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Retour de l'antisémitisme - Un siècle après l'affaire Dreyfus... Carpentras
Renzo Fabris
Dans les études historiques effectuées ces dernières années se manifeste un courant de pensée tendant à présenter de manière différente du passé les crimes commis par les nazis au cours de la seconde guerre mondiale. Tandis qu'était jadis reconnu par tous le caractère unique des crimes qui ont culminé dans la Shoa, c'est-à-dire l'extermination des juifs, il existe actuellement une tendance à « re-dimensionner » et à relativiser le jugement porté sur ces événements. En Allemagne, autour du débat sur la question de l'unicité, ou plutôt de «l'incomparabilité » des crimes commis il y a plus de cinquante ans, se cristallisent bien d'autres problèmes que la conscience allemande contemporaine découvre comme actuels et ouverts (1). La Shoa étant cet abîme dans lequel s'est précipitée l'histoire pluriséculaire de l'antisémitisme des pays européens, le «révisionnisme » allemand actuel finit par « banaliser » tout l'antisémitisme, le présentant comme l'une des formes sous lesquelles l'humanité a manifesté et continue à manifester son instinct de destruction.
Disons tout de suite que ce travail de banalisation ne peut être toléré. Comme l'écrivait récemment François Bourricaud, il y a pour cela au moins deux raisons (2): La première, c'est que le caractère unique de l'antisémitisme se manifeste dans sa répétition au long de l'histoire; même s'il est vrai, comme l'enseignait Jules Isaac, que flantisémistime n'est pas éternel (3), il est cependant sûr que celui-ci a fait son apparition, sous des formes ou des modalités certes différentes, à des périodes lointaines et proches, et qu'il est encore actuellement bien vivant. La seconde raison, c'est que la présence de l'antisémitisme comporte une responsabilité bien précise de l'Europe, car l'histoire européenne est atrocement tachée du sang des juifs persécutés.
La responsabilité de l'Europe ne peut être passée sous silence, particulièrement de nos jours, alors que l'on se rend compte que l'antisémitisme extra-européen sévissant actuellement dans les pays arabes est, du moins en partie, d'importation européenne et de matrice chrétienne (4). Que cette responsabilité soit en général aussi celle des chrétiens, cela a été admis de manière explicite dans une très récente et importante Déclaration sur l'antisémitisme signée par des représentants du Saint Siège ainsi que de certains organismes juifs internationaux. De ce document, nous parlerons plus loin; nous nous contenterons pour le moment d'en citer un passage rappelant la responsabilité des chrétiens:
« ... Certaines traditions de pensée, d'enseignement, de prédication et de pratique des catholiques, au cours des périodes patristique et médiévale, ont contribué à l'apparition de l'antisémitisme dans la société occidentale. A l'époque moderne, bon nombre de chrétiens n'ont pas été assez vigilants pour réagir contre les manifestations d'antisémitisme ».
Pour toutes ces raisons, nous ne devons pas nous lasser, nous chrétiens, de réfléchir sur l'antisémitisme, surmontant toute tentation de le « banaliser » et de contraindre par là notre conscience au silence.
RÉFLEXION SUR L'ANTISEMITISME
Demandons-nous encore une fois ce qu'est l'antisémitisme (5). De ce phénomène, on a pu compter non moins de trente définitions différentes (6) dans l'ensemble de la littérature consacrée à ce sujet, ce qui signifie que le problème est complexe, difficile, et même très difficile à comprendre.
Pour ne pas nous perdre dans une analyse qui risquerait de nous conduire trop loin du sujet limité que nous avons à traiter, il nous suffira pour l'instant de rappeler la description synthétique, intelligente et pratique, que fait Charles Péguy dans son fameux essai de 1910:
« Les antisémites ne connaissent point les juifs. Ils en parlent, mais ils ne les connaissent point... Il ne sera pas dit qu'un chrétien n'aura pas porté témoignage pour eux » (7).
De ces paroles, nous pouvons déduire deux idées très simples: L'antisémitisme concerne les non-juifs plus que les juifs, même si la charge de violence qui lui est intrinsèque est orientée vers les juifs. Il concerne la condition subjective des persécuteurs plus que celle, réelle et objective, des persécutés. Le chrétien qui s'en rend compte doit intervenir et faire connaître ce phénomène et, en agissant ainsi, il se situe nécessairement du côté du juif.
Si les chrétiens n'ont pas toujours obtempéré à leur devoir, les deux affaires qui ont marqué le début et la fin de notre siècle — l'affaire Dreyfus et celle de la profanation des cimetières juifs qui se résume dans l'outrage commis à Carpentras —sont de bons exemples pour analyser l'antisémitisme et la dynamique du comportement des non-juifs.
Qu'est-ce que l'affaire Dreyfus
C'est un psychodrame qui a pour origine la condamnation aux travaux forcés à perpétuité du capitaine français d'origine juive, Alfred Dreyfus, en 1894; qui va se dérouler, entraînant la France dans une polémique enflammée, d'abord pour ou contre la sentence émise, puis pour ou contre des objectifs ou des intérêts sociopolitiques touchant divers groupes du pays; et qui finalement se conclura de manière formelle avec l'absolution et la réhabilitation du condamné qui eut lieu en 1906. Le fait que Dreyfus ait été juif a pesé grandement sur sa condamnation et déchaîné dans le pays une violente campagne antisémite. A cette campagne s'en est opposée une autre qui soutenait le capitaine et qui, après bien des péripéties, l'emporta sur la première. Ce qui est singulier dans cette affaire, c'est la dynamique des réactions non juives: L'accusation contre Dreyfus n'a pas de consistance, mais elle répond à des incitations provenant de l'attitude d'esprit revancharde des conservateurs et des monarchistes contre les républicains;et du fait que la caste militaire, sentant son prestige menacé, cherche à défendre ce prestige à tout prix; des craintes aussi de la bourgeoisie modérée, tant catholique que laïque. Le capitaine Dreyfus est le bouc émissaire des tensions sociales accumulées en France à la fin du 18ème siècle. Pour soutenir le capitaine, comme on l'a dit, se développa le front dreyfusard, qui bien vite se présenta comme le défenseur des idéaux de la République et engagea contre ses adversaires une bataille politique selon toutes les règles.
Quand l'affaire prend la place de l'homme réel, écrit un historien italien, « l'homme Dreyfus, quoi qu'il fasse, n'est plus qu'un prétexte... de la campagne antisémite de Drumont ou, plus tard, de la campagne pour la vérité de Zola » (8). Pour les antidreyfusards, Dreyfus est le symbole d'une ligue juive fantomatique qui trame dans l'ombre; il est un juif et donc par définition un Judas qui trahit, un ennemi interne de la France. Pour les dreyfusards, après une première période où ils se préoccupent que l'injustice commise ne fasse pas tomber la France « en état de péché mortel », Dreyfus devient l'occasion propice pour que triomphe la République: leurs manoeuvres font dégénérer la « mystique dreyfusarde » originelle en une mesquine « politique dreyfusarde » comme l'affirme Péguy avec véhémence (9).
L'affaire révèle le drame du juif pris entre la stratégie du bouc émissaire (le front antidreyfusard) et les manoeuvres politiques (le front dreyfusard), un drame où le juif devient comme la projection des insécurités et des peurs d'autrui, ou plutôt le prétexte de motivations et d'intérêts qui ne le concernent pas immédiatement: phénomène qui, de toutes manières, montre bien comment l'humanité réelle du juif subit une éclipse sous la pression de deux stratégies opposées qui poursuivent un judaïsme fantasmatique qui n'est qu'un prétexte. Faisant écho aux paroles de Péguy, nous pourrionsdire que si les antisémites ne connaissent pas les juifs, les philosémites, eux, s'en occupent peu ou bien mal. Ce n'est pas un hasard si c'est justement au cours de l'affaire que Théodore Herzl prit conscience que l'heure était finalement venue pour le juif de s'occuper de lui-même, définissant son humanité face au monde grâce à un projet national précis.
Qu'est-ce que l'événement de Carpentras?
L'épisode qui est à l'origine d'une épidémie d'actes honteux en Europe et en Amérique est encore présent à la mémoire de tous. Dans la nuit du 8 au 9 mai 1990, à Carpentras, petite ville française à proximité d'Avignon, quelques dizaines de tombes du cimitière juif sont endommagées, profanées, et le cadavre d'un homme juif est déterré et traité de façon indigne. L'indignation fut grande en Europe et elle s'exprima à Paris, le 14 mai, au cours d'une manifestation publique à laquelle participèrent, avec le Président de la République et un Cardinal, plus de cent mille personnes. Nous sommes trop près de l'événement pour pouvoir en saisir tous les aspects mais, dès à présent, toujours en ce qui concerne la dynamique des réactions non juives, nous trouvons des analogies avec l'affaire.
L'antisémitisme a voulu s'acharner sur l'image du juif au point de vouloir le persécuter symboliquement au cimetière, là où le juif n'existe plus, ou plutôt là où n'existent plus que les restes mortels d'une vie passée. Les antisémites ont voulu accomplir un acte de désacralisation, ayant recours à un rite essentiellement païen (10). Un écrivain d'origine judéo-polonaise, Wlodek Goldkorn, faisait remarquer que « aujourd'hui comme alors (c'est-à-dire dans le cas de Dreyfus), l'antisémite manifeste sa haine envers un juif totalement imaginaire » (11). Le mécanisme même qui déchaîne la violence est celui que nous avons rencontré dans l'affaire. Commentant les événements révoltants de Carpentras, le sociologue Edgar Morin écrivait: « Le sens symbolique est celui de l'annulation de la mémoire qui est, traditionnellement, alimentée par le culte des morts. C'est la volonté d'arracher les morts à la terre, symbole maternel. J'entrevois une intention d'extermination qui va au-delà de l'acte physique d'éliminer un peuple. Un dessein psychologiquement éradicatoire... Il existe toujours la tendance à trouver des boucs émissaires: les coupables de ce qui ne va pas. On cherche parmi les étrangers, les travailleurs émigrés, parmi tous ceux qui, pense-t-on, peuvent corrompre la société par le bas. Et l'on cherche aussi parmi les juifs qui, même s'ils sont assimilés, restent des ennemis internes. Des ennemis masqués. Et à Carpentras on a cherché, de manière ignoble, parmi les morts ».
L'écrivain Maria Antonietta Macciocchi reconnaissait, elle aussi, qu'à Carpentras on retrouvait le phénomène du bouc émissaire: « En réalité, écrit-elle, la France vit des angoisses, des humiliations, des bouleversements, et elle cherche à la manière d'autrefois le bouc émissaire de ses propres craintes dans l'Autre, celui qui est différent, dans le juif, le musulman, peut-être aussi dans les citoyens des pays de l'Est libérés des régimes totalitaires et qui, pour les antisémites, se présentent tous comme des barbares à l'horizon de la citadelle de la liberté » (12).
Le mécanisme du bouc émissaire a été analysé récemment par le jeune sociologue Yves Chevalier qui en a fait l'élément central de son interprétation, en partie nouvelle, de l'antisémitisme. Pour Yves Chevalier, l'antisémitisme est « une technique de mobilisation des masses en vue d'objectifs socio-politiques auxquels les juifs servent d'enjeu ». Il est aussi « une hostilité contre un groupe dont on se fait une certaine représentation abstraite, et qui est donc défini idéologiquement ». La nécessité de se forger un bouc émissaire vient d'une incapacité à trouver une solution la crise d'identité qui travaille le corps social à un certain moment de l'histoire. L'hostilité qui explose a un caractère hallucinatoire et elle se décharge de préférence sur le juif parce que celui-ci est « un bouc émissaire privilégié » (13). Comme s'il voulait réspondre à la fameuse question: « Pourquoi sont-ce les juifs et non pas les cyclistes qui sont persécutés? » (14), Y. Chevalier indique les trois caractères du triste « privilège » des juifs: la visibilité et la vulnérabilité du groupe juif, la crédibilité des accusations portées contre lui (15).
Le concept d'antisémitisme comme mécanisme du bouc émissaire est suggestif au plan sociologique, même s'il n'est pas totalement convaincant au plan historique (16). Il donne cependant une précieuse clé d'interprétation pour comprendre la stratégie de l'antisémitisme, dans le cas de Dreyfus comme dans le cas de Carpentras.
Dans l'épisode de Carpentras, ne joue cependant pas seulement le mécanisme du bouc émissaire: il y a là aussi la tentation de l'instrumentalisation politique. Albert Lévy, commentant dans une publication juive mensuelle, en France, les horreurs de Carpentras, se demandait non sans préoccupation: « A observer les réactions présentes, on se demande si, pour certains, la condamnation exclusive de l'antisémitisme n'a pas pour fin de se conférer à soi-même un certificat d'opposition au racisme, afin de mieux le pratiquer envers les immigrés; si certains, en se mettant de manière ostentatoire du côté des juifs, n'ont pas le dessein caché de s'assurer leur concours dans les campagnes de racisme antiarabe, dans la xénophobie... On ne peut combattre un aspect du racisme en en favorisant un autre » (17).
L'affaire Dreyfus et celle de Carpentras démontrent que, là où se manifeste violemment une crised'identité sociale, apparaissent du même coup la stratégie du bouc émissaire et les manoeuvres d'instrumentalisation politique.
Et maintenant, comment faire face à l'antisémitisme?
Actuellement, en France comme dans d'autres pays d'Europe occidentale, le corps social souffre d'une crise de mutation, passant d'une société industrielle à une société postindustrielle ou de « services », comme disent les sociologues; passant d'une société mono-ethnique une société pluri-ethnique, comme la définissent les anthropologues. Le résultat est que les monstres de l'antisémitisme se remettent à circuler. Dans les pays d'Europe orientale, la difficulté est toute autre, car elle découle du passage d'une société où les nationalismes ont été étouffés pour un certain temps sous l'épais couvercle de l'impérialisme, à une autre société où la liberté tout juste acquise est entendue dans le sens d'une reconnaissance des nationalismes anciens et nouveaux. L'effet est le même, celui de toujours, pour la minorité qui devient le bouc émissaire des antisémites, et un prétexte politique pour les philosémites.
L'histoire qui va de l'affaire Dreyfus aux événements de Carpentras semble nous dire que l'antisémitisme ne se surmonte pas par le philosémitisme. C'est ce qu'a reconnu Péguy qui s'est battu aussi bien contre la « politique antidreyfusarde » que contre la « politique dreyfusarde », comme il le disait.
Le philosémitisme est une forme de philanthropie abstraite: au niveau individuel, il se présente souvent comme l'aboutissement émotionnel d'un processus personnel qui se nourrit de certitudes fantasmatiques plus que de réflexions sérieuses; au niveau collectif, il est un paravent commode permettant d'ennoblir à bon marché des projets qui ne sont pas toujours transparents. Au fond, l'antisémitisme et le philosémitisme s'accordent, sans le vouloir, pour considérer le juif comme l'enjeu d'une partie qui le dépasse. La seule position acceptable pour un chrétien — c'est-à-dire pour un non-juif qui n'accepte pas les jeux de la politique, qu'elle soit « antidreyfusarde » ou «dreyfusarde » — est celle d'une «mystique dreyfusarde », comme disait Péguy, c'est-à-dire de témoigner de la vérité, d'affirmer que le juif n'est jamais un phantasme, mais qu'on doit lui reconnaître toujours et partout une humanité d'autant plus singulière qu'elle se manifeste différente de celle du chrétien même qui la défend.
LA DECLARATION DE PRAGUE
Existe-t-il des normes pour cette «mystique dreyfusarde » à la fois ancienne et nouvelle? Il nous semble que la Déclaration du 6 septembre dernier, faite à Prague par le Comité international de liaison entre juifs et chrétiens, à l'occasion de sa 13ème session (cf. SIDIC revue, n. 3 —1990, p. 26-28), est de grande importance. Le Comité de liaison est constitué, comme on le sait, de représentants de la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le judaïsme et de représentants du Comité juif international pour les consultations interreligieuses.
Vingt-cinq ans après la Déclaration conciliaire Nostra Aetate n. 4, qui joua un « rôle énorme » dans les relations entre juifs et catholiques, la Déclaration de Prague apporte maintenant des approfondissements et des développements sur le thème de l'antisémitisme, qui a déjà été affronté en diverses occasions et dans divers documents ecclésiastiques. La Déclaration signale que l'on a discuté, au cours de la rencontre du Comité de liaison, des racines religieuses et non religieuses de l'antisémitisme, qui date de plus de 1.900 ans, et des relations de ce dernieravec la Shoa. C'est au cours de cette discussion qu'ont été reconnues, dans les termes que nous avons cités plus haut, les responsabilités des chrétiens.
Les représentants de la Commission du Saint-Siège ont confirmé qu'un document catholique sur la Shoa était en préparation. Les nouveautés apportées sur le thème de l'antisémitisme devraient donc être considérées, en quelque sorte, comme une anticipation du document encore en élaboration. Ces nouveautés peuvent être résumées en quatre points:
1. Dans une perspective chrétienne, l'antisémitisme n'est plus seulement « déploré » comme on le dit dans Nostra Aetate n. 4; il n'est plus seulement « condamné », comme l'affirmait pour la première fois le texte des Orientations et suggestions pour l'application de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate n. 4; mais il est exécré en tant que « péché envers Dieu et l'humanité ». Cette affirmation forte, (que nous réclamions depuis plusieurs années), (18) a été exprimée pour la première fois par le Pape lors de son voyage en Australie, le 26 novembre 1986, et la voilà maintenant insérée dans un contexte où les paroles acquièrent une signification qui n'est plus occasionnelle.
2. Du fait que l'antisémitisme est reconnu comme un péché découle la nécessité, pour qui s'en est rendu coupable, d'accomplir un acte de repentir. La Déclaration rapporte les paroles de l'Archevêque Edward Cassidy, Président de la Commission du Saint-Siège: « Le fait que l'antisémitisme ait trouvé place dans la pensée et la pratique chrétiennes constitue un appel à la teshuva (repentir) et à la réconciliation de notre part... ».
La Déclaration ne tire pas d'autres conséquences de cette reconnaissance de l'antisémitisme comme péché mais, comme nous l'avons expliqué en une autre occasion, (19) nous nous attendons à ce que la Commission du Saint-Siège indique aux chrétiens que la voie la meilleure pour combattre ce péché est celle de la prière. Ajoutons que l'antisémitisme est peut-être l'un de ces démons qui, comme l'enseigne le texte de l'Évangile de Matthieu rapporté dans certains manuscrits, ne peuvent être vaincus que par la prière et par le jeûne (cf. Mt 17,21). Le jeûne, pour le chrétien, introduisant la réalité du corps dans la tension de l'esprit, aide à se rappeler que le juif a une humanité concrète, corporelle, qui ne peut se muer en ce phantasme cher l'antisémitisme.
3. Une attention particulière est portée actuellement aux pays d'Europe centrale et de l'Est où se manifeste l'existence de cette maladie qu'est l'antisémitisme, pays qui n'ont été que peu ou pas du tout marqués par l'état d'esprit nouveau qui s'est instauré dans les relations judéo-chrétiennes. Dans certains pays, comme la Tchécoslovaquie et la Hongrie, ont été créés des Comités de liaison judéo-chrétiens; la Déclaration de Prague souhaite la création, dans tous les pays, de Comités de ce genre que la Commission du Saint-Siège et le Comité juif international sont prêts à soutenir. Si l'on tient compte du fait que la même Commission du Saint-Siège souhaite une coopération plus étroite et davantage d'échanges d'informations avec le Comité juif international, de manière à éviter toute incompréhension et tout malentendu entre eux, on peut dire que la Déclaration accorde une valeur en quelque manière nouvelle au travail conjoint des chrétiens et des juifs.
4. Pour combattre l'antisémitisme dans les pays d'Europe centrale et de l'Est, le Document de Prague indique six lignes d'action: a) la traduction et la diffusion, en langues vernaculaires, des documents du Saint-Siège sur les rapports entre juifs et chrétiens; b) l'insertion dans le cursus des études ecclésiastiques des nouveaux documents visant l'élimination de « l'enseignement du mépris »; c) une action vigilante là où peuvent surgir des manifestations d'antisémitisme; d) la promotion d'initiatives visant à garantir à tous la liberté de culte et d'éducation religieuse; e) un soutien actif aux lois visant à supprimer toute forme de discrimination civile; f) l'encouragement, dans les écoles, de programmes éducatifs visant à favoriser le respect des diversités humaines dans le cadre de chaque pays et à combattre haine et préjugés dans les manuels et milieux scolaires.
Le Document de Prague rappelle en outre la solution, déjà bien amorcée, des difficultés liées au carmel d'Auschwitz; il rapporte enfin le voeu exprimé encore une fois par la délégation juive que les chrétiens comprennent la place particulière qu'occupe l'Etat d'Israël dans la conscience juive, et que les archives du Vatican concernant la période la plus obscure de l'histoire juive soient rendues accessibles.
Nous avons parlé plus haut, reprenant une expression dans le sens où la comprenait Péguy, de la nécessité d'une « mystique ». Le Document de Prague, lui, use fréquemment de l'expression: « nouvel état d'esprit » (20). Ayons confiance que le Seigneur nous enseignera, toujours avec patience, à cheminer vers Son lendemain, en progressant dans ce « nouvel état d'esprit » et cette « mystique » qui nous sont si nécessaires.
Notes
Renzo Fabris, très engagé dans le dialogue entre juifs et chrétiens, est connu pour ses articles et ses conférences à Milan et dans toute l'Italie. Il a été pendant de nombreuses années Président du l'Association SIDIC et est-actuellement le Directeur responsable de la revue SIDIC devant les autorités italiennes. Nous présentons ici le texte d'une conférence donnée en italien le 28.10.1990, dans le cadre des activités organisées par l'Amitié judo-chrétienne de Rome.
(I) Voir AA.VV.: Germanie: un passato che non passa. I crimini nazisti e l'identità tedesca (a cura di Gian Enrico Rusconi), ed. Einaudi, Torino 1987.
(2) Voir Préface de François Bourricaud au livre de Yves Chevalier: L'antisémitisme. Le juif comme bouc émissaire, éd. du Cerf, Paris 1988.
(3) Voir Jules Isaac: Genèse de l'antisémitisme. Essai historique, éd. Calmann-Lévy, Paris 1956, P. 29-32.
(4) Cf. Bernard Lewis: Semiti e enlise
mit!. lndagine su un conflitto e su un pregiudizio, ed. U Malin°, Bologna 1990, p. 146-153; p. 221 et suiv. B. Lewis fait remonter au 19ème siècle la pénétration de l'antisémitisme de type moderne dans les pays musulmans, du fait des minorités arabes chrétiennes qui, de toutes les communautés du Moyen Orient, avaient les rapports les plus étroits avec l'Occident.
(5) Nous avons traité à plusieurs reprises ce sujet. Pour bon nombre d'observations que nous ne pouvons répéter ici, nous renvoyons à Renzo Fabris: « L'antisemitismo: analisi di un fenomeno » in Humanitas n. I, février 1986, p. 7 et suiv; « A proposito di antisemitismo: indicazioni ufficiali e comportamenti quotidiani » in StudiFatti Ricerche n. 36, oct-déc. 1986, p. 10 et suiv.; « Il ghetto di Roma ieri e oggi. Corne superare pregiudizi e differenze » in Coscienza, revue mensuelle du Mouvement ecclésial d'engagement culturel, n. 6, juin 1989, p. 17 et suiv.
(6) Cf. Bernard D. Weinryb: « L'antisémitisme en Russie soviétique » in Les juifs en Union Soviétique depuis 1917, éd. Calmann-Lévy, Paris 1971, p. 390-394.
(7) Charles Péguy: « Notre jeunesse » in Oeuvres en prose 1909-1914, éd. Gallimard (La Pleiade), Dijon 1957, p. 628-629.
(8) Bruno Revel: L'affaire Dreyfus (1894-1906), éd. Mondadori, Verona 1936, p. 50.
(9) Cf. Charles Péguy, op. cit. p. 646; 515 et suiv.; 525; 533.
(10) Le Cardinal de Paris, Jean Marie Lustiger, a dit que « profaner les tombes est un acte de paganisme agressif qui blesse au coeur la foi chrétienne et la foi juive » (cf. La Stampa, 16.5.1990).
(I I) Wlodek Goldkorn: « Antisemitismo e anticomunismo » in MicroMega, Le ragioni della sinistra n. 4/90, P. 98.
(12) Les interventions d'Edgar Morin et de Maria Antonietta Macciocchi ont été publiées sous le titre commun de
« I demoni di Carpentras », dans le Corriere della Sera du 13.5.1990.
(13) Yves Chevalier, op. cit. p. 270, p. 16 et p. 371.
(14) Cf. Hanna Arendt: Le origini del totalitarismo, ed. Comunit à,
Milano 1967, p. 7.
(15) Cf. Yves Chevalier, op. cit. p. 383.
(16) La thèse d'Yves Chevalier a le mérite de saisir dans une vision unitaire, — « systémique » dit l'auteur (en annexe à son livre se trouve une « note méthodologique sur l'approche systémique ») — le rapport complexe entre le persécuteur, le persécuté et la situation où ceux-ci se trouvent; elle a donc le mérite d'aller au-delà des définitions de l'antisémitisme fondées sur l'état affectif de trouble du persécuteur, sur la nature singulière du persécuté ou enfin sur les conditions sociales. Mais sa limite est de n'explorer les phénomènes d'aversion envers les juifs qu'à partir du Xlllème siècle. Auparavant, entre le Xlème et le XIllème siècles, il y aurait eu une période d'incubation et, avant cela, pendant les 10 premiers siècles de chrétienté, une période où l'aversion envers les juifs aurait été différente et aurait donné lieu à un phénomène d'antijudaisme, à ne pas confondre avec l'antisémitisme.
En fait, c'est au cours des siècles d'antijudaisme que se seraient fait jour les motifs pour lesquels plus tard, au temps de l'antisémitisme, les juifs deviendraient des « boucs émissaires privilégiés ». En d'autres termes, selon Y. Chevalier, là où ne semble pas jouer le mécanisme social du bouc émissaire, on ne peut parler d'antisémitisme. Mais peut-on vraiment dire que, au cours des dix premiers siècles de chrétienté, l'antisémitisme chrétien n'ait pas existé? Pour ne donner qu'un seul exemple, la législation de l'Empire chrétien, à partir du IVème siècle, ne manifeste-t-elle pas une certaine violence exercée envers les juifs?
Il y a aussi le risque que Y. Chevalier, en soustrayant à la zone d'ombre de l'antisémitisme chrétien une période historique qu'il met sous l'étiquette de l'antijudaisme, ne contribue, involontairement bien sûr, à amenuiser la responsabilité historique du christianisme car, en suivant son raisonnement, on pourrait dire que l'antijudaisme est une faute, mais que seul l'antisémitisme est criminel.
(17) Albert Lévy: « Après Carpentras: Un racisme ne va jamais seul » in La Presse Nouvelle. Magazine progressiste juif n. 78, juin 1990. Voir aussi l'article de fond intitulé: « L'anses Carpentras » in DDV, Le Droit de Vivre n. 551, juin-juillet 1990. Les préoccupations exprimées dans ces publications sont liées au débat de l'Assemblée Nationale française sur les droits des Maghrébins et, de manière plus générale, aux manoeuvres des partis politiques français pour empêcher le Parti National de Droite de Le Pen de dépasser les 1517o des suffrages populaires déjà obtenus.
(18) Qu'il nous soit permis de rappeler ici ce que nous avons écrit à ce sujet, avec d'autres et en particulier avec F. Lovsky, dans « Cristiani ed ebrei
35 anni dopo » in Il Regno/Attualita, 15.4.1982.
(19) Cf. R. Fabris: « Il ghetto di Roma ieri e oggi... » (cf. note 5), cit. p. 19.
(20) Dans la Déclaration de Prague, l'expression revient 5 fois explicitement, et il y est fait allusion au moins 4 autres fois.