fait qu'elle suggère fortement une structure théiste: parole et commandement suggèrent une complète altérité entre celui qui parle — le Créateur — et l'objet réceptif de la parole —le créé.
A ce propos il est toutefois intéressant de noter que la Kabbale emploie la formule de creatio ex nihilo dans un contexte où la création est comprise en termes d'émanation, autrement dit dans un contexte panthéiste. Cela vient de l'identification du divin avec le rien: Dieu est le rien. Dans son sens littéral, en effet, le dogme d'une creatio ex nihilo, spécialement dans sa formulation hébraïque « Y esh-me-Ayin » affirme que ce qui est (le Y esh) a été tiré du rien (le Ayin). Or, si le rien (Ayin) et Dieu sont identiques, le dogme de la creatio ex nihilo en arrive à signifier que ce qui est, c'est-à-dire le monde, est sorti de la divinité, ce qui montre clairement que la création est comprise comme une émanation de Dieu. De toute évidence nous avons ici une interprétation radicalement différente de celle que soutient le judaïsme que nous présentons; radicalement différente et incompatible. Ceci est un bon exemple de ce que nous disions en commençant: à quel point une même tradition religieuse historique peut faire tenir ensemble, grâce à la même expression verbale d'une doctrine, des interprétations radicalement différentes de cette doctrine.
52. On est vraiment tenté de dire: de même que Dieu est vu comme étant constitué en un « Tu-éternel », c'est-à-dire comme l'être qui, de par sa propre constitution, ne peut-être qu'un Tu, de même on peut considérer la nature comme étant constituée en un « Cela-éternel », c'est-à-dire comme l'être qui, de par sa propre
constitution, ne peut être qu'un Cela. Et, disons-le en passant, c'est cette distinction qualitative entre l'être de Dieu comme le « Tu éternel » et l'être de la nature comme le « Cela éternel » qui fournit la raison ultime (c'est-à-dire une raison fondée en ontologie) pour la position non-panthéiste, c'est-à-dire la position théiste du judaïsme.
53. Ceci implique une autre différence radicale entre le judaïsme et la philosophie grecque en ce qui regarde la désacralisation de la nature. La différence réside ici dans l'impact que la désacralisation de la nature a dans le domaine éthique. Malgré la désacralisation (ou plus précisément à cause de la désacralisation, celle-ci étant effectuée par la creatio ex nihilo), le judaïsme maintient les notions de responsabilité pour les actions exercées sur la nature. Dans la philosophie grecque, par contre, et justement parce qu'il n'existe pas ici de désacralisation opérée par une creatio ex nihilo, la désacralisation qui est effectuée et qui constitue la nature comme un être-Cela laisse à celle-ci (en tant qu'être-Cela) sa qualité d'être absolu (c'est-à-dire d'être co-éternel et indépendant); il devient donc impossible d'introduire ici les notions de responsabilité pour des actions exercées sur cette nature. De sorte que les notions de responsabilité se trouvent ré-introduites dans le judaïsme à cause du dogme de la creatio ex nihilo et bien que la nature soit constituée en être-Cela, tandis que dans la philosophie grecque aucun compte ne peut être demandé, aucune responsabilité exigée pour aucune action exercée sur la nature.
54. Voir plus haut notre commentaire sur Genèse 1, 28, à propos de l'injonction faite à l'homme de dominer et de soumettre la nature.
55. Cette contrainte s'exprime dans les diverses lois regroupées sous le titre de Bal Tashkhit (« Tu ne détruiras pas »). Ainsi par exemple, abattre un arbre dans le but de faire du feu est permis; abattre un arbre pour le plaisir est défendu; de même, tuer un animal pour pouvoir manger est permis, mais tuer un animal pour le plaisir de chasser est interdit. Sur ce dernier exemple, voir le « responsum » intéressant de Rabbi Yechezkel Landau cité par Freehof: A Treasure of Responsa, p. 216-219.
56. Ceci est particulièrement élaboré dans la littérature rabbinique. Voir par exemple les lois appartenant au groupe Shekhita - l'abattage des bêtes.
57. Il vaut la peine de signaler à ce propos une assertion de von Rad: la notion de création (notion très intimement liée à celle de nature et qui, en fait, ne peut se présenter que lorsque la nature constitue une préoccupation centrale dans la structure de foi) ne trouve pas à s'exprimer dans l'ancien credo de l'Israël biblique, pas plus d'ailleurs que dans les récits yahviste et élohiste. Selon von Rad, le thème de la création ne fait son apparition que bien plus tard, seulement lorsqu'il devient possible de le relier théologiquement avec l'intérêt distinctif et premier de l'Israël biblique, intérêt qui se porte vers le domaine historique: c'est dans l'histoire qu'Israël aperçoit l'action de salut de Dieu. Autrement dit, le thème de la création qui, originellement et en raison de sa signification essentielle, concerne le domaine de la nature, subit une transformation lorsqu'il se trouve incorporé dans la structure de la foi biblique; il acquiert une autre signification qui se réfère au domaine de l'histoire: la création devient le premier des actes de Dieu qui constituent l'histoire du salut. Même ainsi, pourtant, ce thème de la création n'est pas le souci majeur; il est souvent introduit (voir par exemple le Deutéro-Isaïe) simplement « dans une proposition subordonnée ou en apposition ... pour renforcer la confiance dans la puissance de Yahvé et sa promptitude à secourir ». Ce n'est que dans la littérature de Sagesse que le thème de la création occupe une place centrale. La création y est mentionnée « pour elle-même » et elle sert de « base absolue pour la foi » (Voir G. von Rad. Old Testament Theology, vol. I, p. 136-139). Le judaïsme présenté ici n'a pas, c'est bien évident, ses racines ancrées dans la littérature de Sagesse; il est fondé sur les prophéties et les récits historiques. Il est certain que si la question est posée dans un contexte théologique de décider si c'est la Création ou l'Exode qui constitue la pierre fondamentale de la structure de la foi, le judaïsme présenté ici opte résolument pour l'Exode.
58. Dans le judaïsme, le drame religieux et la vocation au salut tournent autour de l'homme en tant qu'il est une entité de-ce-monde (il est très significatif que la réalisation de la vocation religieuse de l'homme ne transcende pas cet aspect « terrestre » de son être). De sorte qu'il est impératif pour la structure du judaïsme de conserver cette dimension « terrestre » de l'homme.
59. A ce propos, le judaïsme considère cette constitution ontologique de l'homme — l'homme est indissolublement un être Cela-Tu — comme chose bonne. Et donc le drame de la condition humaine ne vient pas de la constitution ontologique de l'homme; il n'est pas dans le fait de la présence de la dimension Cela (il n'y a rien de mal à ce que l'homme, en tant que créature, soit constitué comme un Cela en l'un des aspects de son être). Le drame se situe bien plutôt dans le déséquilibre que l'homme provoque, en agissant, entre ses deux dimensions, entre le Cela et le Tu qui sont en lui. Le problème réside dans le fait que l'homme cède trop souvent aux tendances « impérialistes de sa dimension Cela qui veut dominer la totalité de sa vie; plus spécifiquement encore le problème est que la dimension Cela assume la direction de la vie de l'homme au lieu de se soumettre à l'influence et à la direction de la dimension Tu. Parallèlement à cela, la rédemption ne consiste pas à éliminer la dimension Cela i(ce qui ferait de l'homme racheté un « être nouveau » qui serait un pur Tu) mais à restaurer le juste équilibre entre la dimension Cela et la dimension Tu. Certes, ni le conflit humain, ni le salut ne sont formulés ici dans le contexte ontologique (nous ne trouvons de fait ici aucune doctrine de la Chute) mais dans le contexte éthique; drame humain et rédemption ne sont pas formulés selon une question qui regarderait le comment de la constitution de l'homme: Comment l'homme est-il constitué? mais bien plutôt dans l'optique de la question: Comment l'homme exprime-t-il et réalise-t-il l'être qu'il est? Autrement dit, drame et rédemption se formulent en termes de conduite humaine dans les actions et les relations. Le conflit se posant dans le domaine éthique, on peut dire qu'il est centré en substance sur le déséquilibre qui existe entre la dimension Cela et la dimension Tu, tel que ce déséquilibre s'exprime non pas au dedans de l'homme, mais au dehors par rapport aux relations de l'homme avec son semblable (le déséquilibre provoquant dans ce contexte l'exploitation sociale, c'est-à-dire l'injustice sociale). Parallèlement, la rédemption est centrée sur la société plus que sur l'individu comme tel: elle a pour but d'établir le juste équilibre entre les deux dimensions du Cela et du Tu, et elle s'exprime de façon spécifique dans la relation entre l'homme et son semblable; autrement dit, elle a pour but d'établir une communauté où règne la justice.
Bien plus, c'est dans cet effort pour établir une communauté juste, c'est-à-dire dans un effort pour réaliser la rédemption, que l'homme, en vertu de sa dimension Tu, est capable de devenir un partenaire de Dieu, ouvrier avec Dieu, créateur avec Dieu. C'est là en fait ce que veut dire la tradition quand elle parle de l'homme comme d'un partenaire de Dieu. L'homme, en tant qu'il est un Tu, est un partenaire de Dieu dans l'oeuvre qui consiste à réaliser le but de la création, c'est-à-dire la rédemption; mais il ne l'est pas dans l'oeuvre de la création elle-même. Il est ouvrier avec Dieu pour faire l'histoire, c'est-à-dire pour établir la communauté que Dieu veut; mais il ne l'est pas pour faire la nature, c'est-à-dire pour former l'univers physique. Bref, il est un co-créateur dans le drame, mais non un coopérateur dans la tâche de préparer la scène pour le déroulement du drame. Si nous réfléchissons d'ailleurs en termes de raison et de fonctionnement de la logique interne de la dimension Tu, nous voyons effectivement qu'il n'est possible à l'homme d'être un co-ouvrier et un co-créateur qu'en ce qui touche à l'histoire et à la société, mais pas en ce qui regarde la nature. La création de la nature (au sens, bien entendu, de creatio ex nihilo et non au sens de fabrication d'un objet par l'artisan) est un acte qui transcende toute rationalité, un acte exclu par la logique interne de la dimension Tu. Comment un Tu peut-il créer un Cela? c'est-à-dire l'appeler à l'existence? c'est là un mystère. Et cela étant on peut attribuer peut-être ce pouvoir à la divinité (et même alors, nous l'avons vu, la signification du fait cesse d'être scientifique ou métaphysique pour devenir morale et religieuse); mais on ne peut certainement pas l'attribuer à l'homme. De sorte que, lorsqu'elle en vient à la création de la nature, la tradition est très claire: l'homme n'est pas un cocréateur. Quand il prépare la scène du drame, Dieu n'a ni partenaire ni collaborateur: Il est le seul Créateur. Et l'homme, qui doit jouer un rôle si éminent dans le drame qui se joue sur la scène, l'homme est lui-même un être créé. Ceci est souligné de façon poignante en Sanhedrin 4, 5. Les rabbins demandent: « Pourquoi l'homme fut-il créé en dernier? » Réponse: « Pour que les hérétiques ne puissent pas dire qu'il fut partenaire avec Lui (c'est-à-dire avec Dieu) dans son oeuvre (c'est-à-dire dans l'oeuvre de la création ». C'est là le point de vue réfléchi des rabbins, et nous ne pensons pas qu'il soit compromis par une ou deux références du Talmud qui peuvent superficiellement suggérer que l'homme est vu comme partenaire de Dieu dans l'oeuvre créatrice. Nous avons l'exemple de Rabbi Hamnuna: il affirme que toute personne récitant « Et le ciel et la terre furent achevés » la veille du Shabbat est considérée comme si elle était devenue partenaire avec Dieu dans l'oeuvre de la création (Sabbath 119); nous avons encore l'exemple du juge: il est dit qu'un juge qui dispense la justice avec une parfaite équité, ne fût-ce que durant une heure, est considéré comme s'il avait été partenaire de Dieu dans l'oeuvre de création (Sanhedrin 10). Mais ces deux affirmations ne prétendent pas réellement que l'homme est effectivement un tel partenaire de Dieu. L'expression « comme si » est d'une importance cruciale ici pour bien comprendre ces affirmations. Ce qu'elles disent en réalité, c'est que l'Écriture estime si hautement certains actes de l'homme que la personne qui les accomplit reçoit le grand honneur d'être considérée par cette même Écriture comme si elle avait été partenaire de Dieu dans l'oeuvre de la création. Bien plus, il est intéressant de noter quels sont les actes si hautement estimés: la sanctification du Shabbat et l'exercice de la justice. Tous deux symbolisent non pas l'oeuvre de la création mais son but, la fin de la création, autrement dit ce en vue de quoi le monde a été créé (Certes, les deux exemples donnés représentent deux notions radicalement opposées de cette fin; le Shabbat signifie la cessation de toute activité, le dépassement du flux de la création, de sorte que la création se trouve achevée « par négation », tandis que l'exercice de la justice signifie l'utilisation de l'activité au profit d'autrui, de sorte que la création se trouve achevée « par affirmation ». Bien entendu, ces deux fins ont des ramifications très étendues et elles impliquent des structures de foi radicalement différentes; mais ce n'est pas ici le lieu de poursuivre cette discussion. Qu'il suffise de dire que le judaïsme ici présenté voit le but de la création comme résidant dans la poursuite de la justice sociale). Nous dirons donc ceci: déclarer que « l'homme est un partenaire de Dieu dans l'oeuvre de la création » est une affirmation elliptique à comprendre comme telle, le sens complet étant le suivant: l'homme est partenaire de Dieu dans l'oeuvre qui consiste à accomplir la fin de la création. Un usage si elliptique peut très bien être admis dans la mesure où la fin d'un objet constitue l'essence même de cet objet.
60. De sorte que chaque homme devrait dire: « c'est pour moi que le monde fut créé » (Sanhedrin 4, 5). Le monde a été créé pour moi, non seulement pour que j'en jouisse (comme on l'interprète souvent) mais pour que je puisse exister simplement.
61. De fait, ce pouvoir d'exiger des comptes est l'une des expressions essentielles du fait qu'il est porteur de l'image divine.
62. En réalité, mon devoir de rendre compte s'étend au-delà de cet homme, mon semblable, qui vit en même temps que moi. Dans la ligne de la première considération, il s'étend à cet homme, mon semblable, qui sera demain (mais non pas à celui qui était hier); car ce que je fais à la nature détermine si, oui ou non, il aura la possibilité d'exister demain. Dans la deuxième ligne de pensée, cependant, ma responsabilité s'étend non seulement à mon semblable de demain mais aussi à celui d'hier; car la vocation de réaliser le but de la création — qui est la rédemption — appartient à toutes les générations humaines, et les morts ont un intérêt continu à ce que cette vocation s'accomplisse.