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SIDIC Periodical II - 1969/1
L’enseignement chrétien et les juifs (Pages 03 - 06)

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L'importance de l'enseignement sur les juifs
B. D. Dupuy

 

Le directeur du Centre d'études oecuméniques Istina de Paris, nous souligne l'importance de l'enseignement sur les Juifs dans les Séminaires et Facultés de théologie.

L'enseignement sur le peuple juif donné dans les instituts catholiques de formation ou d'éducation était jusqu'à une époque toute récente extrêmement succinct. Il consistait surtout en un rappel des données nécessaires à l'intelligence de l'Ecriture Sainte. Mais en ce qui concerne le peuple juif actuel, tout se passait comme si on avait voulu l'ignorer, comme si depuis l'avènement du christianisme le judaïsme n'avait plus d'existence, ou idu moins plus d'intérêt pour les chrétiens. Le plus souvent, l'enseignement chrétien se réduisait, dans les cours d'Ecriture Sainte, à des aperçus ou jugements historiques sur le peuple de la Bible, sur un judaïsme considéré dès lors spontanément par beaucoup comme révolu.

Aujourd'hui, grâce à l'effort de quelques pionniers, et en raison surtout des événements mondiaux qui ont mis en péril l'existence même du peuple juif, chrétiens et juifs ont commencé à se redécouvrir. Pas de la même façon, ni au même rythme, il est vrai. Et là commencent les difficultés de la tâche à accomplir. Le climat de sympathie reste grevé d'une hypothèque spirituelle, voire théologique, dont il faudrait, dont il faut que les établissements d'enseignement, juifs ou chrétiens, soient tout à fait conscients.

Dans les relations entre juifs et chrétiens, l'optique est en effet radicalement différente de part et d'autre. Pour le juif, le chrétien est, au point de départ, un homme parmi les autres; le christianisme est un fait que l'histoire lui présente comme ayant une importance exception-nelle, et comme ayant des rapports particulièrement névralgiques avec le judaïsme, mais que rien ne lui permet, ni ne l'oblige de considérer comme décisif pour sa conscience juive. Le juif n'éprouve pas dans sa foi un besoin de rencontrer le Chrétien. Le judaïsme a pu exister pendant des siècles en Babylonie, dans l'empire perse dans une ignorance complète du christianisme. Le christianisme est marginal au judaïsme. Malgré son extension mondiale, il n'est pour lui qu'un épisode de son histoire, ni plus ni moins troublant pour beaucoup de juifs que le sabbatianisme. Contrairement à ce que croient beaucoup de chrétiens, ce n'est pas au plan religieux et dogmatique que le judaïsme rencontre le fait chrétien. C'est avant tout dans le domaine social, au plan éthique. Le juif rencontre le christianisme comme un fait politique et culturel. Si l'on met à part quelques exceptions, d'ailleurs très remarquables (F. Werfel, Sch. Asa, M. Buber), le penseur juif se heurte au christianisme comme à une conception du monde différente de la sienne. Il reconnaît, certes, ce que le christianisme a reçu du judaïsme, mais pour considérer aussitôt le christianisme comme un phénomène complexe, contradictoire, un « mixte » de foi et de paganisme.

Le Christianisme, au contraire, porte en lui le judaïsme comme l'événement historique et religieux fondamental, sans lequel lui-même n'aurait pas d'existence. Il ne peut oublier que l'histoire du salut a commencé avec l'élection de ce peuple, que le Fils de Dieu a choisi ce peuple pour s'y incarner, et que ce peuple joue un rôle décisif, crucial dans le Nouveau Testament. Le chrétien a besoin du juif pour se définir dans le monde. La vie spirituelle du chrétien se viderait de son sens si le juif, avec sa Tradition et sa Loi, venait à disparaître. Ainsi le juif a pour le chrétien une signification partagée, double. L'une, la signification concrète, — c'est-à-dire sa vie comme peuple, ses préceptes, sa littérature, sa pensée sociale — l'intéresse peu; cette signification, étrangère à sa foi, lui semble étrangère à la foi. Toute son attention se porte sur l'autre signification, qui est d'ordre théologique et mystique; elle s'attache à ce parent de Jésus qui lui a donné naissance et cependant ne l'a pas reconnu. Le juif est toujours pour le chrétien un individu, presque un cas: il est ce personnage ambigu, Abel ou Caïn, Simon-Pierre ou Judas, dont la connaturalité avec Jésus et l'ignorance du Christ sont pour lui une énigme, une écharde dans la chair et un aiguillon.

Si judaïsme et christianisme ne peuvent s'approcher que par des voies différentes, ce sera une nécessité que dans l'enseignement théologique, les chrétiens ne se limitent pas seulement aux questions qu'ils se posent habituellement au sujet du judaïsme. Alors les juifs devraient réciproquement se prêter à une même ouverture et nous en connaissons un certain nombre qui y sont parfaitement disposés. Mais pour qu'une telle hypothèse devienne réalité, il faut que l'enseignement chrétien apprenne à considérer les questions que le judaïsme lui-même pose au christianisme. Un tel effort est d'autant plus important et nécessaire que le christianisme ne peut se connaître lui-même, si nous en croyons saint Paul, qu'à travers sa relation vivante au judaïsme.

Ici apparaît toute la tâche d'un enseignement chrétien sur le judaïsme. Il ne suffit plus de nos jours de traiter du peuple juif dans les sections de l'enseignement (l'inspiration, le messianisme, la loi, les observances, le prophétisme) où celui-ci est rencontré de biais ou a contrario. Il faut, en fait, instaurer dans les Séminaires et dans les Universités un cours de connaissance du judaïsme, où l'on étudiera le judaïsme actuel pour lui-même, en vue de comprendre sa différence, en vue d'accepter cette différence comme nécessaire à la compréhension du christianisme lui-même. Les étudiants apprendront ainsi tout d'abord que cette différence, comme telle, n'est pas un particularisme national, voire racial, ni un isolement volontaire des autres peuples: « L'isolement du judaïsme, écrivait S.R. Hirsch, rabbin allemand du 19e siècle, n'est qu'une apparence; car toute la force de sa foi consiste à mettre dans les consciences cette conviction que tous les hommes, tous, marchent avec Israël vers le Royaume de Dieu sur la terre ». Ils apprendront ensuite que cette différence, en tant que différence d'avec le christianisme, est féconde pour le christianisme lui-même.

Le chrétien qui fait la découverte de la vie et de la pensée juives, ne peut manquer d'être ébloui par sa profondeur et sa vérité. Il plonge en effet tout à coup dans un trésor dont il reconnaît qu'il vient de la Révélation même. Mais parce que le christianisme puise sa sève dans le judaïsme qui lui a donné naissance, le risque de la redécouverte contemporaine du judaïsme serait de minimiser les divergences ou de croire qu'elles pourraient s'évanouir par miracle dans une sorte de reconnaissance spirituelle. L'expérience du dialogue judéo-chrétien, aussi bien que celle du dialogue entre chrétiens, révèle au contraire que la différence apparaît plutôt qu'elle ne s'efface dans un dialogue authentique. Et c'est dans l'acceptation de la différence que réside son bénéfice spirituel et sa raison d'être. Il ne sera pas demandé au chrétien de judaïser le christianisme, ni au juif de christianiser le judaïsme. Mais il sera demandé à l'un et à l'autre de reconnaître le prix de leur fidélité et de leur réciproque ambiguïté. L'un et l'autre s'affirment fidèles; l'un et l'autre s'accusent « d'infidélité » au Dieu Vivant. Mais ne peuvent-ils pas aussi se présenter l'un en face de l'autre dans le respect de leur existence propre et de leur ambiguïté réciproque devant le Dieu Vivant?

Chaque foi semble avoir reçu pour mission d'interroger les certitudes de l'autre, de l'aider à être modeste, de la rappeler aux exigences quotidiennes. Chacune est pour l'autre un test de validité. Et s'il est vrai, d'après l'enseignement de saint Paul, que « l'assomption » des juifs est l'événement final de l'histoire et que l'action de Dieu l'opérera, la rencontre judéo-chrétienne qui prépare cette assomption est de l'ordre du quotidien et doit s'inscrire dans la trame des tâches humaines les plus fondamentales.

Mais par ailleurs, le bénéfice d'une meilleure connaissance du judaïsme pour les chrétiens sera de reconnaître que tout n'est pas refus dans l'attitude juive à l'égard du christianisme. Le judaïsme d'aujourd'hui continue tout simplement son existence séculaire. De ce point de vue, le christianisme a, aujourd'hui encore, beaucoup à apprendre du judaïsme. Le judaïsme ne cesse de donner aux chrétiens, tout au long de son histoire, un étonnant témoignage de fidélité à Dieu, d'une fidélité maintenue au prix de son sang, dans des épreuves dont les chrétiens, paradoxalement, ont été très souvent responsables.

Il y a eu au cours des siècles, dans l'attitude chrétienne en face des juifs, une vraie contradiction. D'un côté, l'Eglise professe recevoir d'eux son Ecriture Sainte, et elle a rejeté l'antijudaïsme de Marcion. Mais l'Ecriture est toujours lue pour l'Eglise dans une tradition: l'Ancien Testament est l'Ecriture Sainte d'un peuple, de ce peuple. Or, d'un autre côté les chrétiens ont le plus souvent préféré lire cette Ecriture sans ce peuple, qui continue toujours, dans son coeur le plus vivant, d'en vivre. Le rapport au peuple juif est ainsi toujours pendant, non résolu, ambigu pour l'Eglise. Les théologiens chrétiens ont lu surtout l'Ancien Testament comme annonce du Nouveau, comme promesse de l'accomplissement. Mais l'Ancien Testament n'est pas d'abord l'ancien Testament; il est le premier Testament. On a trop souvent oublié qu'il fallait lire la Bible pour elle-même et que l'Ancien Testament, comme l'ont rappelé les derniers papes et le concile Vatican II, livre à l'Eglise des richesses qu'il lui sera impossible d'épuiser jamais. Ces richesses, l'Eglise chrétienne doit continuer de les demander au judaïsme.

Mais il y a, et nul ne saurait le nier, les refus d'Israël (nous préférons employer ce terme au pluriel plutôt qu'au singulier). Les chrétiens doivent reconnaître que ces refus actuels procèdent très généralement d'une intention de fidélité. C'est au nom de sa fidélité à la foi de ses Pères et à l'Alliance avec Dieu qu'Israël, lorsqu'il le rencontre, rejette l'Evangile. C'est là le coeur du drame qui tout à la fois nous sépare d'Israël et nous lie à lui. Le peuple juif, dans sa majeure partie, rejette notre foi. Il n'en reste pas moins qu'â ses yeux les motifs de refuser le christianisme viennent de la Révélation et des préceptes de la Loi et répondent à une très profonde fidélité au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Et cette fidélité n'est pas, comme beaucoup le croient, un attachement obstiné au passé. Car c'est dans sa chair qu'Israël n'a cessé, au long des siècles, de rendre témoignage de sa fidélité au Dieu de l'Alliance. Il ne nous a pas été confié, à nous chrétiens, de décider ce qui, de ces refus et de cette fidélité, l'emporte au coeur d'Israël, ni a fortiori aux yeux de Dieu. Peut-être même s'agit-il, comme dans le cas de l'oecuménisme, d'un mystère plus profond, que nous ne pouvons comprendre qu'en méditant sur toute l'histoire humaine à la lumière de la Révélation. Nous avons reconnu aujourd'hui que les communautés chrétiennes séparées de Rome jouaient un rôle dans l'histoire du salut, et cette reconnaissance a trouvé maintenant sa place dans l'enseignement chrétien. Il reste à donner toute son importance à une réalité plus profonde et plus radicale encore: que la division des juifs et des chrétiens est au coeur de l'éon présent dans l'histoire du salut et que leur rencontre constitue le terme de cette histoire. L'Ecriture ne nous a pas livré d'autre division de l'humanité au regard de Dieu: le peuple juif, d'une part, les gentils d'autre part. Dans le dessein de Dieu, la réconciliation fondamentale qui doit intervenir n'est pas entre catholiques, orthodoxes et protestants mais entre juifs et chrétiens. Une vision de l'histoire du salut, et par conséquent une théologie, qui se limiteraient aux questions qui se posent entre chrétiens serait établie sur une base trop étroite et condamnée à ne pas aboutir. L'examen des questions que le judaïsme pose à l'Eglise est donc une nécessité vitale pour l'Eglise elle-même.

La différence d'Israël, à l'intérieur d'une foi qui est fondamentalement commune, doit conduire la théologie chrétienne à un examen de conscience. De ce point de vue, la conscience juive doit garder la conscience chrétienne d'une pente qui a été trop souvent la sienne: une trop grande assurance et le triomphalisme. Force nous est de le reconnaître, si les refus du christianisme par le peuple juif sont fondés sur sa fidélité et ont un sens, ce peut être à cause des refus juifs eux-mêmes mais ce peut être aussi et surtout parce que le christianisme doit accuser des manques à son égard. Après avoir annoncé Jésus-Christ avec succès pendant des siècles, l'Eglise chrétienne mise en minorité, doit aussi en notre temps s'interroger sur elle-même et sur son histoire, au moment où le peuple juif, persécuté mais toujours vivant, se voit contraint par les événements de s'interroger sur lui-même et sur son histoire. Nous sommes entrés dans un âge nouveau. L'époque de la chrétienté, l'époque du ghetto est révolue. L'ère du dialogue est ouverte. Mais la différence juive demeure une différence qui tiendra, demain plus encore qu'hier, à sa fidélité.

Les refus d'Israël, dans ce contexte nouveau, prendront toujours davantage un caractère d'interpellation du christianisme, en même temps qu'ils paraîtront à celui-ci un éloignement et un détachement de lui. Mais les refus d'Israël eux-mêmes devront nous rappeler sa fidélité, comme notre propre refus. Nous sommes contraints de nous renvoyer, sous le regard du Dieu Vivant, l'image de nos ambiguïtés respectives, originelles et contemporaines. Voilà qui appelle la théologie chrétienne à une tâche singulièrement élargie et profonde. On a dit qu'il ne fallait jamais vivre et penser seul, mais toujours en face des autres. La vie et la pensée chrétiennes sont vouées, radicalement, à exister en face de la vie et de la pensée juives. Et il faut qu'il en soit ainsi pour que la réciproque puisse être vraie également. Car tel est, selon saint Paul (Rom. XI), le dessein de Dieu.

 

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