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Un avenir différent: juifs et chrétiens peuvent-ils tirer des leçons de l’histoire?
Edward Kessler
*Le titre de la présente allocution est important car, pour reprendre les termes de Martin Luther King, « nous sommes pris dans un inéluctable réseau d’interdépendance. Ce qui touche directement l’un d’entre nous nous touche tous indirectement ». Juifs et chrétiens sont, à mon sens, inextricablement liés. Je crois également que l’histoire traumatisante des relations judéo-chrétiennes illustre une grande partie de l’histoire humaine. Peut-être cette affirmation est-elle un peu trop téméraire, mais je soutiens que, si les juifs et les chrétiens parviennent à bâtir « un avenir différent », ils contribueront par là à fortifier les tendres pousses dont peut dépendre la paix du monde.
Pouvons-nous tirer des enseignements de l’histoire ? Autrement dit, existe-t-il un moyen de racheter les rapports historiques difficiles entre chrétiens et juifs ?
La tolérance
Si je commence par ce thème c’est que, quelles que soient nos convictions religieuses, il faut que la tolérance soit le socle de notre société. D’après le dictionnaire anglais d’Oxford, la tolérance consiste à autoriser la différence de croyance ou de pratique religieuse sans exercer de discrimination. Si nous sommes honnêtes, force nous est de reconnaître que ce n’est que lentement, par à-coups et non sans remous que la tolérance pénètre depuis peu le monde des religions monothéistes.
On peut repérer quelques éléments de tolérance aux sources mêmes du judaïsme et du christianisme. Peut-être est-il de bon augure pour le dialogue judéo-chrétien que la seule citation rabbinique connue du Nouveau Testament soit le jugement de Gamaliel I sur les disciples de Jésus : « … laissez-les ; car si leur entreprise ou leur œuvre vient des hommes, elle se défera ; mais si elle est de Dieu, vous ne pourrez pas les défaire » (Actes 5, 38-39).
La plupart du temps, cependant, on ne peut en toute honnêteté appliquer la tolérance aux relations judéo-chrétiennes. En fait, ce n’est que depuis une cinquantaine d’années que l’on commence à prendre la tolérance au sérieux. Pourquoi faire remonter cette évolution à une date aussi récente ? John Locke, qui vivait à la fin du dix-septième siècle, n’a-t-il pas été le premier à prôner la tolérance religieuse ? En réalité, Locke n’était pas prêt à exercer la tolérance à l’égard des catholiques et des athées. Son argumentation était essentiellement politique, puisqu’il affirmait qu’il convient de tolérer cela (seul) qui ne menace pas l’Etat. C’est également à cette époque que vivait le chef spirituel quaker William Penn (1644-1718) et en 1670 qu’il écrivit de la prison de Newgate sa « grande défense de la liberté de conscience » ; mais, en même temps, Penn faisait en sorte que seuls les chrétiens soient électeurs et détiennent une charge dans sa colonie de Pennsylvanie. Au Royaume-Uni, les catholiques et les juifs n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1858. On pourrait continuer la liste.
Entre chrétiens et juifs, les relations ont été, pour employer un terme bien faible, traumatisantes. Au cours de l’histoire, il a pu y avoir quelques débats, mais il y a eu le plus souvent des confrontations. Au mieux, chaque partie soliloquait en présence de l’autre ; au pire (et c’était le cas le plus fréquent), la partie qui représentait la majorité imposait ses vues à celle qui représentait la minorité. Il n’y avait pas de dialogue ; la notion même de dialogue était méconnue.
Les cinquante dernières années
Pour étudier l’impact de l’histoire sur les relations judéo-chrétiennes, il faut prendre en compte les grandes transformations intervenues ces derniers temps. Ces transformations sont la conséquence de la Shoa (et de la conscience grandissante qu’ont les chrétiens d’avoir contribué à la provoquer) et de la création de l’Etat d’Israël.
La Shoa a suscité une prise de conscience générale de l’immense culpabilité de l’Eglise, non seulement pour son silence global, à quelques nobles exceptions près, entre 1933 et 1945, mais aussi pour « l’enseignement du mépris » dispensé par elle pendant tant de siècles envers les juifs et le judaïsme. Comme l’a montré Jules Isaac juste après la guerre, c’est cet enseignement qui a semé la haine et permis à Hitler de faire si facilement de l’antisémitisme une arme politique. Personne ne songerait à nier que le nazisme était opposé au christianisme ; on sait bien cependant que Hitler ne se privait pas de justifier son antisémitisme en s’appuyant sur la position de l’Eglise et l’attitude des chrétiens envers le judaïsme.
L’examen de conscience entamé en 1945 a marqué pour de nombreux chrétiens le début d’un cheminement douloureux qui les a conduits à revisiter les sources de « l’enseignement du mépris » et à les rejeter. Du point de vue chrétien, il fallait, avant tout dialogue, que l’Eglise reconnaisse publiquement ce qu’avaient été son histoire et son attitude à l’égard des juifs. Cette démarche supposait une analyse appropriée de l’antisémitisme et des documents comme Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoa(1)1 illustrant la volonté d’aborder le sujet. La plupart des théologiens chrétiens engagés dans le dialogue judéo-chrétien ont reconnu que le massacre de six millions de juifs n’aurait pas été possible si l’antisémitisme n’avait pas été profondément enraciné dans la tradition chrétienne. La Shoa n’a pas seulement amené les chrétiens à réexaminer leurs rapports avec le judaïsme : elle a également réactivé l’intérêt des juifs pour le christianisme. Jonathan Sacks s’est fait l’interprète de beaucoup en déclarant que « si nous nous rencontrons et discutons entre nous aujourd’hui, c’est parce que nous en avons le devoir, parce que nous avons examiné la situation, vu où elle aboutissait et que nous sommes littéralement scandalisés par ce que nous avons vu ».
La nécessité d’aborder des questions comme la Shoa dans le dialogue judéo-chrétien tombe sous le sens, mais la démarche présente des dangers si elle n’est pas mise en perspective. L’affirmation de Fackenheim selon laquelle la Shoah a eu pour effet de donner aux juifs un nouveau commandement, le 614ème, celui de survivre en tant que juifs, en est un exemple pertinent. Selon Fackenheim, il fallait rester juif afin de ne pas offrir à Hitler une victoire posthume. Or, c’est ainsi que l’identité juive en est venue à se définir d’après la Shoa et le dialogue judéo-chrétien à s’articuler sur la Shoa. En axant uniquement leur réflexion sur l’holocauste, juifs et chrétiens courent le risque d’avoir une vision déformée des choses. Par exemple, les jeunes juifs risquent de se construire une identité négative qui, amputée de l’aspect positif du judaïsme, ne constituera pas une valeur à transmettre aux générations à venir. De même, les jeunes chrétiens risquent de ne retenir que l’image exclusive du juif comme victime, sans prendre conscience des éléments positifs de la culture juive. Si le juif disparaît de l’horizon à la fin de la période biblique pour ne reparaître qu’en 1933, qui est ce juif et qu’est-ce que le dialogue judéo-chrétien ?
L’accent placé sur la Shoa et sur l’antisémitisme fait parfois apparaître le dialogue judéo-chrétien comme une tentative visant à informer les chrétiens sur le judaïsme afin de bannir ou du moins de réduire l’antisémitisme chrétien et d’éviter qu’il n’éclate à l’avenir dans les Eglises. Il est vrai que le dialogue judéo-chrétien se poursuit à bien des niveaux ; néanmoins, il faut savoir que, si la réaction à la Shoa est une force motrice importante, les réponses à l’antisémitisme et le sentiment de culpabilité de la chrétienté ne sauraient suffire à fonder une théologie du dialogue. En fait, aucun relation humaine saine et durable ne peut reposer sur la culpabilité. Si l’examen de conscience opéré par les chrétiens au lendemain de la destruction des juifs d’Europe conduit à aborder les choses autrement et à réviser l’enseignement traditionnel hostile au judaïsme, tant mieux. Il n’en reste pas moins que l’avenir des relations ne peut avoir la culpabilité pour fondement. Le sentiment de culpabilité est passager et ne se transmet pas à la génération suivante; de plus, il est instable et peut, par nature, se prêter à un revirement soudain et radical.
Le second facteur clé du dialogue est la création de l’Etat d’Israël. Il ne fait pas de doute que si, depuis des années, l’Eglise affronte résolument les questions liées à l’antisémitisme chrétien, elle a, du point de vue théologique, plus de peine à se situer par rapport à la Terre et à l’Etat d’Israël. Les difficultés théologiques ont rendu problématique la réorientation chrétienne à l’égard d’Israël. Pour dire les choses simplement, il a été plus facile aux chrétiens de condamner l’antisémitisme comme étant l’expression d’une méconnaissance de l’enseignement chrétien que d’admettre la reconstitution d’un Etat juif. C’est pourquoi la question d’Israël a probablement causé autant de dissensions et de divisions au sein de l’Eglise que tout autre thème du dialogue judéo-chrétien.
La réticence chrétienne à accepter les incidences de l’existence du nouvel Etat sur les relations judéo-chrétiennes n’a fait que renforcer la centralité de cette question dans les débats. Le fait qu’Israël soit, d’abord, le seul Etat où les juifs sont majoritaires a également d’importantes conséquences pour le dialogue judéo-chrétien. Ainsi, par exemple, tous les Lieux saints chrétiens se trouvent aujourd’hui en Israël ou dans des territoires sous domination israélienne, de sorte que l’ensemble de la chrétienté s’intéresse de près à l’évolution de la situation. Cet état de fait a suscité de fortes réactions, certaines favorables, d’autres non. Cependant, l’existence même de ce projecteur qui jette sur Israël et, en particulier, sur Jérusalem une lumière si vive donne une importance accrue aux tentatives de compréhension mutuelle des chrétiens et des juifs à l’intérieur d’Israël. Les controverses concernant la mosquée de Nazareth en sont un bon exemple. En même temps, on nourrit toujours l’espoir d’une prochaine rencontre avec l’Islam, l’autre grand monothéisme.
Fonder une théologie du dialogue essentiellement sur Israël n’est pas, néanmoins, sans présenter un certain nombre de dangers. Il est très dangereux de soutenir que ce que l’on interprétait jadis comme procédant de la nature de la parole et de la promesse bibliques trouve aujourd’hui une expression concrète en Israël dans un événement contemporain. Les écrits de certains chrétiens évangéliques ainsi que de certains juifs fondamentalistes montrent bien le défi que pose au dialogue cette insistance sur la réalisation des prophéties bibliques. Pour quelques-uns, ce qui est arrivé aux juifs en dehors d’Israël voici un siècle est historiquement plus lointain que les événements bibliques qu’ils considèrent comme presque contemporains. Le présent est traduit en langage et en géographie bibliques, de sorte que l’on risque de donner un sens métaphysique aux lieux géographiques. Les juifs fondamentalistes en Israël considèrent la Terre d’Israël comme un bien propre, procédant d’un don divin. D’où le grand danger de conférer une importance divine à Israël et aux juifs une vocation consistant à se consacrer à la restauration d’un Etat cosmique. Dans cette optique, le retour sur la Terre réalise la promesse divine et traduit le retour à la plénitude originelle. Or, les promesses bibliques ne s’appliquent pas aux mêmes frontières et, en choisissant le grand Israël, les fondamentalistes abusent de l’idée de la promesse liée à la Terre.
Les dangers d’un dialogue fondé sur Israël trouvent également leur illustration chez ceux qui, au nom du dialogue, passent d’un engagement en faveur de la sécurité d’Israël à une position faisant d’Israël un Etat quasiment irréprochable. Cette position ne saurait déboucher sur le dialogue, puisqu’elle n’est pas le fruit d’une analyse honnête et objective, fermement axée sur la réalité actuelle. Il n’en reste pas moins que la reconnaissance de l’Etat d’Israël par le Vatican en 1994 a marqué un moment significatif dans les relations judéo-chrétiennes, tout comme la visite émouvante et réussie du pape Jean Paul II en Israël en mars 2000. Le Premier ministre israélien Ehud Barak s’est fait l’interprète de beaucoup lorsqu’il a déclaré, en accueillant le pape : « Vous avez fait plus que quiconque pour le changement historique de l’attitude de l’Eglise envers le peuple juif… et pour panser les blessures béantes qui ont suppuré pendant des siècles d’amertume »(2)2.
Les préoccupations actuelles
La visite du pape en Israël illustre ce qui a été réalisé au cours des cinquante dernières années du dialogue judéo-chrétien : une concertation ouverte et directe a eu lieu, des déclarations officielles et des principes ont été émis. Il manque pourtant quelque chose – peut-être pas pour ceux qui prennent une part active au dialogue, mais pour les chrétiens et les juifs moyens. Je ne parle pas du fait que le dialogue judéo-chrétien n’a pas encore véritablement commencé en Europe de l’Est - même depuis les bouleversements de 1989 - surtout avec l’Eglise orthodoxe ; ni du fait que le dialogue risque constamment d’être détourné au profit de la conversion ou confisqué à des fins politiques ; ni du fait qu’au sens plénier du terme le dialogue est sans doute hors de l’atteinte des fondamentalistes, qu’ils soient juifs ou chrétiens ; ni du fait que le dialogue est une tendre pousse.
Non : ce qui me préoccupe, c’est que, pour nombre d’entre nous, le dialogue est devenu une simple conversation. Dans les réunions interreligieuses, beaucoup semblent croire qu’une conversation à bâtons rompus – en fait une vague reformulation de positions théologiques bien ancrées – équivaut à un dialogue. Il est trop facile de tenir pour un dialogue toute communication entre des personnes professant des religions différentes. Le dialogue exige un face-à-face et davantage d’efforts qu’un échange par téléphone, fax ou courrier électronique. Le terme est appliqué globalement à de nombreuses activités bonnes en elles-mêmes. Certaines peuvent même servir de cadre au dialogue, mais ne sont pas le dialogue. On emploie parfois l’expression « relations judéo-chrétiennes » comme si elle était synonyme de dialogue. Or, on peut avoir de bonnes ou de mauvaises relations, mais les relations en soi ne constituent pas un dialogue. Pas plus que l’étude comparative des religions. Le dialogue suppose une analyse sérieuse de la religion de l’autre et a pour condition préalable la compréhension.
Les prophètes de la Bible étaient des spécialistes de la communication entre personnes. Dans un passage célèbre, Isaïe engage fermement Israël à entrer en relation personnelle avec Dieu : « Venez et débattons » (Is 1,18). Lv 19,33-34 indique également ce qu’est le dialogue : « Quand un hôte séjournera chez toi dans votre pays, vous ne le molesterez pas … tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été des hôtes au pays d’Egypte ». Le dialogue suppose un respect qui conduise à prendre l’autre au sérieux autant que celui-ci l’exige, ce qui est un exercice immensément difficile. Ce n’est qu’alors que l’on peut parler de dialogue.
Une autre préoccupation découle directement de ce constat : les chrétiens peuvent-ils considérer le judaïsme comme une religion valable en soi (et vice-versa) ? Dans la perspective juive, la question doit être formulée en ces termes : quelle intention a présidé à l’émergence du christianisme ? Le fait que Jésus était juif a-t-il quelque implication pour les juifs ? On sait bien que nous, les juifs, sommes très fiers des Albert Einstein, Heinrich Heine, Sigmund Freud ; pourtant, nous faisons en général comme si le juif le plus célèbre d’Israël n’existait pas. Maintenant que les relations judéo-chrétiennes se déploient dans un climat plus libre, ne serait-il pas temps que les juifs s’intéressent davantage au juif Jésus ?
Les chrétiens, eux, doivent porter leur réflexion sur la survie du peuple juif et la vitalité du judaïsme depuis près de 2000 ans. Pour les chrétiens, la question de la validité du judaïsme met en cause certaines assertions triomphalistes de l’Eglise. Ce que nous devons nous demander, c’est si le christianisme peut se distinguer du judaïsme sans se définir comme étant ou son antithèse ou simplement son accomplissement. Nombre de théologiens chrétiens se sont tournés vers la dialectique de Paul qui affirme que Dieu n’a pas oublié le peuple d’Israël (Ro 11, 25-26). C’est pourquoi l’appel invitant les chrétiens à abandonner l’hostilité historique envers les juifs et la trompeuse caricature du judaïsme a été assourdissant. Ces attitudes sont aujourd’hui reconnues comme mauvaises. Leur rejet total et public était nécessaire pour que le dialogue soit possible. Le christianisme avait besoin de passer de ce qui procédait essentiellement d’une nécessité intrinsèque de condamner le judaïsme à celle d’une condamnation de l’anti-judaïsme chrétien. Loin de conduire à une séparation d’avec tout ce qui était juif, cette évolution a été à l’origine d’un resserrement des relations avec le « frère aîné ». Cette intuition transparaît de plus en plus nettement dans les grands documents de l’Eglise comme Nostra Aetate (1965), les Notes de 1975 et les Orientations de 1985(3)3.
En résumé, nous assistons actuellement au passage manifeste d’un monologue chrétien sur le judaïsme à un dialogue instructif (et parfois difficile) avec les juifs. Au monologue se substitue un dialogue.
Un enseignement de portée biblique
Dans les premiers temps du dialogue du vingtième siècle, la redécouverte chrétienne du judaïsme a essentiellement abouti à une plus grande prise de conscience des origines juives du christianisme. Plus récemment, cependant, on se rend de mieux en mieux compte que, pendant près de deux mille ans – et pas seulement pendant le premier siècle de notre ère – le judaïsme vivant a intéressé et influencé d’une manière ou d’une autre le christianisme et les chrétiens. Paul a appelé ce phénomène le « mystère d’Israël » et c’est le sens de ce mystère qui interpelle et captive continuellement les chrétiens.
Du point de vue juif, la question est plus complexe. A première vue, il n’y a aucune raison, théologique ou autre, pour voir dans les rapports entre le judaïsme et le christianisme quelque chose qui les distinguerait des rapports entre le judaïsme et n’importe quelle autre confession religieuse. Cette conception se trouve renforcée par l’hypothèse couramment reçue selon laquelle l’influence aurait été totalement unilatérale, le judaïsme infléchissant l’évolution du christianisme. Or, cette hypothèse est inexacte. Le christianisme a marqué le judaïsme de différentes manières et tout particulièrement en influant sur le développement du judaïsme rabbinique. On sait bien qu’une fois le christianisme devenu la religion officielle de l’empire romain, la situation des communautés juives a peu à peu glissé dans la précarité. Ce que l’on sait moins, c’est que, consciemment ou inconsciemment, des rabbins ont laissé des idées ou des interprétations chrétiennes pénétrer dans la pensée et la vie juive – et ce, parce que le dialogue faisait partie du courant principal de la vie juive.
Si cette évolution est particulièrement importante, c’est parce que les juifs, qu’ils soient orthodoxes ou progressistes, considèrent le judaïsme rabbinique comme la pierre angulaire du judaïsme moderne. Les débats exégétiques qui ont réuni des commentateurs juifs et chrétiens constituent un exemple de cette influence chrétienne sur le judaïsme rabbinique. Ces débats portaient sur un texte traditionnel commun – la Bible hébraïque – même si les communautés de foi interprétaient différemment ces écrits. Du point de vue juif, la redécouverte de cette interaction ne peut manquer d’imprégner de manière significative la contribution juive au dialogue judéo-chrétien.
Une nouvelle lecture de la littérature rabbinique permet de mieux cerner la nature de ces débats exégétiques. Ceux-ci prouvent non seulement que les rabbins connaissaient l’enseignement chrétien, mais qu’ils avaient le désir d’apprendre et d’intégrer ces leçons et ces traditions qui leur paraissaient pertinentes pour la vie juive. Le dialogue judéo-chrétien n’est donc pas un phénomène contemporain. Si juifs et chrétiens se penchent sur les interprétations post-bibliques, ils ont toutes les chances de s’apercevoir que, de part et d’autre, on met l’accent sur certains textes bibliques et que l’on est prêt à se laisser influencer par les enseignements de chaque tradition. Les débats exégétiques, qui se sont déroulés voilà si longtemps, peuvent indiquer l’orientation à prendre.
Les interprétations de l’Akedah, ou ligature d’Isaac (Gn 22) offrent un exemple de l’interaction exégétique des traditions rabbiniques et patristiques classiques. Ce récit, l’un des plus connus de la Bible, a paru important et au judaïsme et au christianisme dès les premiers temps. Il porte sur la relation d’Abraham à Dieu et la manière dont il prouve sa foi et son attachement à Dieu en se montrant prêt à sacrifier son fils si longtemps attendu sur ordre de Dieu. Le narrateur accorde peu d’attention à Isaac. Les rabbins et les pères de l’Eglise ont beaucoup réfléchi à cet épisode. Dans les écrits rabbiniques, Isaac n’est plus décrit comme un personnage secondaire, mais devient égal, sinon supérieur à Abraham. Les rabbins dépeignent Isaac comme un martyr qui donne volontairement sa vie pour son peuple. De fait le mérite d’Isaac (zekhout avot) est tel qu’Israël va désormais tirer le bénéfice de ses actes.
La description rabbinique d’Isaac cadre parfaitement avec un certain nombre d’aspects de la perception chrétienne de Jésus. Comme Jésus, Isaac était prêt à donner sa vie(4)4. Pas plus que Jésus, Isaac n’a été contraint de porter le bois pour l’offrande : il l’a porté librement. Pas plus que Jésus, Isaac n’a été contraint de s’offrir en sacrifice : il s’est librement offert à son père(5)5. Comme Jésus, Isaac a été décrit comme pleurant amèrement en apprenant d’Abraham qu’il allait être sacrifié(6)6. Comme Jésus, Isaac a répandu son sang(7)7. Comme Jésus, Isaac est figuré aux portes de l’enfer (gehinna) (8)8. Tout comme l’affirme Paul à propos du baptême, les rabbins considèrent que l’Akedah expie le péché de tous, juifs et non juifs(9)9. Enfin et sans doute surtout, il est dit d’Isaac qu’il est mort et ressuscité(10)10.
Un autre exemple vient prouver l’influence exercée par l’enseignement chrétien sur l’interprétation de l’Akedah. Parmi les différentes interprétations rabbiniques concernant le fait qu’Isaac portait le bois du sacrifice sur ses épaules, on trouve ce commentaire particulièrement frappant : «‘Et Abraham plaça le bois de l’offrande sur Isaac son fils’. Comme un homme qui porte sa croix (tsalouv) sur son épaule » (11)11. L’allu-sion à une croix est manifestement influencée par la description chrétienne du Christ portant la croix sur laquelle il sera crucifié(12)12. L’interprète anonyme a décrété qu’il était valable de comparer Isaac portant le bois du sacrifice à un homme (Jésus) portant la croix de son supplice. Et les rédacteurs/éditeurs de Genèse Rabbah ont approuvé puisqu’ils n’ont pas censuré la comparaison dans la version finale (13)13. Ainsi, les interprétations juives de l’Akedah ne peuvent vraiment se comprendre sans référence au contexte chrétien. En fait, elles sont plus faciles à comprendre dans le cadre d’une confrontation exégétique, puisque non seulement les rabbins connaissaient l’exégèse chrétienne, mais ils en subissaient l’influence.
Ces rencontres exégétiques des temps anciens entre juifs et chrétiens devraient dorénavant inspirer le dialogue judéo-chrétien. Etant donné que les écrits des rabbins et des pères de l’Eglise forment la pierre angulaire du judaïsme et du christianisme d’aujourd’hui, il est logique que l’étude des interprétations bibliques juives et chrétiennes devienne désormais le pilier du dialogue judéo-chrétien. L’étude des juifs et des chrétiens ne peut manquer de mettre en relief un certain nombre d’analogies entre les conceptions juive et chrétienne de l’Ecriture, comme l’insistance sur l’harmonie de l’Ecriture et l’accent sur l’unité du texte. Voilà pourquoi les interprétations juives et chrétiennes pouvaient être comprises par bien des adeptes des deux religions. Non seulement ce chevauchement a existé aux origines du christianisme, mais il s’est maintenu pendant des siècles. Il n’est donc pas surprenant que des exégètes chrétiens comme Origène et Jérôme à l’époque patristique, ou Nicolas de Lyre et Thomas d’Aquin au Moyen Age se soient tournés vers leurs contemporains juifs pour se faire aider à traduire et à comprendre des textes bibliques .
On peut soutenir néanmoins que, s’il est vrai que le judaïsme et le christianisme partagent certaines parties de la même Ecriture, celles-ci font partie d’un canon plus vaste : l’Ancien et le Nouveau Testament pour les chrétiens, la Tora écrite et la Tora orale pour les juifs. Ce raisonnement est abusif car les débats entre chrétiens et juifs étaient axés sur l’interprétation de l’Ecriture. On peut comparer ces interprétations à un câble ou une prise électrique réunissant un certain nombre de fils qui sont tous isolés mais qui, ensemble, peuvent produire un courant créateur et spirituel d’une grande intensité. Lorsqu’on réunit les différentes composantes de l’interprétation biblique, on établit un contact ; mais si l’on maintient leur indépendance, elles restent isolées ; rassemblées, elles produisent de la lumière ; laissées seules, leur apport est limité. Ce que je suggère, c’est que la compréhension des deux interprétations, juive et chrétienne, de la Bible peuvent servir à accroître l’intensité de cette lumière. En d’autres termes, que chrétiens et juifs peuvent, en analysant leurs interprétations respectives, s’entraider et dégager ainsi du texte biblique un sens plus profond.
En outre, ces études permettront de réaliser les deux grandes mutations évoquées plus haut. Par exemple, les participants chrétiens qui ne sont nullement responsables de ce qui s’est dit et fait du temps de leurs grands-parents parviendront à accepter la charge de cet héritage sans perdre espoir en l’avenir. En effet, l’espoir en l’avenir n’est solide que si l’on assume le passé. Ainsi, les luthériens ne peuvent goûter les 95 Thèses sans accepter le fardeau du Des Juifs et de leurs mensonges ; les admirateurs de Jean Chrysostome ne peuvent prendre les exhortations, célébrations et homélies inspirées en laissant de côté l’odieux Contre les Juifs. Il en va de même pour tous les illustres pères de l’Eglise, y compris d’Augustin selon lequel les juifs étaient les fils non pas d’Abraham mais de Caïn.
A mon sens, il n’y a rien de tel pour les chrétiens que d’étudier les textes juifs et – soyons clairs – pour les juifs, que d’étudier les textes chrétiens. Ces efforts ne peuvent qu’aider les chrétiens à retrouver la révérence que nourrissaient les premiers chrétiens à l’égard de l’Ecriture. Les premiers chrétiens – et le fait est significatif – ne connaissaient ni le terme « Nouveau Testament » ni le terme « seconde alliance » : ils se contentaient d’appeler l’Ecriture graphai (les écrits), qui est l’équivalent grec de Tanakh. Non seulement cette démarche rapprochera les chrétiens des juifs dans l’appréciation de l’héritage commun, mais elle aura pour effet de rendre la Bible hébraïque aussi primordiale pour les chrétiens que pour les juifs. Si les chrétiens s’attachent moins à « l’infériorité » de l’Ancien Testament par rapport au Nouveau Testament – et évitent ainsi les problèmes liés à la substitution et au triomphalisme – mais acceptent les graphai pour ce qu’ils sont - des écrits inspirés, alors ils pourront commencer à interpréter les textes d’une manière nouvelle et stimulante, convenant à la sensibilité des tenants du dialogue judéo-chrétien. Ainsi pourrons-nous, à n’en pas douter, regarder vers l’avenir avec optimisme.
Conclusion
Comment avancer ? L’avenir du dialogue, l’avenir des rapports judéo-chrétiens dépend de l’éducation, non seulement de l’éducation de l’élite, mais de l’éducation de tous. Comment réaliser cet objectif ?
Il faut que les juifs étudient les écrits de l’Eglise et soient prêts à les examiner sous un jour nouveau. Nous autres juifs ne pouvons éluder les obligations que nous donnent les circonstances nouvelles et nous devons, entre autres, revoir notre enseignement sur les chrétiens et le christianisme. Nous devons ouvrir les portes de nos yeshivot au vent du changement. Pour y parvenir, il faut que des chercheurs juifs proposent une théologie du christianisme et soient prêts à refaire du dialogue une question d’actualité. J’invite les penseurs juifs à affronter le monde des idées chrétiennes contemporaines, afin de façonner une théologie juive du christianisme. Sans doute peut-on comprendre que certains juifs aient quelque méfiance à l’égard du dialogue, y voient peut-être une tentative voilée de conversion ; mais écoutons nos partenaires chrétiens qui commencent à dire : « Nous avons beaucoup changé et proposé une nouvelle conception des choses : n’est-ce pas à vous, maintenant, de réagir ? »
Du côté chrétien, il faut non seulement que les séminaires proposent une formation au judaïsme mais qu’ils entament l’étude des interprétations rabbiniques de l’Ecriture. Les conclusions de cette étude doivent parvenir non seulement jusqu’aux cours donnés dans les séminaires, mais jusque dans les universités et les instituts de formation des maîtres. Elles doivent aussi être débattues dans les églises et les synagogues. C’est alors seulement que nous pourrons commencer à découvrir le sens d’une tradition textuelle commune. Les nouvelles conceptions ne servent pas à grand-chose si elles sont limitées à une élite ; le véritable test est la mesure dans laquelle elles imprègnent les différents niveaux de l’enseignement. Nous devons examiner la question des Pharisiens, celle des relations entre Jésus et les Juifs, les deux alliances, la manière d’aborder les textes polémiques. Nous devons affronter le fait que le simple texte du Nouveau Testament et les enseignements des Eglises laissent les juifs dans une position d’infériorité qui ne peut manquer d’induire sinon des idées de génocide, du moins une attitude de mépris.
L’étude sérieuse du judaïsme conçu comme une foi vivante et de ses rapports avec le christianisme constitue aujourd’hui une partie non marginale de la formation chrétienne. D’après une directive du Vatican, « il importe que les chrétiens cherchent à mieux connaître les composantes fondamentales de la tradition religieuse du judaïsme et qu’ils apprennent par quels traits essentiels les juifs se définissent eux-mêmes dans leur réalité religieuse vécue »14. Des déclarations comparables ont été faites par l’Eglise anglicane et les Eglises libres. Quelques séminaires et facultés de théologie s’efforcent de suivre cette directive, mais la nouvelle théologie sur les juifs et le judaïsme n’est quasiment intégrée dans aucun programme d’études.
La Bible est un bon point de départ. Attelons-nous ensemble à l’élaboration d’une nouvelle collection de commentaires bibliques, une collection qui englobe les interprétations profondes et éclairées, formulées par les chrétiens et les juifs pendant des siècles. Rendons l’interprétation biblique juive et chrétienne accessible à nos deux communautés et ramenons la Bible à la synagogue et à l’Eglise d’une manière qui soit favorable aux relations judéo-chrétiennes. Rappelons à nos communautés que le dialogue doit être au premier plan de nos religions.
Qu’il me soit permis de terminer par une dernière idée. Certains ont peur de la guerre. Pas moi. Je n’ai pas peur de la guerre. Je ne crois pas qu’une guerre « éclate » simplement. J’ai peur des personnes, car ce sont elles qui déclenchent les guerres. J’ai peur des personnes qui placent la doctrine, qu’elle soit politique ou religieuse, avant les besoins des êtres humains, qui parlent d’amour et d’altruisme mais qui ne voient dans les autres que des convertis « en puissance » à leurs propres conceptions. Ce sont ces personnes dont le zèle perverti a fait du Moyen-Age un synonyme de fanatisme et d’oppression. Encore maintenant, ces personnes sont prêtes à nous conduire par le même chemin vers une ère que les progrès de la science et de la technique moderne pourraient rendre encore plus ténébreuse. La paix elle-même et l’avenir de l’humanité dépendent de cet effort interreligieux. Est-ce trop demander ?
Notes * Le professeur Edward Kessler dirige le Centre des relations judéo-chrétiennes de Cambridge. [Traduit de l’anglais par C. Le Paire]
1 Commission du Saint-Siège pour les rapports religieux avec le judaïsme, Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoa, 16 mars 1998.
2 Allocution d’Ehud Barak, Yad Vashem, 23 mars 2000.
3 Concile Vatican II, Déclaration sur les relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes Nostra Aetate (n. 4), 28 octobre 1965.
Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le judaïsme, Orientations et suggestions pour l’application de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate (n̊4), 1er décembre 1974.
Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le judaïsme, Notes pour une présentation correcte des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Eglise catholique, 24 juin 1985.
4 Lamentations Rabbah, Proem 24.
5 Targum fragmentaire sur Gn 22, 10 : « A ce moment, les anges du ciel sortirent en se disant l’un à l’autre : Allons voir les deux seuls hommes justes du monde. Le premier sacrifie, le second est sacrifié. Le sacrificateur n’hésite pas et le sacrifié tend son cou ».
6 Midrash composé sous l’action de l’Esprit Saint, p. 65.
7 Mekhilta de Rabbi Ishmael, Pisqa 7.
8 Cantique des Cantiques Rabbah, 8,9.
9 Lévitique Rabbah 2,11 : « Quiconque, qu’il soit Juif ou Gentil, homme ou femme, esclave ou servante, lit ce passage de l’Ecriture … le Seigneur se souvient de l’Akedah d’Isaac » et Gal 3,28 : « Il n’y a pas de Juif ni de Grec ; il n’y a pas d’esclave ni d’homme libre ; il n’y a pas de mâle ni de femelle ; car tous, vous êtes un dans le Christ ».
10 Pirkei de Rabbi Eliezer 31.
11 Genèse Rabbah 56,3. Selon certains commentateurs juifs contemporains, cette interprétation cherche uniquement à expliquer pourquoi Abraham n’a pas mis le bois sur l’âne. Moses Mirkin (Midrash Rabbah, vol 2, Heb.,Tel-Aviv, Yavné, 1980) émet deux suggestions : premièrement, que ce geste a permis à Abraham d’accomplir l’ordre de Dieu en toute chose; deuxièmement, que ce sont les condamnés qui portent le bûcher sur le lieu de leur supplice. Toutefois, ces suggestions n’expliquent pas l’allusion transparente au christianisme qui a été retenue par le midrash.
12 Jn 19,17.
13 Cf. Irving Jacobs, The Midrashic Process, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, 17.
14 Orientations et suggestions pour l’application de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate (n̊4), op. cit., Préambule.