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La Benediction Sacerdotale et le Don de la Paix
Lawrence E. Frizzell
Le génie de la concision propre à la langue hebraique se manifeste en certains termes liturgiques utilisés pour indiquer un double mouvement. le même terme indiquant le don divin et la réponse humaine, l'aspect à la fois « descendant » et « ascendant » de la même réalité. La bénédiction exprime le don divin de la vie et tout ce qu'il comporte, soulignant la réalité ultime de la vie qui est la communion avec le Dieu vivant. Le don est accueilli dans un acte de reconnaissance et de louange qu'on appelle aussi Berakha (bénédiction)" Ainsi la communauté exprime sa reconnaissance pour le don reçu, et elle reconnaît Celui qui en est le Donateur, magnifiant le Nom divin qui est une manifestation de la présence de Dieu au sein du peuple de l'Alliance.
Israël a été constitué comme « royaume de prêtres, nation sainte » (Ex 19,16), une communauté ordonnée, reconnaissant la souveraineté de Dieu et, corrélativement, assumant le culte du Temple (Ex 15,17-18). Alors que le peuple entier était totalement consacré à Dieu, les prêtres devaient donner l'exemple d'un tel service:
Allons, bénissez le Seigneur, vous tous, serviteurs du Seigneur, qui vous tenez dans la maison du Seigneur durant les nuits. Elevez vos mains vers le sanctuaire et bénissez le Seigneur!
Que le Seigneur te bénisse de Sion, lui qui a fait le ciel et la terre!
Ces paroles sont celles du Ps 134, le dernier psaume «des montées»; elles expriment l'idéal d'une prière continue, de louange reconnaissante et d'invocation à Dieu pour de nouvelles grâces, qui stimulent la vie véritable de la communauté.
La bénédiction sacerdotale (Nb 6,24-26) 2
Au Sinaï. dans le contexte de l'Alliance, « le Seigneur a mis à part la tri-bu de -Lévi pour porter l'Arche de l'alliance du Seigneur, se tenir en présence du Seigneur, le servir et bénir son Nom » (Dt 10,8; voir 21,5).
Bien que Moïse ait béni le peuple (Lv 9,22-24), la tradition rapportée en Nombres montre Dieu attribuant ce privilège à Aaron et à ses fils (Nb 6,22-23). Le texte lui-même est structuré avec grand soin, les versets hébreux s'amplifiant graduellement de 3 à 5, puis à 7 mots; il s'adresse à la communauté et à ses membres à la 2e personne du singulier, sans doute pour souligner l'unité du groupe, mais peut-être aussi pour donner à chacun le sens de sa relation personnel à Dieu. Le Nom très saint (révélé en Ex 3,6-14) est répété en chacun des versets, pour bien montrer que la bénédiction, sous ses divers aspects, a son origine dans l'union à Dieu, la source de tout don:
Que le Seigneur te bénisse et te garde!
Que le Seigneur fasse briller sa face sur toi et te fasse grâce!
Que le Seigneur te découvre sa face et t'accorde la paix!
La conjonction, dans chacun des versets, ne sert-elle qu'à unir les deux verbes ou implique-t-elle une action qui porte son fruit? Dans le deuxième cas, la bénédiction divine serait source de protection, la manifestation de la bienveillance de Dieu comporterait la grâce et la compassion, le sourire divin porterait le shalom, la paix, dans le sens du bien être et de l'intégrité.
La brièveté même de cette prière la rend évocatrice. Dans sa simplicité, elle montre combien est essentielle la présence de Dieu au sein de son peuple, dans l'idée que se fait Israël du bonheur humain." Ce point est clairement indiqué par le commentaire qui suit la bénédiction: »Ils mettront ainsi mon Nom sur les enfants d'Israël, et moi je les bénirai » (6,27).
L'usage de la prière
On trouve des échos de cette bénédiction dans les psaumes (4,7; 67,2); elle a dû donner lieu à des instructions permettant à la communauté de l'apprécier davantage." Malachie introduit des allusions à cette bénédiction dans son réquisitoire contre les prêtres de son temps (1,6-2,9)." Ces derniers auraient dû, plus que d'autres, concrétiser dans leurs vies ce qu'exprime cette prière!
A Qumran
La communauté de Qumran, vers la fin de l'époque du Second Temple, était organisée autour de leaders de la classe sacerdotale; au moment du renouvellement annuel de l'Alliance, les prêtres bénissaient « ceux qui marchent parfaitement dans toutes les voies divines » par ces mots:
Qu'il te bénisse de tout bien et te garde de tout mal!
Qu'il fasse briller en ton coeur l'intelligence, source de vie, et t'accorde la connaissance éternelle!
Qu'il te découvre sa face de miséricorde pour une paix éternelle!
(1 QS II:2-4)6
Chaque partie de la prière est développée, et les deux dernières dans une perspective nettement eschatologique (voir 1 QS IV: 6-8). Cela est encore plus évident dans les malédictions que prononcent les Lévites contre tout hypocrite qui, éventuellement, participerait à la cérémonie (1 OS If 5-9).' Cette bénédiction est un don qui exige, en réponse, la remise totale de soi-même à Celui qui est la source des dons.
Dans l'Evangile
L'Evanglie de Luc débute au Temple, lors d'une célébration cultuelle. Le prêtre Zacharie n'a pas pu donner la bénédiction (1, 21-22), mais lorsque sa langue est déliée, il prononce une prière qui se modèle sur le texte des Nombres. Cependant. comme la bénédiction divine est déjà descendue sur le peuple d'une manière extraordinaire, le Benedictus (1, 68-79) est une prière ascendante d'action de grâce et de louangea «Guide nos pas au chemin de la paix n (1,79) est une prière présentant la vie sous l'image d'un pèlerinage. La coopération humaine est nécessaire pour que s'établisse sur terre la réalité du shalom, dans l'attente de la totale communion avec Dieu promise pour une ère nouvelle.
Dans le Targum
La traduction araméenne, connue sous le nom de Targum du Pseudo-Jonathan, nous donne une version développée de la bénédiction, manifestant le souci des réalités à la fois terrestres et spirituelles. Libéré des forces ennemies, aussi bien démoniaques qu'humaines, Israël pourra jouir de la tranquillité nécessaire à l'approfondissement des enseignements divins:
Que le Seigneur te bénisse en toutes tes occupations! Qu'il te garde des souffrances et des tremblements de terre, des démons et des mauvais esprits de midi et de l'aurore!
Que le Seigneur fasse briller sur toi sa lace lorsque tu seras occupé à (l'étude de) la Torah, qu'il t'en révèle les secrets et te fasse grâce!
Que le Seigneur te découvre sa face dans la prière et t'accorde la paix en tout ton territoire!
A la synagogue
Dans les offices de la synagogue, la bénédiction sacerdotale est précédée d'une introduction solennelle et suivie de la prière Sim Shalom:
Répands la paix, le bonheur, la bénédiction, la grâce et la miséricorde sur nous et sur tout ton peuple Israël!
Bénis-nous, notre Père, tous ensemble de la lumière de ta face!
Car c'est par cette lumière de ta face que tu nous as donné, Seigneur notre Dieu, une Torah de vie, l'amour, la vie et la paix. Qu'il te plaise de bénir ton peuple, Israël, dans la paix en tous temps et en tous lieux. Béni sois-tu, Seigneur, toi qui bénis ton peuple Israël dans la paix! » 9
Ces divers développements de la bénédiction sacerdotale ne sont que quelques exemples de la manière dont sa richesse a été exploitée, jadis, par des communautés à la fois soucieuses de leur existence concrète et fermes dans leur espérance eschatologique. Cette prière ne cesse de résonner dans les synagogues et dans les églises, invitant chaque génération à comprendre que la paix véritable ne peut se trouver qu'avec Dieu.
• Lawrence E. Frizzell, prêtre de l'archidiocèse d'Edmonton, est docteur en philosophie et professeur au département des Etudes judéo-chrétiennes, Université de Seton Hall, South Orange, U.S.A.
Son article a été traduit de l'anglais.
1. Certaines traductions anciennes donnaient l'idée que la bénédiction consiste en une « parole de bien » (eulogia, benedictio), tandis que la racine hébraïque BRK désigne probablement un agenouillement plein de révérence. Pour exprimer la richesse de la « bénédiction ascendante», nos langues occidentales doivent utiliser une phrase entière; l'ancien terme de «eucharistie» souligne l'aspect de la reconnaissance auquel doit être ajoutée une note de louange.
Pour la « bénédiction », cf. J. Scharbert in Theological Dictionary of the Old Testment (éd. G.J. Botterweck et Ringgren), p. 279-308; U. Becker: The New International Dictionary of the New Testament (éd.Colin Brown), p. 206-218.
2 Voici les études sur le texte biblique à consulter:
Michael Fishbane: « Form and reformulation of the biblical priestly blessing ». in Journal of the American Oriental Society, 103 (1983) p. 115-121; David N. Freedman: «The Aaronic Blessing (Numbers 6,24-26)», in No Famine in the Land: Studies M honor of John L. Mckenzie, édité par James W. Flanagan et Anita W. Ribinson, Scholars Press, Missoula 1975, p. 35-48; Patrick D. Miller: « The blessing of God: An interpretation of Numbers 6,22-27 », in Interpretation 29 (1975), p. 240-251; Klaus Seybold; Der Aaromtische Segen, éd. NeukirchenVulyn. 1977.
3. Cf. John I. Durham: e Shalom and the presence of God », in Proclamation and Presence: Old Testament Essays in Honour of Gwynne Henton Davies, SCM Press, London 1970, p. 272-293. Cf. aussi L. Frizzell. « Hebrew Bible on peace ». in World Encycloperés or Peace, Pergamon Press. Oxford 1986.
4. Cf. Sagesse de Jésus ben Sira (= Ecclésiastique) 37,17; 45.15; 50,20-21.
5. Cf. Fishbane p. 118119.
6. Ce texte, connu jadis sous le nom de s Manuel de Discipline » est appelé par Geza Vermes: e La Règle de la Communauté. in The Dead Sea Scrolls in Engirsh, Penguin Books, Baltimore 1975.
7. Pour une étude détaillée. voir J.A. Loader: w Model of priestry blessing in 1 OS», in Journal for the Study of Judaism 14 (1983) p. 11-17.
8. Cf. Meir Germer: « Midrashim In the New Testament », h Journal of Semitic Studios 7 (1982) p. 273282. Bien que tous ses arguments ne soient pas convaincants, son intuition fondamentale peut être élaborée de manière à convaincre.
La tradition chrétienne primitive a continué à utiliser ce texte de Nombres 6,26: a Seigneur, fais briller ta face sur nous pour notre bien dans la paix, afin que nous soyons protégés par ta main puissante et délivrés par ton bras étendu. Délivre-nous de ceux qui nous haïssent Injustement (Lettre de Clément de Rome aux Corinthiens, 1.60:3).
9. ses éléments en fonction de la paix », comme le remarque Fishbene (p. 120-121).