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Possibilités et limites du dialogue des religions
Franz König
L'expression "dialogue religieux" ou "dialogue entre les religions" est apparue occasionnellement, entre les deux guerres mondiales, afin de surmonter ou de maîtriser de cette manière, lors de diverses conférences et sessions, les malentendus et préjugés des religions entre elles. Il y a déjà cent ans, en 1893, qu'un premier "Parlement mondial des religions" a eu lieu dans le contexte de l'Exposition mondiale de Chicago. Des représentants des grandes religions de l'Asie, de l'Inde, se sont rencontrés avec des chrétiens d'Amérique pour chercher comment parvenir ensemble à une entente mutuelle pacifique. Les représentants du Bouddhisme, de l'Hindouisme venant d'Extrême Orient, suscitèrent alors en Amérique un intérêt général pour "la spiritualité orientale". L'idée d'un Parlement mondial des religions continuait à avoir de l'influence, et dans les décennies qui suivirent il y eut - assez régulièrement - des colloques et des conférences des religions dans pratiquement tous les continents. On disait alors que les religions du monde, les grandes religions, ne devraient pas rivaliser, mais plutôt se regarder mutuellement comme des frères et soeurs. En Europe pourtant, la rencontre entre chrétiens séparés polarisait tout l'intérêt.
Après la première guerre mondiale, sans doute sous l'impression de cette catastrophe, l'Allemand Rudolf Otto créait une "Alliance religieuse de l'humanité". Et pendant ces mêmes années, l'historien des religions, Friedrich Heiler, soulignait la nécessité d'une collaboration des religions. Le mouvement d'Oxford, le Réarmement moral, cherchaient plutôt à promouvoir les valeurs morales par une collaboration des chrétiens séparés. De toute façon, la tolérance et la coopération entre les chrétiens séparés ainsi qu'entre les grandes religions devaient renforcer les convictions de paix et la coopération entre les nations. On espérait un meilleur avenir grâce à une tolérance accrue et à la compréhension réciproque des différences religieuses. Pourtant l'expression "dialogue des religions", influencée par les idées philosophiques de l'existentialisme des années vingt, n'est devenue une notion clé de notre temps qu'après la première guerre mondiale.
Ce n'était pas seulement l'expérience de la dernière guerre mondiale, ni des grandes changements politiques et sociaux qu'on vivait, mais une autre époque. On était conscient du fait qu'on ne pouvait réaliser de grands changements par le seul moyen d'exigences législatives et politiques. Le changement devait plutôt se traduire par un retournement du coeur; autrement dit, une réforme de la situation ne suffit pas; une réforme des convictions, une conversion intérieure sont nécessaires.
Des initiatives nouvelles
Au cours de la première moitié du 20e siècle, le but des Conférences mondiales des religions consistait, avant tout, à éviter des tensions antithétiques et des affrontements entre les religions, pour faire ainsi grandir les forces de paix dans le monde.
Le Concile Vatican II a exercé une influence décisive sur l'emploi des mots "dialogue", en général, et "dialogue des religions", en particulier (voir M.Eliade, Encyclopedia of Religion, IV, 1987, p.344ff). Dans les textes de ce Concile (1962-65) c'est surtout par la déclaration officielle "sur les relations de l'Eglise avec les religions non chrétiennes" (Nostra Aetate) que cela est mis en lumière. C'est alors que s'est exprimé positivement le désir du Concile de réfléchir fraternellement, non seulement sur la question des relations avec les juifs, mais aussi par la suite, sur les relations avec toutes les autres religions. Déjà avant le début du Concile, Jean XXIII avait eu l'intention de donner un nouvel élan aux relations de l'Église avec les juifs. Dans la suite une impulsion, dont on n'a pas suffisamment tenu compte, s'est dégagée de ce thème et a fait également réfléchir de façon nouvelle sur le rapport avec les autres religions, les religions non chrétiennes.
En effet, il ne s'agissait à l'origine que de l'élaboration d'une "Déclaration" contre l'antisémitisme, qui devait trouver place à la fin du décret sur l'oecuménisme en préparation. Pourtant, les difficultés qui ont alors surgi ont abouti à une meilleure solution, celle d'incorporer les rapports de l'Eglise avec les juifs dans le contexte plus large des autres religions. Personnellement, je crois qu'autrement on ne serait peut-être pas du tout arrivé au document conciliaire "Nostra Aetate". De toute façon, le dialogue avec les religions est ainsi devenu, pour la première fois, un grand thème du Concile. Le pape Jean-Paul II a insisté dernièrement dans sa Lettre apostolique "L'approche du troisième millénaire", (novembre 1994): "Dans aucun autre Concile on n'a parlé avec autant de clarté de l'unité des chrétiens, du dialogue avec les religions non chrétiennes, du sens spécifique de l'Ancienne Alliance et d'Israël, de la dignité de la conscience personnelle, du principe de la liberté religieuse..." (19)
La disposition de l'Église catholique à entrer dans une relation nouvelle de dialogue avec les autres religions et idéologies ressort des phrases suivantes du texte conciliaire lui-même (Nostra Aetate n° 2): L'Église exhorte donc ses membres pour que, avec prudence et charité, par le dialogue et par la collaboration avec ceux qui suivent d'autres religions, et tout en témoignant de la foi et de la vie chrétiennes, ils reconnaissent, préservent et fassent progresser les valeurs spirituelles, morales et socio-culturelles qui se trouvent en eux.
Et dans un autre document du Concile (Ad Gentes n° 11) on lit: De même ses disciples ... doivent... apprendre dans un dialogue sincère et patient quelles richesses Dieu, dans sa munificence, a dispensées aux nations.
Dans sa première encyclique (Ecclesiam suam, 1964) le pape Paul VI, en lien avec le Concile Vatican II, avait signalé une nouvelle relation de dialogue entre l'Église et le monde d'aujourd'hui. De même que Dieu, par sa Révélation, a entamé personnellement le grand dialogue du salut avec l'humanité, de même, les êtres humains devront aussi continuer ce dialogue entre eux.
Trois Secrétariats pour promouvoir le dialogue
Paul VI, en créant trois Secrétariats - plus tard, Conseils pontificaux - avait pris l'initiative de façon conséquente pour que cette grande intention de dialogue selon l'esprit du Concile soit incorporée et poursuivie, comme mission permanente, aux bureaux centraux du Vatican. C'est donc la tâche du premier Secrétariat, Conseil pontifical pour la promotion de l'Unité des Chrétiens, de traduire aujourd'hui en pratique, selon l'esprit du décret conciliaire sur l'oecuménisme, ce qui est écrit au début de ce décret: "Promouvoir la restauration de l'unité entre tous les chrétiens est l'un des buts principaux du saint Concile Oecuménique de Vatican II". Pour des raisons historiques une Sous-commission spécifique, en vue de poursuivre le dialogue avec les juifs, est incorporée à ce Secrétariat. En 1966 un "Bureau pour les relations entre juifs et catholiques" a été créé dans le cadre du Secrétariat pour l'Unité. Dans les années passées, cet office a publié une série de documents avec des orientations et suggestions pour la pratique quotidienne. Jean-Paul II a particulièrement à coeur de clarifier et de mieux expliquer la relation de l'Église avec les juifs, qui a reçu une nouvelle impulsion du Concile. Après sa visite historique dans la synagogue de Rome (1986), il a attiré l'attention sur les aspects spécifiques de la relation juifs-chrétiens, par toute une série de déclarations. Dans celle du Comité international de Liaison entre l'Eglise catholique et le judaïsme, récemment publiée, on lit ceci: On est convaincu, de part et d'autre, qu'"après 2000 ans d'aliénation et d'hostilité, les catholiques, de même que les juifs, ont une sainte obligation de promouvoir un vrai climat d'estime et d'intérêt mutuels".
Les répercussions du dialogue spécifique juifs-chrétiens sur le dialogue général entre les religions, sont un signe d'espérance: signe d'espérance aussi, pour d'autres religions, races et groupes ethniques, afin qu'à la place du mépris on parvienne à une estime mutuelle authentique. Ce nouvel esprit d'amitié et de sollicitude mutuelles est peut-être le symbole ou le signe le plus important qu'il nous est possible de percevoir aujourd'hui dans un monde inquiet et désorienté.
En 1964 Paul VI, selon une proposition du Concile, avait créé un second Secrétariat, Conseil pontifical pour le dialogue avec les religions non-chrétiennes. La tâche de celui-ci est de percevoir de telles relations et de les promouvoir, autant que possible. Une sous-commission de ce Secrétariat est chargée de promouvoir le dialogue avec l'Islam et d'être attentive aux possibilités d'un tel dialogue. Il faut bien distinguer le dialogue de ce Secrétariat, qui est un dialogue interreligieux, de celui du premier Secrétariat, responsable du dialogue oecuménique.
A propos du dialogue oecuménique, il s'agit de voir, de façon nouvelle, l'unité perdue des chrétiens séparés, afin de s'en approcher, selon un procédé historique. Ceci est recommandé à tous les chrétiens séparés d'une façon toute spéciale pour deux raisons encore: d'une part, la sécularisation, l'indifférence religieuse confronte tous les chrétiens séparés aux mêmes difficultés et les engage à se rapprocher. D'autre part, le nombre croissant des sectes et leurs méthodes de publicité ajoutent aux difficultés communes que rencontrent les chrétiens séparés. Ainsi le document conciliaire "Nostra Aetate" a également apporté une clarification à la notion de Dialogue et a eu des conséquences pratiques importantes.
Déjà avant la fin du 2e concile du Vatican (avril 1964) un troisième Secrétariat, (Conseil pontifical) avait été créé pour les non-croyants. Aujourd'hui il s'intitule "Commission pontificale pour le dialogue inter-culturel".
Les trois formes de dialogue émanant des trois Secrétariats ou Conseils pontificaux mentionnés plus haut ont enrichi le dialogue religieux au niveau européen et continental, de manière importante; un climat nouveau d'existence pacifique les uns à côté des autres en a résulté. Si on tient compte de l'arrière-fond historique des guerres de religion des 16e et 17e siècles en Europe, cela représente un grand progrès.
Progrès et obstacles
Il faut situer le 2e Concile du Vatican dans le contexte de ce progrès historique. En effet, il y avait aussi à cette époque de grands obstacles et difficultés à surmonter. C'était, d'une part, la méfiance, la peur qu'avec un tel dialogue des religions le contenu de la foi soit modifié - consciemment ou non - et que le danger d'une relativisation générale de l'essentiel religieux puisse s'en suivre. A l'opposé de telles attitudes religieuses "conservatrices", il y avait aussi une attitude "libérale" en attente d'un changement ou d'une adaptation du contenu de foi des principes religieux fondamentaux. A cela s'est ajoutée l'influence de la science des religions comparées, de l'histoire des religions et de la sociologie religieuse, qui montraient des tendances semblables relativisantes: c'est-à-dire le postulat que la foi en un Être suprême serait commune à toutes les religions, le reste étant subordonné à cela, telles des voies diverses vers un même but.
En rétrospective, on constate aujourd'hui que: le dialogue religieux conduit à un changement d'attitude de la personne, mais non pas de sa foi; il entraîne un changement dans la manière de penser et de croire. Ce n'est pas le contenu de la foi qu'il faut changer mais le regard des personnes sur d'autres religions et idéologies. Car les personnes sont les mêmes dans toutes les religions, et un intérêt religieux fondamental les unit aussi toutes entre elles. Le Concile Vatican II le décrit ainsi: Les hommes attendent des diverses religions la réponse aux énigmes cachées de la condition humaine, qui, hier comme aujourd'hui, troublent profondément le coeur humain: Qu'est-ce que l'homme? Quel est le sens et le but de la vie?... Qu'est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable qui entoure notre existence, d'où nous tirons notre origine et vers lequel nous tendons? D'un tel point de vue une collaboration des membres de différentes religions, au plan social et politique, est possible sans grandes difficultés particulières.
Aujourd'hui encore les grandes religions du monde ont conscience qu'elles peuvent contribuer ensemble à la paix entre les nations, à la paix dans le monde. C'est la raison pour laquelle une "Conférence mondiale des religions pour la paix" a déjà été créée. La première de ces conférences a eu lieu, il y a plus de 20 ans, à Kyoto (Japon); le motif en était, à ce moment-là, le grand danger de l'armement atomique pour la paix dans le monde. Depuis lors, les représentants des grandes religions se rencontrent régulièrement pour agir ensemble en vue de la paix.
Récemment, (novembre 1994) une telle "Conférence mondiale des religions pour la Paix" a eu lieu à Rome et à Riva del Garda. L'invitation à cette 6e conférence se plaçait sous la devise "Guérir le monde - Religions pour la paix". Jean-Paul II a participé lui-même, en tant que pape, à son ouverture; dans son allocution il signalait que la dignité humaine avait une grande importance dans toutes les traditions religieuses et qu'elle est donc un bien commun. Il a dit textuellement: "Les religions ne peuvent pas être un prétexte pour des conflits et elles ne doivent pas le devenir". Le patriarche oecuménique des Églises orthodoxes, ainsi que le secrétaire général de la Ligue mondiale des musulmans étaient également présents à cette ouverture.
Au grand étonnement de beaucoup, Jean-Paul II avait déjà cet intérêt à coeur, depuis plusieurs années (1986). En octobre 1986, il invita à Assise les représentants des grandes religions à une prière pour la paix du monde. Au cours de cette rencontre à Assise, Jean-Paul II démontrait avec insistance que garantir la paix menacée dans le monde et témoigner de cet intérêt publiquement par une prière devrait être à notre époque une nouvelle tâche commune des religions. La prière est le fondement de toute religion, elle oriente vers Dieu et son Royaume. Cependant, c'est un Royaume de vérité et de vie, de justice, d'amour et de paix. La prière de personnes religieuses de tous les continents devrait être directrice, faisant découvrir un chemin nouveau de compréhension mutuelle des personnes. Un tel chemin - qui diffère de la scène politique mondiale - devrait conduire à un changement du coeur.
Pour résumer, je constate ceci: de même que le dialogue en général suscite une confiance mutuelle permettant ainsi de redresser les malentendus, de même le dialogue entre les religions, de type oecuménique autant qu'interreligieux, fait surgir de nouvelles possibilités qui réduisent les tensions et les oppositions entre les religions, et suscite même une reconnaissance mutuelle de services spécifiques en vue de la paix.
Le dialogue des religions - surtout au plan des trois religions monothéistes - est d'une importance capitale pour la construction d'une nouvelle Europe. Les limites et les possibilités de dialogue sont pourtant inhérentes à la personne. Il ne sert à rien de discuter sur la théorie du dialogue si les personnes, dans leurs différences, ne sont pas incitées au dialogue.
Le Cardinal Franz König a étudié et enseigné les grandes religions du monde. Il a été archevêque de Vienne de 1956 à 1985 et a été créé Cardinal en 1958. De 1965 à 1980 il était président de la Commission pontificale pour le dialogue inter-culturel. Il est bien connu et respecté à travers le monde et ses publications sont nombreuses.