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SIDIC Periodical XXV - 1992/3
L’étranger parmi nous (Pages 17 - 20)

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Dimension spirituelle et culturelle de l'Europe
Anne-Bénédicte de Saint Amand

 

Ce texte est celui d'une intervention faite à l'occasion de la réunion des chefs d'établissements de Noire Dame de Sion (France, Angleterre, Turquie), en novembre 1990. Les difficultés qui ont surgi depuis cette date: montée du racisme et surtout réveil des nationalismes, montrent l'urgence de cette "hospitalité des différences" proposée comme idéal de l'Europe de demain.

Ma réflexion ne portera pas sur la réalité géopolitique, économique de l'Europe, mais sur l'Europe comme réalité culturelle et spirituelle. Je dégagerai seulement quelques valeurs qui ont construit l'Europe et qui nous interrogent aujourd'hui en tant qu'éducateurs. L'Europe est issue de la rencontre de plusieurs unités culturelles qui ont su se féconder les unes les autres : Athènes, Jérusalem, Rome, Byzance. Je donnerai la préférence à Athènes et à Jérusalem.A la question: Qu'est-ce que l'Europe ? Levinas répond: C'est la Bible et les Grecs. Cette réponse m'a séduite et c'est elle qui sera la trame de mon propos, le levier de nos interrogations pour l'Europe nouvelle. Nous nous demanderons comment l'héritage des Grecs, comment les valeurs juives et chrétiennes interrogent notre conscience d'Européens et suscitent en nous le désir de construire l'Europe, non celle des écus, mais celle de l'esprit.

ATHENES: L'arbre de la connaissance

La philosophie grecque développe l'idée fondamentale que le salut vient de la connaissance. Le salut c'est, aujourd'hui comme hier, la libération de l'ignorance, de l'erreur, de l'illusion, des fausses sagesses, en un mot, des ténèbres. Etre libéré pour qui, pour quoi? pour chercher la vérité et le bien, devenir immortel, s'identifier à la divinité. Ainsi Socrate, "le plus sage des hommes", s'est laissé séduire par le serpent, le plus rusé des animaux. "Vous serez comme Dieu", "vos yeux s'ouvriront, vous ne mourrez pas". Il faut donc cueillir les fruits de l'arbre de la Connaissance, car le but de la vie est "savoir", et la vertu réside dans le savoir. Quels sont ces fruits de l'arbre de la Connaissance? Une énumération serait sans intérêt. Je ne cueillerai qu'un seul fruit, difficile à nommer à cause du caractère vieilli des mots. Je vais l'appeler, selon la traduction de Patocka, le souci, le soin de notre âme. Sans doute l'âme ne peut se définir. Platon n'y a jamais réussi, car c'est selon lui une entreprise divine. Pour les Grecs, l'âme est ce regard capable de transcender le monde sensible, de prendre de la hauteur, de voir le beau, de découvrir le vrai et d'accomplir le juste. Elle se découvre divine, une étincelle de Dieu, immortelle. Il faut en prendre soin pour la rendre apte à chercher Dieu. Ce souci de l'âme est au coeur de la philosophie de Platon et s'exprime sous deux aspects qui interrogent notre conscience européenne:
1) il est centré sur la formation de la conscience;
2) et il met en jeu un projet de communauté.

I) le souci de l'âme est intérieur.

Il s'agit de découvrir le chemin intérieur capable de conduire à la vérité qui est en nous. Pour cela il faut éduquer la conscience. Platon distingue dans l'âme trois fonctions:
— la raison sous son double aspect:
• théorique: la capacité de saisir l'essence des choses,
• pratique: elle nous accompagne dans nos actions, incarne la sagesse, est responsable de notre paix personnelle;
— le coeur, source de dynamisme et de générosité, de courage;
— l'énergie pulsionnelle et désirante.

A ces trois fonctions de l'âme répond une triple éducation, éducation de la raison, du coeur et du désir. Cette éducation doit former des âmes solides, capables de tenir bon dans la tempête. Le procès de Socrate est un exemple de cette solidité personnelle. Chacun de nous peut actualiser cet héritage. J'évoquerai un exemple aujourd'hui en Europe: Vaclav Havel, le 10 mai 1990, a prononcé devant le Conseil de l'Europe un discours très émouvant. Ce discours rend témoignage de la solidité intérieure qui a permis à Vaclav Havel, non seulement de résister, mais de rêver. Comme Socrate en prison, découragé par ses amis, il a eu le courage de rêver à une Europe sans murs, sans frontières artificielles, sans stocks d'armes; à une Europe des droits humains, dont la politique ne serait pas subordonnée aux intérêts particuliers, une communauté des nations. Aujourd'hui, à l'heure où s'est engagé processus de reconstruction de l'Europe, il faut relire ce texte: "Oui, les valeurs spirituelles et morales sur lesquelles repose le Conseil de l'Europe constituent les meilleures bases possibles pour une future Europe intégrée"...

Un autre exemple: le Père Valadier, s.j., faisait une conférence à Strasbourg sur "Liberté morale et rigorisme", montrant que le rigorisme oublie la liberté responsable et ne peut relever les défis de la modernité. Une question a été posée par un médecin chargé de faire réfléchir les étudiants sur les problèmes de bio-éthique; "Quand je mets mes étudiants devant la responsabilité d'un discernement personnel, ils me disent: "Qu'est-ce que la conscience morale"? D'où la nécessité de former la conscience personnelle et morale. La formation de la conscience exige une activité questionnante. Le souci de l'âme se déploie aussi à travers un dialogue dans lequel l'interlocuteur s'interroge et se laisse interroger. La crise actuelle montre que prendre soin de notre âme, c'est se lais-ser interroger, laisser venir la question en nous, dans un dialogue qui nous transforme intérieurement et éclaire notre regard. Eduquer au questionnement: les Grecs l'avaient compris, l'Europe ne l'a pas oublié.

2) Le souci de l'âme met en jeu un projet de communauté

La méditation sur la catastrophe socratique pousse Platon à "construire" la République qui a souvent servi de modèle de référence pour l'utopie, et aussi de cible pour la réflexion. Dans la cité, l'homme accompli est un citoyen capable de se mettre en question, de dialoguer avec lui-même et avec d'autres, de gouverner selon la raison avec justice et courage. La cité est dirigée par des sages qui ont le souci de l'âme parce qu'il faut atteindre le Bien. Le but de la politique est, en effet, de rendre les hommes meilleurs. Il doit donc exister une correspondance entre la perfection de l'âme et celle de l'Etat (la perfection de l'âme de ceux qui sont au pouvoir). Platon montre que la dégradation de l'âme mène à la dégradation de l'Etat, et vice versa. Le souci de l'âme met en jeu notre vie sociale et démocratique. La vertu des citoyens est leur capacité de sacrifier leurs intérêts au bien commun. Un régime politique doit gouverner selon des lois justes. La Justice, c'est bien le sous-titre de la République. Ce projet de communauté est peut-être utopique, il l'est de toutes façons. Nous voyons que les valeurs qui conditionnent la démocratie ne sont jamais acquises une fois pour toutes. Elles restent à promouvoir. "La Charte de Paris" est une tentative qui va dans ce sens. C'est l'engagement pris par les chefs d'Etat et les gouvernements en faveur de la démocratie fondée sur le respect des droits humains et des libertés fondamentales. Ainsi la formation de la conscience, sur le plan individuel comme sur le plan collectif, est au centre de la philosophie grecque, à la racine de la conscience européenne. L'Europe est née de ce souci, elle a péri pour l'avoir oublié. Vaclav Havel le rappelle: "Notre paysage est dévasté, notre économie délabrée et, avant tout, notre conscience morale déformée. Mais l'Europe retrouvera ce souci de l'âme. Des signes l'annoncent. Gorbatchev n'a-t-il pas déclaré au Pape: "le reconnais qu'il y a dans l'homme une dimension spirituelle et qu'il faut la nourrir". Ce souci de l'âme est aussi notre souci aujourd'hui. Tous les pays d'Europe veulent libérer leur âme pour retrouver le sens de leur existence personnelle et politique, pour sauver leur identité profonde.

JERUSALEM: L'arbre de Vie

L'Europe, c'est les Grecs, mais c'est aussi la Bible. Jérusalem est l'inspiratrice de ces valeurs qui fondent notre culture européenne. Quelles sont-elles? Là encore je fais un choix, je cueille un seul fruit de l'arbre de Vie: l'accueil de l'autre comme semblable et différent, image de Dieu Nous nous éloignons d'Athènes car, à Jérusalem le salut passe par la demeure des hommes. Lévi nas éclairera ma seconde partie. Pourquoi? parce qu'il est au confluent de deux traditions: Athène et Jérusalem. Sa philosophie est inspirée par la Bible et elle se développe dans le monde actuel Lévinas est né en 1906, en Lithuanie; il a fait se études en France et en Allemagne. Il a baigné dans la culture russe. C'est un des philosophes les plu écoutés. Sa réflexion nous permet de cerner l'héri tage biblique qui est à la source de notre cultur européenne.

1) L'autre comme image de Dieu

Cette conception de l'être humain telle qu'elle se dégage de la Bible caractérise bien l'identitéeuropéenne. Créé à l'image de Dieu, chaque être humain a une dignité unique. La Bible s'adresse à la personne. Dieu attend une réponse engageant toute la vie. Ce qui est premier, ce n'est plus la connaissance de soi, la quête du savoir, la vision, mais l'écoute de la Parole qui révèle à chacun sa vérité. Nous sommes dans un autre espace. "Ecoute, Israel, les préceptes de la vie. Tends l'oreille pour connaître la science" (Ba 3,9).

2) La reconnaissance de l'altérité

Lévinas nous invite à prendre nos distances par rapport à Socrate et à la tradition philosophique selon laquelle la conscience se suffit à elle-même. A l'école de Hegel et de Husserl, il a montré que la conscience n'est jamais un cercle fermé, mais qu'elle est marquée par l'intentionnalité, c'est-à-dire l'ouverture sur l'autre. La conscience de soi s'élabore dans ce rapport à l'autre. L'altérité s'oppose à notre désir de communion sans discordance: il y a entre nous une dualité insurmontable, un écart dans lequel chacun existe. Face à l'autre, chacun est en pays étranger. Mais ne peut-on pas nouer un lien de fraternité? Aujourd'hui, dans une Europe multiculturelle, multiconfessionnelle, nous pouvons entendre cet appel qui transcende l'individualisme grec: "Tu aimeras l'étranger comme toi-même" (Lv 19, 33-34).

3) Altérité, proximité, responsabilité

L'altérité fait éclater le moule dans lequel je risquerais d'enfermer autrui. Parce que l'altérité est séparation, elle est condition de la relation et de la fraternité. Lévinas montre que cette séparation se vit dans la proximité exigeante, bouleversante du visage humain... "Je me demande si l'on peut parler d'un regard tourné vers le visage, car le regard est connaissance, perception. Je pense plutôt que l'accès au visage est d'emblée éthique. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux! Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas". (Ethique et infini, p. 89-90). Le visage se fait parole. Nous retrouvons ici le contexte biblique: Lévinas privilégie toujours la parole invisible par rapport à la forme visible. "L'épiphanie du visage est tout entière langage" (EDE, p. 173). Quel langage m'adresse le visage? "Tu ne tueras point", voilà la première parole du visage.

Le visage ouvre les chemins de la responsabilité. Il m'assigne responsable. Envers qui? envers celui qui vient, le premier venu. François Poirié pose cette question à Lévinas: — Comment se traduit concrètement cette responsabilité envers autrui? — "Autrui m'importe dans toute sa misère matérielle. Il s'agit de le nourrir éventuellement, il s'agit de l'habiller éventuellement... C'est exactement le propos biblique: nourrir ceux qui ont faim, habiller ceux qui vont nus, abreuver ceux qui ont soif, abriter ceux qui sont sans abri. Le côte matériel de l'homme, la vie matérielle m'importent en autrui, prennent en autrui pour moi une signification élevée, concernent ma sainteté". Rappelez-vous, je le cite souvent, le chapitre 25 de Matthieu, rappelez-vous ce dialogue: Vous m'avez chassé, vous m'avez poursuivi —Quand t'avons-nous chassé, quand t'avons-nous poursuivi? — Mais quand vous avez refusé de donner à manger au pauvre, quand vous avez chassé le pauvre, quand vous étiez indifférent à son égard! Comme si à l'égard d'autrui j'avais des responsabilités à partir du manger et du boire. Et comme si autrui que j'ai chassé équivaut à un Dieu chassé. Cette sainteté n'est peut-être que la sainteté du problème social (1).

Approcher quelqu'un, c'est "être le gardien de son frère". C'est "être son otage", car je ne peux échapper à ma responsabilité. Cette responsabilité est aussi une responsabilité envers la société. La fraternité est toujours construction rigoureuse de la justice. La justice, déjà présente dans la République grecque est, pour Lévinas, la vertu biblique par excellence, "la sagesse de l'amour". Nous retrouvons ici les valeurs essentielles de liberté responsable, d'égalité et de justice, de fraternité, racines de l'idéal européen. Lévinas opère un retournement anthropologique. Tandis que la philosophie occidentale prend comme point de départ la suffisance du sujet, Lévinas pose d'emblée le sujet en relation avec l'autre. "La Bible, c'est la priorité de l'autre par rapport à moi". Lévinas va plus loin encore quand il affirme que la relation à l'autre est la voie royale de la relation avec l'Absolument Autre. L'Absolument Autre est inaccessible, mais sa voix peut se faire entendre dans le visage d'autrui. Jérusalem reconnaît la dimension transcendante que la philosophie occidentale avait un peu oubliée. La tradition biblique a bien mis en évidence la caractère éthique de l'existence humaine. "Les valeurs bibliques sont inscrites par Dieu au coeur de l'homme", disait Jean-Paul II au Conseil de l'Europe en octobre 1988. La Charte de Paris pour une nouvelle Europe, signée par 34 pays de la CFCE rappelle aujourd'hui ses engagements: (...) "Nous voulons que l'Europe soit une source de paix, ouverte au dialogue et à la coopération avec les autres pays, favorable aux échanges et engagée dans la recherche de réponses communes aux défis du futur". "Nous exprimons notre détermination à lutter contre toutes les formes de haine raciale ou ethnique, d'antisémitisme, de xénophobie et de discrimination envers toute personne, ainsi que de persécution pour des motifs religieux ou idéologiques (...)".

* * *

Nous le voyons, l'Europe, c'est bien la Bible et les Grecs. L'Arbre du Savoir ne cache pas l'Arbre de Vie. C'est en cueillant les fruits de chacun de ces arbres que l'Européen a donné naissance à sa conscience, à son esprit, à sa culture. Ce qui importe le plus dans le devenir de la culture européenne, c'est la rencontre fécondante de diversités, c'est l'échange des richesses, l'hospitalité des différences. Cette Europe multiculturelle n'est pas seulement un héritage, elle est un projet à construire, une maison commune à bâtir, une communauté d'hommes et de femmes à créer, un dialogue à ouvrir avec d'autres continents dans un monde en développement. Il est urgent de se mettre au travail, de réveiller l'espérance des jeunes en manifestant notre foi et notre espérance dans cette Europe nouvelle.



* Sr. Anne-Bénédicte de Saint Amand, religieuse de Notre Dame de Sion, est professeur de philosophie à Strasbourg.

(1) Fr. Poirié: Emmanuel Lévinas. Qui les-vous?— éd. La Manufacture, p. 99.

 

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