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De la portée éthique de nos concepts dogmatiques ou de l'influence du dialogue sur la théologie. Un témoignage.
Henrix, Hans Hermann
Le concept de témoignage occupe une place de choix dans le discours théologique. Vocation, mandat, mission sont de son domaine. Le témoignage théologique de poids inclut la parole, l’action, et même, dans le cas extrême, le don de la vie. Il est en rapport avec le mystère de la foi. Le témoignage tel qu’on l’entend ici prend place dans un « créneau » laissé libre une fois que l’argumentation ou la démonstration a accompli son travail, dans les questions de foi, face au mystère. Il attire l’attention sur un domaine qui le dépasse. Ce dont on témoigne suppose que le témoin est engagé, et d’ailleurs il l’est souvent sans le vouloir.
Une fois caractérisé ce concept de façon aussi complète, je voudrais apporter un petit témoignage, bien éloigné de la forme suprême du témoignage, et de caractère concret. Il s’agit d’une expérience personnelle et, au fond, fortuite. Qui dit « expérience » admet que celle-ci est de caractère relatif. L’expérience, que je rapporte brièvement du dialogue judéo-chrétien, a exercé son influence sur ma théologie et a élargi ses horizons. Modification, élargissement ne se sont pas produits subitement ; ils ont eu besoin d’un long cheminement. Mais il m’est possible d’indiquer un moment qui marque une étape importante dans le processus d’évolution ou de transformation de ma théologie. Ce fut un dialogue exemplaire, en 1986. On célébrait alors l’année du centenaire de la naissance de Franz Rosenzweig. J’avais préparé un symposium consacré à l’idée messianique, et Emmanuel Levinas y menait un dialogue avec l’évêque Klaus Hemmerlé et d’autres théologiens.
Emmanuel Levinas raconta comment la lecture de Franz Rosenzweig avait provoqué chez lui une certaine évolution dans son rapport au christianisme. Bien que ne suivant pas en tout Franz Rosenzweig, il avait perçu chez celui-ci la possibilité, sur le plan philosophique, de concevoir la vérité sous les deux formes, celle du judaïsme et celle du christianisme. Il y avait là quelque chose d’extraordinaire, surtout parce que, disait-il, Rosenzweig plaçait à égalité les deux formes. Levinas parlait de la « parallélité dans la kénose, dans l’universalité du tout humain et du ‘pour tous les hommes’ ». La forme chrétienne porte le nom de misericordia, la forme du judaïsme est une foi dans « l’agir avec tout son être ». (1)
Qui dit égalité, parallélité, dit proximité. Mais Levinas parlait avec autant de force de la distance, du face à face, de l’ignorance réciproque et de la critique de ce qui est chrétien. La première histoire du christianisme, lue alors qu’il avait huit ou neuf ans, était l’histoire de l’Inquisition. Suivit une histoire des Croisades. Et seulement ensuite la lecture de l’Evangile, lequel ne l’avait pas blessé. Il y trouvait en effet quelque chose qui lui était déjà familier.
« Ce qui s’y trouvait, en fait d’enseignement, d’idée de l’homme, me semblait toujours proche. Je me trouvai également face au chapitre 25 de Matthieu, là où l’on voit des gens tout étonnés d’apprendre que c’est le Dieu aimant qu’ils ont abandonné et persécuté ; et puis, lorsqu’ils ont chassé le pauvre homme, que c’est en réalité le Dieu d’amour lui-même qu’ils ont repoussé. Je fis connaissance ensuite avec le concept d’Eucharistie, elle est là, au moment même où je rencontre l’autre ; et là c’est vraiment la personne de Dieu lui-même, plus que dans le pain et le vin. J’ai lu aussi d’ailleurs dans l’Ancien Testament, le chapitre 58 d’Isaïe. Le sens est le même. Les gens ont une intelligence très fine. Ils cherchent à voir le visage de Dieu, à sentir que Dieu est proche. Malgré tout, Dieu ne vient que s’ils aident le pauvre, s’ils donnent à manger à celui qui a faim » (164).
Quant à l’idée de kénose, quoi qu’elle soit également familière aux juifs, il reste une différence. Et la voici : « la lecture de l’Evangile nous semblait toujours contredite par l’histoire » (165). Des faits aussi déconcertants que l’Inquisition, les Croisades, sont liés au nom du Christ, et le christianisme des acteurs ne les a pas empêchés de commettre Auschwitz.
La vérité veut que l’histoire vienne la confirmer, voilà le continuo juif, que Levinas a mis en lumière avec tant de force. A nous chrétiens il pose la question : est-ce que, chez nous, la foi implique un lien indéfectible avec la pratique, comme chez les juifs ? Ou bien entendons-nous notre existence comme « plus banale », plus « indifférente », que les juifs ? Quelle importance prend pour nous la parole de Jésus : « Ce n’est pas celui qui dit ‘Seigneur, Seigneur,’ qui entrera dans le royaume, mais celui qui fait la volonté de mon Père des cieux » (Mt 7, 21). Le scepticisme des juifs nous interpelle, car ils considèrent que nous ne prenons pas assez au sérieux la pratique, et que nous laissons notre existence de chrétiens se déliter. Constamment nous sommes, lorsque nous dialoguons, confrontés à une herméneutique juive de méfiance, douloureuse, mais bien nécessaire. Voilà ce que j’ai appris de Levinas – et pas seulement dans le dialogue sur le thème « Judaïsme et Christianisme » d’après Franz Rosenzweig, mais également lors d’autres rencontres, ou à la lecture de sa philosophie.
Celui qui est ainsi confronté avec cette herméneutique de la méfiance concernant sa théologie chrétienne en vient à de nouvelles conceptions de sa vie. Le poids des questions qui se posent, il ne s’en débarrassera pas en élaborant une nouvelle théologie, mais bien par une façon de vivre. Rendre compte de sa théologie, c’est déjà une exigence. Elle vaut déjà pour la pensée théologique. La dimension pratique a-t-elle une valeur en théologie, et même pour le dogme ? Si un théologien chrétien est confronté au continuo juif, la vérité exprimée théologiquement doit se vérifier, autant dans la théorie que dans la pratique, dans la pensée et dans l’action, et le voilà « contaminé ». Aussi n’arrive-je plus à oublier la voix de Levinas dans sa philosophie. Non que je le suive tout bonnement – ainsi lorsqu’il nie l’aspect mystique, ou dans sa critique de l’incarnation, ou lorsqu’il rejette l’aspect eschatologique. Mais je n’arrive plus à parler de Dieu sans entendre sa voix.(2) Et je suis obligé, depuis, de me questionner, à l’écoute des concepts théologiques de notre tradition, et d’introduire dans ce langage une dimension concrète. Ce qui ne signifie pas que l’aspect dogmatique se réduise au pratique. Il conserve sa nature propre d’être « autre » que le pratique. Mais il fait l’expérience d’être examiné, afin de savoir s’il ne menace pas de déraper dans l’idéologique. Cela s’est vérifié parfois, dans une question qui a été discutée intensément, depuis une quinzaine d’années, chez les théologiens allemands.
Il est symptomatique que le philosophe Hans Jonas (1903-1993) ait suscité une discussion théologique sur la façon d’interpréter la puissance de Dieu comme « toute-puissance ». Dans son exposé « L’idée de Dieu après Auschwitz » de 1984,(3) il plaide pour que l’on renonce à cet attribut de « la puissance de Dieu ». Si l’on veut maintenir, après Auschwitz, « la puissance de Dieu » et rester logique ; on est bien obligé de parler de l’impuissance de Dieu. Il s’agit d’une impuissance que l’on ne constate pas seulement dans le cours de l’histoire, mais qui consiste dans le fait que la création de Dieu n’a pas été privée de liberté. Est-ce que, toutefois, laisser de côté l’attribut de puissance ou toute-puissance de Dieu ne provoque pas un vide dans la promesse pour ceux qui ont souffert, qui ont souffert dans le passé, et pour les morts de la Shoa ? Devons-nous – je pose la question – renoncer vraiment à parler de « toute-puissance » ? Devons-nous vraiment renoncer à désirer que Dieu soit le Tout-puissant ? Est-ce que les justes qui ont souffert l’épreuve, les saints de la Shoa, est-ce que ce à quoi nous aspirons, c’est à dire la toute-puissance de Dieu, pour reprendre un mot d’Emmanuel Levinas, (doit) se couper de nous, demeurant certes désirée avec ardeur – proche certes, mais différente – et sainte » ? La toute-puissance de Dieu suscite le désir que nous avons d’elle, elle appelle un mouvement vers elle, et ce mouvement semble, à l’instant même où la toute-puissance divine est on ne peut plus nécessaire, s’orienter vers l’autre, le prochain – une responsabilité qui chez les saints de la Shoa a été assumée à tel point que s’ils ont été là, c’était qu’ils représentaient les autres. Rester coupé de la toute-puissance de Dieu jusqu’à son absence ... serait alors une « manoeuvre » de sa toute-puissance voulant me confier le prochain. La « manoeuvre » de Dieu serait une limitation de lui-même, dans le but d’appeler l’homme à une responsabilité sans limite au bénéfice de « l’autre ».4 (4)
Le discours sur la toute-puissance de Dieu et le désir qui y est attaché doivent subir l’épreuve du feu d’un défi éthique. Dans cette épreuve il y a quelque chose comme une intention prospective. Elle est un appel à ma propre responsabilité vis à vis de l’autre, un appel qui m’est adressé à faire quelque chose pour le prochain, à agir pour le premier venu. Cette responsabilité est maintenant mienne. Je n’ai pas le droit d’y échapper, pratiquement. En même temps, le discours théologique de la toute-puissance de Dieu comporte un « au-delà », un plus, un « autre », et celui-ci, éthiquement qu’il est, existe au bénéfice de ce que je ne peux pas atteindre directement en vertu de ma responsabilité directe : les victimes et les morts de l’histoire. Le discours sur la toute-puissance de Dieu, ou tout bonnement sur sa puissance possède un sens prospectif de nature morale et bien au-delà. Il signifie un appel à la puissance salvatrice de Dieu pour les morts. Un appel à lui, pour être efficace et pouvoir quelque chose pour eux. La théologie chrétienne ne peut se couper de la pensée qu’il est un Dieu puissant. C’est ainsi qu’elle exprime le désir qui est le sien de la puissance de Dieu. Mais c’est un désir qui ne peut se passer de l’épreuve du feu d’une exigence d’ordre éthique. Un défi à ne pas se consoler soi-même, mais bien à porter témoignage d’une espérance pour les autres.
Si la foi chrétienne, l’existence chrétienne, comme la théologie, s’ouvrent à la tradition, à l’expérience et à la force de résistance juives, il y aura en même temps une pression sur la pensée éthique et théologique. Celui qui travaille à cela fait la double expérience de la proximité comme de la distance, ainsi que de la confiance et de la contradiction. On ne lui promet pas que ce sera facile. Mais il y aura une dimension oecuménique qui ne trahira pas ce qui lui est propre, et ne laissera pas davantage l’identité chrétienne se fermer sur elle-même.
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* Hans Hermann Henrix est directeur de la Bischöfliche Akademie du Diocèse d’Aix-la-Chapelle. Il est membre du groupe de travail « Juifs et chrétiens » du Comité central des catholiques allemands (ZdK) et expert de la conférence épiscopale allemande pour les questions concernant les relations entre chrétiens et juifs. En tant que tel, il a participé à de colloques au Vatican, et a travaillé dans l’équipe des théologiens allemands pour préparer un projet de document sur la Shoa : « Nous nous souvenons ». Hans Hermann Henrix est l’auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles de revue.
[Traduit de l’allemand par H. Cellérier]
1. Gotthard Fuchs/Hans Hermann Henrix (éd.), Zeitgewinn. Messianisches Denken nach Franz Rosenzweig (La pensée messianique d’après Franz Rosenzweig). Frankfurt, 1987, 163-183.
2. Voir : Hans Hermann Henrix (éd.) Verantwortung für den Anderen und die Frage nach Gott. Zum Werk von Emmanuel Levinas (La responsabilité envers l’autre et la question de Dieu. A propos de l’œuvre d’Emmanuel Levinas). Aachen, 1984 ; du même, « Augenblick ethischer Wahrheit. Zur Bedeutung der Metapher im Denken von Emmanuel Levinas (De la vérité pratique. La signification des métaphores dans la pensée d’Emmanuel Levinas »), in Josef Wohlmuth (éd.), Emmanuel Levinas – eine Herausforderung für die christliche Théologie (Emmannuel Levinas, un défi pour la théologie chrétienne), Paderborn, 1998, 25-42 ; Hans Hermann Henrix, « Menschwerdung Gottes konkret : Judewerdung (Dieu devient homme concrètement : Dieu devient juif) », in Hanna Lehming und andere (éd.) Wending nach Jerusalem. Friedrich-Wilhelm Marquardts Theologie im Gespräch (Cap sur Jérusalem, A propos de la théologie de Friedrich Wilhelm Marquardt), Gütersloh, 1999, 256-269.
3. Hans Jonas, Der Gottesbegriff nach Auschwitz. Eine jüdische Stimme (Le concept de Dieu après Auschwitz, une voix juive), Frankfurt, 1987. [Publié en français par le Seuil]
4. L’idée de « l’intrigue/manoeuvre » de Dieu chez Emmanuel Levinas, Dieu et la philosophie appliquée à la toute-puissance, in Bernhard Casper (éd.), Gott nennen. Phänomenologische Zugänge (Dire Dieu. Essais phénoménologiques).Freiburg/München, 1981, 81-123, 104 sv. Pour une analyse détaillée de Hans Jonas, voir la contribution de l’auteur : « Machtentsagung Gottes ? Ein Gespräch mit Hans Jonas im Kontext der Theodizeefrage (L’impuissance de Dieu ? Dialogue avec Hans Jonas dans le contexte de la théodicée », in Johann Baptist Metz (éd.) ‘Landschaft aus Schreien’. Zur Dramatik der Theodizenfrage (‘Cris dans le paysage’. La question dramatique de la théodicée) ? Mainz, 1995, 118-143.