Other articles from this issue | Version in English | Version in French
Les hassidim - Comment prient-ils?
Mikael Tagliacozzo
La collectivité des cultivateurs juifs religieux en Terre d'Israël présente de singulières analogies avec la vie des premières communautés chrétiennes de Palestine. Le principe en vigueur dans ces communautés est que chacun donne selon ses possibilités et reçoive selon ses besoins (cf Ac 4, 32-37). Cette règle est observée dans toutes les circonstances concrètes de l'existence de chacun: son but est de créer une cellule modèle de vie communautaire dont le fonctionnement est prévu selon un profond sens religieux et une stricte observance des normes morales. La vie dans ces communautés est par conséquent rigoureusement organisée en fonction de la morale et des préceptes de la Loi (Torah). Cette Loi et ces préceptes fondent l'humanisme juif et sont l'expressione de sa tension vers le bien et la sainteté et donc vers la restauration du royaume des cieux. Ceci pour que puisse se constituer le fonds permanent de la vie de l'homme et se fixer l'image de son monde et de sa fin: cette vision est inspirée par la foi en Dieu, ordonnée à son service, car elle reconnaît en Lui la providence qui soutient et nourrit la création (Ps 145, 15-16).
L'homme, être privilégié dans le plan de la création, a été sanctifié par la grâce, témoignage suprême de la sagesse divine; le libre arbitre qui lui a été accordé et son pouvoir de faire prévaloir le bien sur le mal lui permet de contribuer auprogrès de la famille humaine et à l'élevation du monde au plus haut degré de la morale.
Comme on l'a souvent fait remarquer, la colonie juive religieuse rappelle de près « l'école du service du Seigneur » qui est résumée dans la règle de saint Benoît par la formule « Ora et labora », et dans les collectivités communautaires des juifs religieux par le « Torah ve-avodah » (Loi et travail). Dans une société fidèle à la tradition on ne peut donc pas se limiter à des manifestations individuelles de vie religieuse, mais il convient, au contraire, de transformer les valeurs spirituelles en facteurs décisifs portant sur tous les aspects de la vie, qu'ils soient économiques, politiques, éducatifs ou autres... La prière et l'étude sont en connexion étroite avec la Loi et les commandements: en effet, l'étude de la Parole de Dieu et les prières sont considérées comme formant un tout comme l'activité sacramentelle par excellence ou, mieux, la forme la plus élevée et la plus pure du service de Dieu. Le terme de prière, dans la colonie collective religieuse, embrasse de soi tous les aspects de la vie, aussi bien celle de l'individu comme tel que celle de la collectivité et ceci trouve son expression, jour par jour, heure par heure, dans toutes les manifestations de la vie, avec une plus grande intensité dans la sanctification du sabbat et des autres fêtes de précepte.
A la différence des communautés dont la discipline s'inspire des schémas traditionnels du rabbinisme orthodoxe, celles qui dépendent du courant hassidique (1) révèlent dans leurs célébrations du service divin une ardeur d'une intensité telle que pour un observateur non averti cela pourrait paraître une espèce de paroxysme, alors que c'est justement cet enthousiasme (Hitlahavout) qui contient « la ferveur de l'extase, le calice de la grâce et la clé éternelle tandis que dans la dévotion (kawwanah) se trouve le mystère de l'âme tendue vers son but » (2).
Pour les hassidim, la prière n'est limitée ni dans le temps, ni dans le mode, ni dans l'espace. A la prière, qu'elle soit spontanée ou obligatoire, l'homme participe non seulement avec son coeur et avec son esprit, mais avec tous ses membres: « Tous mes os diront: Seigneur, qui est comme Toi? » (Ps 35,10). Il n'y a donc pas de prière plus agréable à Dieu que celle de l'homme simple qui ne sait pas s'exprimer et qui ne peut rien offrir d'autre au Seigneur que le besoin inarticulé de son coeur. La légende hassidique (3) raconte qu'un paysan avait un fils d'une intelligence si lente qu'il ne réussissait pas à discerner la forme des lettres et que, de ce fait, ce paysan évitait de la conduire à la synagogue. Cependant, quand l'enfant devint majeur selon la loi de Dieu, son père l'emmena avec lui à la synagogue, le jour de Kippour, pour que, faute de connaissance et de savoir, il ne mangeât pas en ce saint jour de jeûne. L'enfant avait une flûte dont il jouait en paissant le troupeau dans les champs. Il prit son instrument avec lui à l'insu de son père. Pendant la prière, l'enfant restait assis et ne pouvait rien dire. Au commencement de la prière additive, il se tourne vers son père et lui dit: « Père, j'ai apporté ma flûte avec moi et je voudrais en jouer ». Le père, troublé, l'admoneste: « Garde-t'en bien, mon fils! ». A la prière sur les offrandes, le garçon recommence à demander: « Permets-moi de prendre ma flûte ». Au coucher du soleil l'oraison solennelle de clôture commence, et, dans la synagogue, on entend encore résonner faiblement la prière des dix-huit bénédictions et la « grande confession » revient encore une fois avant que la nuit ne descende et que Dieu n'émette l'oracle du grand pardon. L'enfant ne peut plus retenir sa ferveur, il tire sa flûte de sa poche et se met à jouer de son instrument avec force. Les assistants en sont tout effrayés et perplexes. Alors le saint Baal-Shem-Tov, debout, au milieu de la foule s'écrie: « La Loi est brisée, le saint, Béni-soit-il, a pardonné et la colère est chassée de la face de la terre! » (4).
Mais l'homme n'est pas seul dans la prière: à lui se joignent aussi la création et les anges. « Les cieux tissent des couronnes de louange pour toi, Seigneur, en même temps que tes fils, ici-bas, se réunissent pour célébrer ta sainteté » (5).
La communion avec les anges et avec la création permet à l'âme de l'individu de renoncer à sa personne pour s'unir et se fondre dans l'âme collective en une unité absolue avec la présence divine, la Shekinah: « Les cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament annonce l'oeuvre de ses mains » (Ps 19,1). Car tout est engendré par la Shekinah et en Elle tout se meut.
Avec l'annonce du sabbat, chez les hassidim, la joie du service divin atteint les plus hauts sommets et ceci spécialement grâce à la place principale donnée au culte domestique qui commence le vendredi soir par la préparation de l'agapé collective (ou familiale). La table, couverte d'une nappe blanche, constitue l'autel. Sur cette table, deux pains de fleur de farine, le vin et le sel, pour la sanctification de la fête (kiddoush). Après avoir allumé les lampes du sabbat (selon le nombre qui compose le noyau familial) la femme bénit le Seigneur de lui avoir accordé le privilège d'allumer cette lampe, symbole de la lumière divine. Les femmes restent à la maison pour prier tandis que les hommes vont à la synagogue pour accueillir en temps voulu « la reine du sabbat » qui approche. A la synagogue, le rabbin entre d'un pas rapide, il va au podium et la cérémonie hassidique commence: « Célébrez l'Eternel, car il est bon, car Eternel est son amour ». Ce sont les mots du psaume 107 qu'utilisent les hassidim pour saluer chaque vendredi soir l'arrivée du sabbat. Ainsi en a décidé le saint Baal-Shem-Tov, le maître admirable, quand il fut libéré de la prison des pirates pendant son infortuné pèlerinage en Terre sainte. « Célébrez l'Eternel car il est bon, car éternel est son amour ». Comme si une étincelle électrique avait secoué l'assistance, la foule, jusque-là calme et comme oppressée, éclate en un cri sauvage. Il y a des remous dans la foule qui se fait pressante: « Va, fiancé, à la rencontre de l'Epouse » (6). C'est à ce moment-là que la Shekinah descend dans les airs pour s'unir aux hommes et à l'épouse mystique. Cette union est consacrée par les paroles mystérieuses d'une prière du Zohar, le Livre de la splendeur:
« Comme (les anges) là-haut, dans les cieux, se fondent dans l'unité absolue, la Shekinah se fond, ici-bas, dans le mystère de l'Un pour former avec eux, là-haut, une parfaite unité. Le Saint, Béni soit-Il, Un, ne siège pas là-haut, sur le trône de sa miséricorde, tant qu'Elle (la Shekinah) ne s'est pas réunie dans l'Unité absolue. Le mystère du sabbat consiste dans la réunion du sabbat dans le secret de l'Unité absolue pour réaliser son union mystique avec la Shekinah et avec Israël se revêt d'une âme neuve et le prince des ténèbres (Sitrà ahara) s'enfuit avec rage hors du monde et avec lui s'en vont aussi les forces du mal (shultan roghzin) pour ne reparaître qu'à l'issue du sabbat » (7).
Après la prière du soir, le hassid se hâte de rentrer dans sa maison. Il ne peut s'arrêter en route parce que les anges de la paix et du service divin l'accompagnent pendant le trajet de la synagogue à la maison. Le culte familial commence ainsi par la bénédiction des fils et le convoi des anges: « Paix à vous, anges du service de Dieu, anges du Très-Haut, roi des rois, le saint Béni soit-Il. Que votre venue soit dans la paix. Bénissez-nous dans la paix et que votre retour soit aussi dans la paix » (8). « Il a pour toi donné ordre à ses anges de te garder en toutes tes voies » (Ps 91, 11) et « Le Seigneur te garde au départ au retour, dès lors et à jamais » (Ps 121, 8).
Vient ensuite la bénédiction pour la mère de famille « la femme forte » (Pr 31, 10). La sanctification du sabbat par la bénédiction du vin et le partage du calice, le lavement des mains, la bénédiction et la fraction du pain. Le repas est toujours entre coupé de compositions liturgiques et d'hymnes de reconnaissance pour le don de la nourriture et à la fin l'action de grâces est précédée d'un second lavement des mains.
L'hôte de passage, lui aussi, quel qu'il soit, et d'autant plus s'il est pauvre, a droit à l'hospitalité de la table. C'est la règle constante que les hassidim observent avec une joie sincère et qui rappelle l'exhortation de l'épître aux Hébreux (13, 1-2).
Le tiers de la journée du sabbat est occupé par la prière et par l'étude; il atteint son sommet au troisième repas (se'udah shelishit) pris en commun par les membres de la communauté. Dans ce repas plus que dans les deux autres repas familiaux, on peut remarquer des analogies avec les agapes des premières communautés chrétiennes. C'est dans ce troisième repas que se manifeste la joie qui unit dans la prière et dans la louange, Dieu, le sabbat et le kahal Israël (l'assemblée d'Israël). Joie qui trouve son expression dans le chant des poèmes attribués au saint cabbaliste Yitzhaq Luria (seizième siècle) et dans la tradition des antiques midrashim qui remonte à un fonds de morale didactique et qui présente de nombreuses ressemblances avec les paraboles des évangiles.
Plus que les autres courants du judaïsme, le hassidisme donne une large place à la prière individuelle, spontanée et fort éloignée des schémas de la liturgie classique; c'est ainsi que parfois elle prend un caractère de demande pressante, incompréhensible ou apparemment irrespectueuse pour les non-initiés aux joyeuses manifestations du hassidisme. L'histoire du mouvement hassidique nous a transmis quelques-unes de ces prières spontanées.
« O Seigneur, notre Dieu et Dieu de nos pères, fais cesser toute guerre et tout versement de sang dans ce monde qui est le tien. Donne à l'humanité ta grande et merveilleuse paix et que les hommes ne lèvent plus l'épée contre les autres hommes et n'apprennent plus à faire la guerre. O Seigneur, fais que tes fils suivent toujours la vérité, car tu ne les as pas créés pour la lutte et la violence. Tu ne les as pas faits pour la haine, pour l'envie, pour la lutte et pour verser le sang. Mais tu nous as créés pour connaître ta majesté et tes voies, O Seigneur béni pour l'éternité » (9). « Lumière des lumières, Saint des saints, vérité des vérités. Père grand et saint de toute l'humanité; Père grand et saint de tout Israël! Montre-nous le chemin de la lumière et de la droiture sur lequel ont cheminé nos pères et nos prophètes. Accorde-nous, notre Père grand et saint, de vivre dans l'immense vérité de ta sainteté, avec la simplicité et l'intégrité de Jacob, illuminés de la lumière de Moïse. Eloigne-nous de tout vain désir, de l'orgueil et de la tentation pour que nous soyons en paix avec toi et avec toute la création.
Saint, Saint, Saint! Sanctifie-nous dans la sainteté. Infuse en nous ta Shekinah, très haut et très saint Père de l'univers. Infuse en nos coeurs l'amour pur, pour que nous puissions aimer toutes tes créatures, tous les hommes, créés à ton image et à ta ressemblance.
Répands ta lumière dans nos âmes. Illumine notre intelligence, purifie nos coeurs. Afin qu'adviennent les joies de ton règne pour la miséricorde de Jérusalem, ta cité, et pour la paix de tous les hommes » (10).
« Bonjour, Dieu tout-puissant, Maître du monde! Moi, Lévi-Yitzhaq, fils de Sarah, de Berditchev, Je viens plaider devant toi la cause du peuple [ d'Israël.
Que veux-tu de ton peuple, que veux-tu d'Israël? Pourquoi affliges-tu ton peuple d'Israël?
A tout propos, tu dis: « Parle aux enfants
[Israël! » En toute occasion, tu te tournes vers les enfants [d'Israël.
O notre Père, il y a tant de peuples sur la terre: Des perses, des babyloniens, des édomites. Les russes — que disent-ils?
Que leur empereur, c'est l'empereur.
Les germains — que disent-ils?
Que leur empire, c'est l'empire.
Et les anglais? Que leur empire, c'est l'empire. Mais moi, Lèvi-Yitzhaq, fils de Sarah de Berditchev, Je dis:
Itgaddal we-itqaddash shemè rabbà!
Que soit exalté et sanctifié le Nom glorieux!
Et moi, Lèvi-Ytzhaq, fils de Sarah, de Berditchev,
[je dis: Je ne bougerai pas d'ici,
Je ne quitterai pas cette place!
Il faut mettre fin à tout cela!
Il faut que l'exil cesse!
Que soit exalté et sanctifié le Nom glorieux!» (11).
Dans ces prières, le hassidisme exprime un des plus hauts sommets de la spiritualité d'Israël, dont le mysticisme, bien qu'il ait un caractère original, représente une des manifestations les plus pures de l'aspiration de l'humanité entière vers l'absolu, au delà des particularités ethniques ou nationales.
(1) Mouvement spirituel juif né, vers le milieu du dix-huitième siècle, dans les masses déshéritées d'Europe centrale. L'animateur de ce mouvement fut le rabbin Israël, ben Eliézer, surnommé le Baal-Shem-Tov, c'est-à-dire le maître du merveilleux nom de Dieu.
(2) M. Buber, La leggenda del Baalshem, Florence 1925, p. 17.
(3) Cf. également l'article de Louis Jacobs dans ce même numéro, p. 20.
(4) « Shivhe ha-beshet »? Jérusalem, 1957, p. 38.
(5) Prière de Moussaf selon la liturgie de rite séphardite.
(6) J. Langer, Le nove porte (I segreti del Chassidismo), Milan 1967, p. 7.
(7) Sefer ha-Zohar, Parashat Terumah.
(8) Extrait de la liturgie selon les voies de la Cabbale.
(9) Prière de rabbi Nahman de Brezslav.
(10) Prière du rabbin martyr Hillel Zeitlin.
(11) Prière de rabbi Ytzhaq-Lèvi de Berditchev.