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Notre Pain Quotidien_ Mt 6,11 = Lc 11,3
Santos Sabugal
La demande que nous adressons au Père pour le supplier de nous accorder le don du pain est substantiellement la même dans la rédaction de Matthieu que dans celle de Luc. Voyons donc quelle est la signification théologique de cette demande dans le contexte de la « prière du Seigneur », et si elle a quelque rapport avec les demandes précédentes. Nous verrons ensuite quel est ce pain pour lequel les disciples de Jésus implorent te Père céleste.
Donne-nous le pain.., nécessaire à notre subsistance
Disons tout de suite que cette demande est proprement celle des disciples qui ont abandonné leurs biens, leur famille' et tout 2 pour suivre Jésus' dans une insécurité matérielle totale°, abandonnant à la Providence divine « d'aujourd'hui » le soin de pourvoir à la nourriture et au vêtement de « demain » 3. Le Père sait ce dont ils ont besoin et veille sur eux avec plus de sollicitude que sur les oiseaux du ciel et sur les fleurs des champs 3; aussi lui demandent-ils de leur donner « aujourd'hui » (Mt), « jour après jour » (Lc) le pain ou la nourriture» « nécessaire à leur subsistance ». Ainsi parlait le « pauvre de VHWH », suppliant Dieu de fui dispenser seulement sa « bouchée de nourriture» °.
Ainsi priait le juif pieux au début des repas: « Notre Père et notre Dieu, donne-nous notre nourriture et pourvois à nos besoins!» ". Et les disciples de Jésus, pauvres à la fois spirituellement et matériellement, priaient également ainsi", eux qui après avoir vendu leurs biens12 et tout quitté, vivaient pauvrement comme le Maitre, sans avoir même où reposer la tête", recevant des aumônes", ne disposant parfois pour leur repas, à eux treize, que de cinq pains et de deux poissons". Cette pauvreté matérielle" était soutenue, sans aucun doute, par une foi inébranlable en la Providence du Père, par la pauvreté spirituelle" de celui qui, sans avoir aucune sécurité humaine, prend appui sur Dieu seul et vit dans l'attitude du mendiant, tendant la main vers celui qui peut la remplir. C'est dans cette pauvreté à la fois matérielle et spirituelle que Jésus les envoya prêcher. leur enjoignant à plusieurs reprises et avec force de n'emporter aucune provision matérielle": Le Père pourvoirait à leur besoins! Et c'est ce qu'ils devaient constater par la suite avec allégresse: « Rien ne nous a manqué!» ". De cette expérience de foi naissait, humble et confiante, spontanée et naturelle, la prière pour le don de «la nourriture quotidienne» nécessaire à /a subsistance: a Père... donne-la nous aujourd'hui» (Mt), « donne-la nous chaque jour!» (Lc).
Donne-nous notre pain, celui qui est propre aux disciples de Jésus
Ce n'est cependant pas l'unique signification de cette demande. Au niveau des deux rédactions évangéliques, l'objet de la prière est en môme temps un pain particulier. La prière, en effet, demande au Père «notre pain»: il s'agit bien d'un pain singulier, propre aux disciples de Jésus: un pain non pas ordinaire, mais d'une espèce particulière; littéralement « le pain nôtre, le quotidien »:
le double article défini souligne la signification spéciale de ce mot, différente de l'acception ordinaire. De quel pain s'agit-il? La réponse à cette question dépend de la traduction de l'adjectif épithète ton epiousion. Là est la difficulté, car ce vocable, unique dans la littérature biblique, est Inconnu dans la littérature profane. Ni l'une ni l'autre ne peuvent, par conséquent, aider à en découvrir le sens". Celui-ci doit donc être trouvé à la lumière du contexte littéraire des évangélistes.
Le pain: la Parole de Dieu
Ce pain qui appartient en propre aux disciples de Jésus est sans aucun doute la parole de Dieu. C'est ce qui ressort déjà du récit des tentations de Jésus21. Les deux évangélistes y mentionnent la réponse, tirée du Deutéronome, que le Seigneur donne au Tentateur au moment où il lui demande de changer les pierres en pain 22: « L'homme ne vit pas seulement de pain » (Lc 4,4) mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu 23. L'opposition matthéenne, marqué par le mais, entre la vie nourrie par le « pain » et celle nourrie par la « parole de Dieu» montre bien la supériorité de la Parole en tant que nourriture. La citation abrégée de Luc' reflète une conception identique. C'est bien ce que montre l'auteur des Actes dans le contexte du discours d'Etienne" où il christologise la figure de Moise" qui « sur le mont Sinaï_ reçut des paroles de vie, pour nous les communiquer » 17,38). Il s'agit là, dans la conception de Luc, de la parole de Dieu communiquée aux disciples par Jésus, nouveau Moïse; parole vivifiante", aliment dont ils ont besoin pour nourrir chaque jour leur vie chrétienne. Cette parole est, en ce sens, leur « pain quotidien », absolument nécessaire pour subsister22 « aujourd'hui » (Mt), « chaque jour » (Le). C'est pourquoi ils le demandent au Père:
«Donne-le nous!».
Le pain: l'Eucharistie
Ce n'est pourtant pas là l'unique signification de ce « pain » imploré dans la première des demandes du Pater. Ce pain à part, spécial et certainement propre aux disciples de Jésus est aussi, et avant tout, le pain eucharistique que Jésus, à la dernière Cène pascale, « prit et, récitant la bénédiction (Lc: rendant grâces), rompit et donna aux disciples en disant: Ceci est mon corps »2'. Il est pratiquement impossible, en effet, que ce pain « le nôtre, le quotidien » n'ait pas évoqué pour les deux évangélistes le pain particulier du corps du Seigneur, donné par lui à la communauté de ses disciples et devenu de ce fait leur bien propre. C'est ce que reflète l'interprétation nettement eucharistique que Matthieu et Luc donnent de la multiplication des pains par Jésus, pains donnés par lui «à ses disciples » pour qu'ils les distribuent 3°. Que ce pain ait été nécessaire quotidiennement (kath' hemeran: Lc), c'est ce que laisse entendre assez clairement la brève description que Luc donne de la vie des premières communautés chrétiennes: elles étaient assidues... à la fraction du pain » et « chaque jour (kath' hemeran)... rompaient le pain dans leurs demeures »31.
En outre, le pain quotidien, demandé comme un don du Père évoque irrésistiblement, dans la rédaction de Luc, le don divin de la manne 32 que le peuple d'Israël, après avoir été délivré de la tyrannie du Pharaon et avoir quitté l'Egypte, devait recueillir « chaque jour » (kath' hemeran)32, manne dont Dieu le nourrira « pendant les quarante ans » de sa marche au désert, jusqu'à son entrée dans la Terre Promise". Les parallélismes entre la demande lucanienne et le récit des Septante sur la manne peuvent difficilement être considérés comme fortuits: S'ils correspondent bien à l'utilisation fréquente de la version des LXX par Luc", ils correspondent tout aussi bien à la conception théologique propre à celui-ci de l'oeuvre salvifique de Jésus, nouveau Moise3e, oeuvre considérée comme un nouvel exode, le véritable exode messianique37: libérée par Jésus de la tyrannie du pharaon diabolique, grâce au « doigt de Dieu » qui est l'Esprit Saint", la communauté chrétienne de V« Israël véritable» 39 chemine, à travers le désert du monde, vers la Terre Promise de la Jérusalem céleste. « assidue... à la fraction du pain »4° et « chaque jour... rompant dans les maisons le pain » ". Impossible de « cheminer » sans ce pain! C'est pourquoi, avec l'insistance de l'ami importun", on implore le don du Père: « Donne-le nous chaque jour!».
Le pain: l'Esprit Saint
Le pain quotidien a cependant une autre signification encore dans la rédaction lucanienne: c'est le don de l'Esprit Saint. Nous trouvons en Luc 11,1-13 une catéchèse catéchuménale, celle du troisième évangéliste, sur la prière chrétienne 43. Toute cette péricope forme donc une unité littéraire marquée par l'inclusion: « Père » ", et par les thèmes du «don » 45 et du « pain »48. Dans le contexte de cette catéchèse les catéchumènes, après avoir été invités à demander le don du « pain quotidien» (113), sont invités à prier avec la persévérance de l'ami importun qui obtient finalement les trois pains dont il a besoin (11,5-8). Ils doivent prier comme lui, avec une confiance illimitée en la bonté du « Père céleste » qui certainement « donnera l'Esprit Saint à ceux qui le lui demandent» (11,13). Le parallélisme marqué entre le don du « pain quotidien » et celui de « l'Esprit Saint » semble suggérer une identification entre celui-ci et celui-là. Cette interprétation est certainement en harmonie avec la riche pneumatologie lucanienne 47; dans ce contexte, l'Esprit Saint est « la force d'en haut » »a, grâce à laquelle les disciples, enracinés dans le baptême 49, deviennent capables de témoigner du Seigneur ressuscité « depuis Jérusalem... jusqu'aux confins de la terre »14. La présence de l'Esprit conditionne le succès ou l'échec de leur mission dans le monde; celle-ci ne peut se réaliser que grâce à la force persévérante communiquée par ce don du Pèrem. L'Esprit Saint est, en ce sens, leur « pain quotidien », le don qui leur est nécessaire « chaque jour » et qu'ils implorent sans se lasser et avec confiance: « Donne-le nous!».
Le pain, « notre pain », de la première demande du Pater est avant tout, donc, l'aliment nécessaire la subsistance de ceux qui, abandonnant au Père le souci de demain, vivent comme des « pauvres en esprit», des mendiants spirituels; mais ceux que Dieu a dotés de richesses, s'ils sont animés de cette pauvreté spirituelle, peuvent et doivent eux aussi implorer du Père le « pain quotidien », car leur richesse est aussi un don de Dieu. Et pourtant cette demande est peut-être plus difficile à faire pour l'homme d'aujourd'hui, vivant dans une société de consommation et de progrès, qui ne favorise pas toujours, et bien souvent fait obstacle à cet esprit de pauvreté nécessaire à la « rénovation adaptée de la vie religieuse »12, esprit dont les chrétiens doivent pénétrer « toute leur vie tant individuelle que sociale » 53 pour se mettre en mesure de pratiquer cette charité qui dépasse les injustices socio-économiques existant, non seulement entre classes sociales, mais aussi entre na-fions ", et qui va à la rencontre du frère pauvre et dans le besoin 25.
Le don de cet esprit de pauvreté empreint de charité comporte, de fait, la demande du «Pain quotidien »: Donne-le nous chaque jour! Ce pain propre au chrétien (« notre » pain), c'est la parole de Dieu: « De la table de la parole de Dieu, (l'Eglise) ne cesse de prendre le pain de vie et de le présenter aux fidèles »51. Son magistère a récemment demandé d'ouvrir « plus largement les trésors de la Bible », dans la célébration eucharistique, « pour présenter aux fidèles avec plus de richesse la table de la parole de Dieu »12. Voilà donc le pain dont tous les fidèles, mais plus particulièrement les prêtres et les diacres, les religieux et les catéchistes laïcs, doivent se nourrir « assidument »", « tous les jours» 47.
Le pain quotidien propre aux disciples et nécessaire à leur vie chrétienne de chaque jour est. enfin et avant tout, le pain eucharistique et il est aussi, d'après la rédaction du Luc, l'Esprit Saint, don parfait entre tous du Père.
Le Père Santos Sabugal est professeur d'exégèse biblique à l'Institut de Patristique Augustinianum de Rome, où il a aussi enseigné l'histoire de l'exégèse patristique. Il est l'auteur d'articles et de monographies en espagnol dont a El Padrenuestro» (Salamanque 1982) et « Abba...: La Oracion del Senor » (Madrid 1984).
C'est un passage du livre « El Padrenuestro », pp. 308-315, que nous présentons ici en français, avec l'aimable autorisation de 1-auteur et des Editions Sigueme de Salamanque.
1. Mt 4.18-22 (= Lc 5,10-11); 8,21-22 (= Lc 9,59-60); 9,9 (= Lc 5,27-28); Lc 9,61-62.
2. Mt 19,27 = Lc 18-28.
3. Mt 4,20-22 (=Lc 511); 8.21 (= Lc 9,60); 9,9b (= Lc 5,28).
4. Mt 8.19-20 Lc 9,57-58.
5. Mt 6,25-34 = Lc 12,22-31.
6. Mt 6.25-30 = Lc 1224-28.
7. C'est le sens de ados en Lc 11,3: cf. Lc 11,511: ansi de même: Lc 6,4; 9,13.16; 22,19; 24,30.35.
8. Le mot értos a ce sens général en Mt 6,11; cf. Mt 4,3-4; 7,9: 15.2.26.
9. Pr 30,8.
10. Rabbi Ellezer priait ainsi: « Que ce soit ta volonté, Seigneur notre Dieu, de donner à chacun ce qu'Il lui faut pour sa subsistance et à chaque corps humain ce qui lui manque s (Tb Berakhot 29b). Voir aussi Tb Sotah 48b.
11. Lc 620.
12. Cf. Lc 12,33-34.
13. Mt 8,20 Lc 9,58.
14. Cf. Lc 8,1-3.
15. Cf. Mt 14,17 = Lc 9.13.
16. Lc 6,20 (cf. 6,24).
17. Mt 5,3.
18. Mt 10,9-10; cf. Lc 9,3; 10,4.
19. Lc 22,35.
20. Sur les diverses interprétations de ce mot à partir de dérivés étymologiques. cf. J. Carmignac: Recherches sur le a Notre Père», éd. Letouzey et Ané, Paris 1969, pp. 121-143. L'auteur conclut son exposé, à fois ample et érudit, en affirmant que ni les Pères de l'Eglise, ni la philologie grecque ou sémitique n'ont pu apporter jusqu'à présent un argument Irréfutable sur la signification véritable du mystérieux epiousios (143).
21. Mt 4.1-11 = Lc 4,1-13.
22. Mt 4,3 Lc 4,3.
23. Mt 4.4 = Dt 8,3.
24. Cette abréviation est probablement l'oeuvre de Luc, ce qui suppose la suite de la citation, abrégée par Luc selon la méthode rabbinique habituelle; cf. K. Stendahl, The School of St Matthew, Lund 1967, 88, N. 1.
25. Ac 7,1-53.
26. Ac 7.35-37.
27. Cf. Ac 4,12; 1P 1,23; Jn 6,63.
28. Epiouslos peut avoir ce sens (epl + ousian): cf. J Carmignac, o.c., 128-130.
29. Mt 26,26 = Le 22,19.
30. Cf. Mt 14,19 + 15,36 = 26,26; Lc 9,16 = 22,19. 27
31. Ac 2,42.46.
32. Cf. Ex 16. 4.8.15; Dt 8,3.16.
33. Ex 16.5: LXX.
34. Cf. Dt 8,3.16; Jas 5,12.
35. Cf. A. Plummer: The Gospel according to saint Luke, Edinburgh 1922, Llls; M.J. Lagrange: Evangile selon st Luc, Paris 1927, XCVI-CIII; W.C.L. Clarke: The Use of the Septuagint in Acts, en The Beginnings of Christianity Il, London 1922. 66-105; M. Wilcox: The Semitisms of Acts, Oxford 1965, 56-86.
36. Cf. Lc 9,35; Ac 3.22 (= Dt 18, 15.18.19) Ac 7,17-37.
37. Cf. J. Manek: The New Exodus in the Books of Luka, NT 2 (1957) 8-23.
38. Cf. Lc 11,14-22 e le doigt de Dieu » (v. 20) = l'Esprit Saint: cf. Mt 12,28.
39. C'est un concept central dans l'ecclésiologie de Luc: cf. H. Flender: &Nd und Geschichte in der Theologie des Lukas, München 1965, 107-122.
40. Ac 2,42.
41. Ac 2,46.
42. Cf. Lc 11,5-8. Cette péricope forme une unité littéralre avec le Pater Noster, comme partie Intégrante de la catéchèse catéchuménale de Luc sur la prière chrétienne (11,1-13); cf. S. Sabugal: Abba...: La Oracibn del Sehor (Madrid 1984), 30.
43. Cf. S. Sabugal. o.c.. 29ss.
44. Lc 11,2.13.
45. Lc 11. 3.7.8.9.11.12.13.
46. Lc 11,3.5.11.
47. Cf. G.W. Lampe: The Holy Spirit in the writings of Saint Luke, en Studios in the gospels, Oxford 1955, 159200; H. Flender, o.c., 122-131.
48. Lc 24,49; Ac 1,8.
49. Ac 1,8; cf. Ac 2,38; 10.44-48; 19.5-6.
50. Ac 1,8.
51. Cf. Ac 2,3352. Paul VI, Enc. Evang. Test. 49,59.
53. Conc. Vat. Const. Gaud. et Spes 11.72.
54. Cf. Jean XXIII, Enc. Mater et Magistrat 157; Paul VI. PP.: II. 45.47; Gaud. et Spes: 4.8; 1,29; 11,63.
55. Cf. Jean XXIII, Enc. Mat. et Mag.: 158-159; Paul VI. Enc. Evang. Test.: 52; et Enc. Populorum Progressio: 11,45-46.48 81-86.
56. Cons. Vat. II. Const. Dei Verbum 21.
57. Conc. Vat. 11, Const. Sacrosanctum Concilium 51. 58 Conc. Vat. II, Dei Verbum 25.
58. Conc. Vat. II, Déon. Presbyterorum Ordinis 13; Décr. Pedectae Caritatis 6.