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Ce que fut la Nuit de Cristal
Hoh Fostier
Le terme de Kristallnacht (employé pour désigner cette nuit tragique, du 9 au 10 novembre 1938), terme qui joue de manière paradoxale sur les images, est pour nous dans un certain sens le terme approprié: de tous côtés, on ne voyait que des éclats de vitres brisées et les flammes des synagogues en feu; cependant, pour parler comme Milton, "ces flammes ne donnaient aucune lumière, mais elles permettaient de voir l'obscurité". La Nuit de cristal a rendu évident ce qui se cachait auparavant dans l'ombre et dans l'obscurité; elle a fait sauter toutes les règles et contraintes dont ne peut se passer une société civilisée; elle a traduit une propagande en réalité, celle d'un nouvel ordre nazi; elle a fait évanouir toute espérance.
Tout a commencé avec l'assassinat d'un diplomate allemand à Paris: c'était l'acte de vengeance personnel de Herschel Grynsgpan, le prix qu'il voulait faire payer aux nazis pour la déportation des membres de sa famille et de 12.000 autres juifs polonais. Les coups de feu tirés à l'ambassaded'Allemagne allaient déchaîner toute une série d'événements dont la logique, dans sa perversité, devait prendre le caractère d'un cauchemar.
Pour le meurtre d'un seul représentant du Reich hitlérien, 350.000 Allemands devraient expier. La décision fut prise par Goebbels (en collaboration avec Hitler, semble-t-il) lors d'une célébration qui réunissait à Munich les fidèles du nazisme, désireux de célébrer l'anniversaire du putsch manqué de 1923, à Beer Hall. C'était le 9 novembre, date qui avait marqué, en 1918, la chute de l'Allemagne impériale et la naissance pénible d'une république libérale au sein de laquelle les juifs allemands devraient être, enfin, reconnus comme des citoyens à part entière.
De Munich, le mot d'ordre fut transmis aux troupes S.A. (Sturrnabteilung) à travers toute l'Allemagne. Quelques heures plus tard, ces hommes rejetaient comme des fous sur les synagogues, pillant, détruisant et mettant le feu. Dans bien des cas, le rabbin fut tiré du lit pour assister au spectacle. A Baden Baden, un membre de la communauté juive dut lire des passages du livre d'Hitler: Mein Kampf avant que le feu soit mis à la synagogue. Dans un village de Franconie, une femme juive qui essayait de sauver du feu certains objets de culte fut assassinée par des enfants, qui se mirent ensuite àjoueren se lançant les livres de prière. "Mais c'est la maison de Dieu", dit quelqu'un qui passait près d'une synagogue en flammes, à Berlin. Il s'entendit alors répondre: "Les juifs aussi devraient être brûlée".
Les pompiers furent appelés, mais ils ne firent rien pour éteindre les feux. Le rapport du consul américain à Leipzig raconte l'histoire typique que voici: "Un des plus grands magasins du centre ville avait été détruit par des bombes incendiaires; il ne restait que les murs carbonisés et la carcasse du toit. Comme cela avait été le cas pour les synagogues, les pompiers ne firent aucune tentative pour éteindre le feu; et pourtant on avait pas mal d'appréhension pour les propriétés mitoyennes, car les murs du café voisin étaient revêtus d'asbeste et les courageux pompiers devaient les arroser d'eau. Il est très difficile de le croire, mais les propriétaires du magasin de vêtements furent accusés d'avoir mis eux-mêmes le feu et, sous ce prétexte, ils furent tirés du lit à 6 heures du matin et jetés en prison."
Il se passa bien des choses, cette nuit-là, qu'il est difficile de croire. En bien des lieux, la police était manifestement absente; mais lorsqu'elle était là, c'était des juifs qu'elle arrêtait. Les jours qui suivirent le pogrom, environ 300.000 hommes juifs, de famille aisée pour la plupart, furent pris dans des rafles et envoyés dans des camps de concentration, à Sachsenhausen, Dachau et Buchenwald. La dernière station ferroviaire avant Buchenwald était Weimar, la ville de Goethe et de Schiller, et bien des prisonniers se rappelaient cela involontairement. C'est de là qu'ils étaient emmenés, en camions, vers le camp (de Buchenwald, lieu dont le nom évoque les forêts de hêtres qui font la beauté des paysages allemands), camp transformé ici en lieu de torture et de massacres. Les juifs devaient être contraints à émigrer, avait-on décrété, et ils n'étaient relâchés des camps que s'ils consentaient à cette exigence. On ne s'étonnera pas alors que le consul des Etats-Unis ait rapporté, en date du 21 novembre, que son consultat était: "une confusion d'êtres humains ces dix derniers, jours, la majorité des visiteurs étant des femmes désespérées dont les maris et les fils avaient été emmenés dans des camps de concentration". Elles avaient besoin de visas.
Pendant ce temps, les autorités gouvernementales devaient faire face à un difficile problème: comment réparer les dommages énormes dom avaient souffert les magasins et les maisons? Les plaques de verre utilisé es pour les vitrines étaient fabriquées en Belgique, et la somme d'argent nécessaire (qu'on devait payer en précieuses devises étrangères) représentait la moitié de laproduction annuelle de l'ensemble de l'industrie varrière de la Belgique. On décida alors que les juifs devraient payer, et on imposa une taxe très lourde à la communauté juive.
Dans le contexte plus large de l'oppression nazie, la Nuit de cristal a quelque chose de spécifique: c'est le moment où les juifs allemands comprirent qu'il n'y avait pas d'avenir pour eux en Allemagne. Quelle place pouvaient-ils avoir sous un régime où le crime d'un seul devaitêtreexpié par tant de gens, où le sacrilège était sanctionné par l'Etat, où les pompiers n'éteignaient plus les feux et où les policiers ne protégeaient plus les citoyens, où un grand centre culurel était devenu un relais sur la route des camps de concentration et où le langage même était devenu opaque du fait des significations nouvelles qu'il lui fallait exprimer, ou dissimuler. Jusqu'en 1938, ils avaient eu encore le temps. Certains espéraient encore pouvoir vivre une vie, même un peu diminuée, en Allemagne; d'autres se préparaient à partir, quand ils seraient prêts. Mais maintenant il n'y avait plus le temps. L'obscurité était visible...
John Foster est professeur d'histoire de l'Allemagne moderne à l'Université de Melbourne. Il a personnellement fait des recherches sur l'histoire des juifs allemands, et il a publié des livres ce sujet. II est membre du Synode anglican.
Le texte présenté ici (et traduit de l'anglais) n'est que la première partie dune allocution donnée à Melbourne (Australie) à l'occasion du 50e anniversaire de la Kristallnacht.