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Le pain beni
Armand Abécassis
Nous pouvons analyser d'abord la bénédiction sur le pain que l'homme juif récite chaque fois qu'il se met à table pour prendre son repas. Le terme de bénédiction — Berakha — est associé en français, et en général dans tout le champ indo-européen, à une certaine conception de la relation de l'homme au monde. Et cette conception correspond exactement à la théorie du sacré et du profane que les ethnologues et les sociologues ont dégagée depuis quelque temps. Cependant il n'est pas évident que cette théorie convienne telle quelle à ce qu'on appelle la Berakha dans la Bible et dans le Talmud.
La théorie sociologique du sacré
Selon les sociologues officiels, le monde, l'espace et le temps seraient d'abord profanes, c'est-à-dire neutres, et ce n'est que dans un deuxième moment, logique plutôt que chronologique, que le sacré viendrait dans la réalité profane; ou même, si l'on préfère, le monde serait divisé en deux régions: la région profane, et la région où une force divine se manifesterait, le lieu où elle résiderait, comme le sanctuaire, la montagne, l'arbre. la source ou même l'animal. Le profane deviendrait donc sacré lorsqu'une force divine s'y dévoile. C'est ainsi que s'est développée la notion de lieu sacré ou de lieu saint. En ce sens, la bénédiction serait une sacralisation de la substance bénie, pain ou vin, avant qu'elle ne soit consommée. Bénir serait sacraliser, invoquer la puissance divine pour qu'elle vienne prendre possession de la substance, ou encore reconnaître que la puissance divine habite cette substance. Or, cette manière de concevoir la relation économique de l'homme au monde est significative des religions païennes, c'est-à-dire des religions qui ignorent la vérité de la transcendance. Dans ces religions, le divin est entièrement enlisé dans le monde; il est la force physique, la force biologique, la force astrale même puisque les astres étaient considérés comme des dieux, la force physique ou la force sociale.
Relation de l'homme au monde: perspective monothéiste
Comment transposer cette conception de la bénédiction dans l'univers des croyances monothéistes caractérisées en premier lieu par l'idée d'un Dieu créateur du monde à partir du néant? En réalité, il n'y a rien de divin dans le monde. Le monde créé et organisé par Dieu est devenu nature, tenant par les lois que le créateur lui a fixées, certes, mais ne révélant rien de Dieu par sa substance. Nous pouvons dire que Dieu a créé le monde, mais le monde n'est pas Dieu et rien du monde n'est divin. Nous pouvons encore affirmer que Dieu a organisé le monde, pourtant les lois de l'univers ne sont pas divines en elles-mêmes, mais en tant qu'elles ont Dieu pour auteur. Le texte biblique dit bien que Dieu a fait Shabbat, parce que son travail était terminé. Parler du Shabbat de Dieu, c'est dire que Dieu n'agit plus sur le monde qui, avec ses lois, tient désormais par lui-même, comme une montre tient par elle-même sans que son mouvement soit autre chose que le signe de l'intelligence qui l'a fabriquée. Le monde n'est pas divin, mais il renvoie à Dieu: c'est un univers avec un envers fait de sens et de signification. Mais le sens n'est pas dans le réel, il lui vient de l'extérieur, il lui est transcendant. Il n'y a de sens que pour un esprit, celui de Dieu ou celui de l'homme. Le sens signifie pour nous le renvoi d'une réalité à autre chose qu'à elle-même. Or l'herbe ne renvoie qu'à elle-même: elle est de l'herbe; et la pierre est pierre, comme le nuage est nuage. Mais que soudain un homme regarde le nuage, et voici qu'il le renvoie à la pluie: le nuage signifie la pluie, et celle-ci la moisson et la moisson la nourriture, le pain etc... Un projet naît à partir de l'expérience et de la réflexion humaine qui associe, organise, prévoit, escompte, espère, prie, attend.
Pour la Torah, l'une des dimensions essentielles du projet humain sur le monde et sur le réel, la structure fondamentale de la relation de l'homme au monde, c'est l'éthique. Ce projet doit tenir compte de la présence de l'autre dans le monde, avec son propre projet. Pour que les projets tiennent compte les uns des autres, il ne faut point qu'ils soient exclusifs, c'est-à-dire absolus. Autrement, la seule issue de leur conflit est la guerre où le gagnant est toujours le plus fort. En rappelant que Dieu a créé M monde, la Torah pose comme principe de la relation économique qu'aucune propriété n'est absolue ni éternelle: seul Dleu est le propriétaire absolu de tout l'univers, et l'homme n'est propriétaire que par délégation. C'est également cela le sens du Shabbat: le travailleur s'arrête, le septième jour, de transformer le monde pour le remettre à son propriétaire-créateur légitime. Et c'est en abandonnant chaque semaine sa souveraineté sur le monde que l'homme peut s'en rendre « maitre et possesseur » pendant les six jours qui définissent M temps de l'action, maîtresse d'elle-même avant de se rendre maîtresse du monde. Or que fait l'homme juif le Shabbat? Il vit exclusivement de la relation à l'homme et de la relation à Dieu, en s'interdisant tout rapport au monde. C'est le jour du Shabbat qu'il rend éthique et spirituel son projet. C'est le Shabbat qu'il apprend à tenir compte d'autrui et à s'en souvenir quand, pendant la semaine de labeur, il tire sa subsistance de la terre.
La Berakha: reconnaître Dieu comme seul propriétaire légitime
Redisons cela en termes de sacré et de profane, afin que nous puissions le comparer avec la religion païenne. Le monde n'est pas d'abord profane de telle sorte que l'homme le sacralise par la bénédiction avant de s'en nourrir. Au contraire, il est d'abord sacré, c'est-à-dire intouchable, puisqu'ilappartient à son créateur. Mals il faut que l'homme mange pour subsister et qu'il tire, par conséquent. sa nourriture d'un monde qui ne lui appartient pas absolument. En d'autres termes, il est tenu de désacraliser le monde, de le profaner par son travail et par les paysages nouveaux, les formes nouvelles, qu'il imprime dans le réel. Or les besoins, les nécessités biologiques immanentes à l'homme, ne suffisent pas à fonder son action « désacralisatrice ». Il pourrait être amené à tuer, à mentir, à exploiter, à frapper, à intimider, bref à exercer son pouvoir et sa force pour manger et pour calmer ses besoins. Ouest-ce qui donne le droit, et peut-être même le devoir, à l'homme de tirer son pain de la terre? A-t-il le droit, a-t-il le devoir de profiter de la fertilité inépuisable de la terre qu'il n'a pas créée et dont il n'est point le propriétaire légitime? La réponse se trouve autour de la table de l'homme juif. Il a semé. labouré, arrosé, moissonné, moulu, pétri et cuit son pain. Et voici ce pain, fruit de tant de labeur et de « désacralisation », sur sa table. Il va — écoutez-le et voyez-le — prendre le pain, et il va. alors qu'il l'a amplement mérité par son travail, s'en déposséder en reconnaissant que le seul propriétaire légitime de ce pain tiré de la terre est le créateur du monde. Voici sa Berakha:
« Béni es-tu, YHWH, notre Dieu, roi du monde, qui fais sortir le pain de la terre ».
Il a ainsi, non pas béni le pain, mais rendu le pain à son propriétaire légitime. Mais alors, pourquoi le mange-t-il? Parce que, regardez-le, il le partage avec tous ceux qui sont autour de la table avec lui. C'est le partage avec les autres qui lui donne le droit et le devoir de retourner le lendemain à son champ, pour le désacraliser et pour en tirer à nouveau le pain dont il peut se reconnaître. non le propriétaire, mais le responsable absolu. A un tel homme, Dieu a confié le monde. Le projet d'un tel homme, qui fait une Berakha chaque fois qu'il tire profit et jouissance du monde, est un projet transcendant au monde et à lui-même. Son projet rencontre le projet du créateur. Il entre en alliance avec Dieu. Sa table n'est plus une table: c'est un autel.
L'homme ne reçoit que pour partager
Les kabbalistes inscrivent jusque dans le rite cette obligation de partage du pain avec l'autre, fondatrice de l'action humaine et du travail de la terre. Ils recommandent de couper le pain en morceaux après la Berakha, et de placer les morceaux devant les convives, sans les leur donner de main à main. Or, nous savons que l'occasion unique où nous devons placer le morceau de pain dans la main de l'autre est celle du deuil, quand celui qui reçoit le pain, de main à main, ne peut travailler pendant les sept purs du deuil. Ne travaillant pas, il se met ainsi en dépendance par rapport à la communauté dont chaque famille, tout à tour, fait le repas de midi et du soir pour la famille endeuillée. Mettre le morceau de pain dans la main d'un homme est donc signe de dépendance économique. En fait, c'est là le geste par excellence de l'aliénation par laquelle un homme, dépendant économiquement d'un autre homme qui est son supérieur, son patron ou son maitre, perd l'exercice de sa liberté. Il ne faut pas utiliser le pain, même après la Berakha, pour faire dépendre autrui d'un homme. Il ne faut pas placer dans la main d'autrui le morceau de pain béni, il faut le placer devant lui: il a alors la liberté de le prendre ou non, parce qu'alors, ayant entendu la Berakha. et ayant appris que c'est le créateur, roi du monde, qui est le véritable propriétaire du pain, il peut se disposer à recevoir de lui, et de lui seulement, sa nourriture quotidienne. La relation de don et, plus particulièrement, celle du don économique, le don du pain sans lequel l'homme ne peut subsister, est la plus dangereuse car elle comporte toutes les aliénations. Il est nécessaire que celui qui donne le pain sache qu'il ne fait que transmettre à l'autre ce que lui-même a reçu de Dieu pour le partager. Sa table est un autel; il est le prêtre autour de sa table, celui à qui rien n'appartient, comme le prêtre au Temple de Jérusalem; il accomplit un service autour de cet autel familial, et ce service peut être divin ou tyrannique.
Armand Abécassis est professeur de philosophie et de sociologie aux universités de Strasbourg et de Bordeaux. Il est bien connu aussi pour ses articles et ses conférences sur des sujets touchant la tradition juive.