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Heureux les doux
C. Hall
Ce bref résumé souligne les différentes attitudes chrétiennes concernant la terre, tout en marquant la relation étroite qui existe entre ces diverses attitudes et le sens du royaume des cieux.
Notes sur de récents commentaires du texte de Matthieu 5,4 ou 5 « Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage ».
Dans les exégèses récentes de cette béatitude se trouvent trois problèmes:
— la place du verset dont dépendra sa signification;
— le sens des doux, spécialement en relation avec les pauvres en esprit du verset 3;
— et, finalement, l'interprétation de ils recevront la terre, en marquant l'opposition entre la terre et le Royaume des Cieux, du verset 3.
Dans: Les Béatitudes; le problème littéraire (édition révisée de 1958) J. Dupont résume sommairement les deux premiers problèmes par rapport à la première béatitude. La promesse de Jésus aux doux qu'ils recevront la terre en héritage, est prise dans le Psaume 37,11, dont la version grecque correspond mot à mot à l'Evangile. Mais, dans l'hébreu, les pauvres en esprit et les doux ont presque la même éthymologie et la même graphie; ainsi la seconde béatitude est une répétition de la première. Les textes de Qum-ran ne laissent aucun doute que pauvres en esprit, anawim, peut aussi signifier les doux. T. H. Gaster remarque au sujet du midrash du Ps. 37 qui se trouve dans les rouleaux de la Mer Morte, que dans le dialecte araméen de la primitive Eglise de Palestine, le mot anawim est employé spécifiquement dans le sens ascétique. (The Dead Sea Scriptures. English Translation, 1956.) Ainsi ces deux mots, distincts dans le texte grec, n'en sont plus qu'un dans l'original hébreu, et les deux versets sont parallèles: les pauvres et les doux aussi bien que le Royaume des Cieux et de la Terre. Ce dernier parallèle est relevé par J. C. Fenton (Saint Matthieu: Pelican Gospel Commentary, 1963). La plupart des commentateurs soulignent le premier parallélisme; toutefois il reste toujours le problème de leur place dans les plus anciens manuscrits. Comme Dupont l'explique prudemment, à la base il s'agit d'une question de langue, car la relation fondamentale en hébreu n'aurait pu apparaître aux scribes grecs. Il aurait été plus logique pour eux d'associer les affligés aux pauvres, et, de cette manière, de regrouper les doux, les affamés et assoiffés de justice et les miséricordieux.
David Flusser, professeur de religion comparée à l'Université Hébraïque, fait une analyse de Matthieu 5,3-5, à la lumière des textes de Qumran (Israel Exploration Journal 10, 1960). Il est très probable que Matthieu ait conservé fidèlement les paroles de Jésus, là où Luc 6,20 ne donne qu'une version abrégée. Les trois premières béatitudes de Matthieu révèlent un réseau complexe de réminescences bibliques et d'exégèse midrashique: les pauvres en esprit, basé sur Isaïe 66,2 est combiné avec les doux du Ps. 37,11; les mots de ce verset forment la seconde béatitude. Dans la première béatitude, au contraire, ce ils recevront la terre en héritage est interprété selon la manière midrashique et s'exprime donc: car le Royaume des Cieux est à eux. Les pauvres en esprit (5,3) et les doux (humbles) (Ps. 37,11) sont compris comme identiques aux pauvres d'Isaïe 61,1. En conséquence, c'est une variante d'Isaïe 61,2 panser les coeurs meurtris qui suit, devenant la 3e béatitude (Mt. 5,5).
Avant la découverte des Manuscrits de la Mer Morte le parallèle de ces versets était connu dans le Midrash Tannaïte Mekhilta:
Mais Moïse fut introduit dans la nuée obscure (Ex. 20,21). Qu'est-ce donc qui lui a valu cette distinction? Sa douceur (*). Car il est écrit: Et Moïse était un homme humble (Nb. 12,3). L'Ecriture déclare que quiconque est doux, la Shekhinah demeure avec lui sur terre, comme il est écrit: « Car ainsi parle le Très Haut qui habite une demeure éternelle et dont le nom est Saint: J'habite une demeure élevée e sainte, mais je suis également avec l'homme contrit et humble » (Is. 57,15). Il est aussi écrit: « L'Esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m'a oint. Il m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres » (Is. 61,1). Et il est encore écrit: « Tout cela, c'est ma main qui l'a fait... Mais celui sur qui je jette les yeux, c'est le pauvre et le coeur contrit » (Is. 66,2). Et encore il est écrit: « Mon sacrifice, c'est un esprit brisé; d'un coeur brisé, broyé, tu n'a pas de mépris "» (Ps. 51,19).
On retrouve un bref parallèle de ce passage dans le Talmud babylonien:
R, Johann dit: « Le Saint, — Béni soit-il — fait reposer la Divine Providence sur celui qui est fort, riche, sage et doux, et toutes ces qualités sont tirées de Moïse » (Nedarim 38 a).
Cette citation se réfère peut-être à l'Ecclésiastique 3,20, texte Hébreu: Car grande est la miséricorde de Dieu, aux humbles Il dévoile ses secrets. Le Midrash mêle Is. 61,1 et 66, comme le fait Mt. 5,35. Selon ce qu'a déclaré Jésus, il décrit la douceur comme une qualité d'âme, aimée de Dieu; et la Shekhina est identifiée à l'Esprit-Saint en montrant la proximité entre la douceur, la contrition et la pauvreté d'une part, la présence de Dieu d'autre part.
Le Rouleau de l'Action de Grâces (Hodayot 18,14-15) est proche de ces trois béatitudes, autant dans son sens général que dans sa forme littéraire. Les pauvres en esprit est un titre qui est appliqué à la Communauté de Qumran, et tant dans l'Evangile que dans le IQH, les bénédictions de Dieu sont accordées aux doux et aux pauvres. Jésus et la Communauté de Qumran voyaient dans la pauvreté volontaire un moyen de salut; c'est au groupe eschatologique des anawim que sera donné le Royaume des Cieux. Flusser trouve difficile d'échapper à la conclusion d'un lien historique entre la doctrine de Jésus et celle de la secte de Qumran. Ce lien entre le début du Sermon sur la Montagne et l'enseignement de la Communauté, devait apparaître clairement à ceux qui entendaient les paroles de Jésus. Il est probable que Jésus, dans son prologue, fit volontairement allusion à l'enseignement des Esséniens afin de souligner les points de contact existants entre son message et les revendications sociales de Qumran, la promesse de salut aux pauvres, aux affligés, aux persécutés.
Dans la pensée juive, le Royaume des Cieux eschatologique est compris en général comme une ère future du monde libéré de la corruption du péché et de la souffrance. A l'origine il ne s'identifiait pas au Messianisme, mais plus tard une fusion s'opéra entre les deux concepts sans laisser aucune distinction entre les deux. Les fidèles de Qumran déclarèrent qu'en se joignant à eux dans la pauvreté volontaire on s'inscrivait au nombre des élus, auxquels est destiné l'héritage du Royaume des Cieux maintenant tout proche, et ils se voyaient comme participant activement à sa venue.
A l'opposé de cette tendance apocalyptique des milieux esséniens, les Pharisiens croyaient qu'ils vivaient encore en Olam ha-Zeh, cet âge ou ce monde. A l'origine Olam signifiait âge, mais plus tard il acquit le sens spatial du monde. Olam ha-Ba, le Royaume de Dieu est une notion différente du ciel ou du paradis, qui est l'endroit du repos des âmes qui attendent l'avènement du Royaume. La conception qu'en donne la littérature rabbinique est vague et ambiguë. Dans de nombreux cas, son sens est le même que celui des Jours du Messie, mais en d'autres il est distinct de l'ère messianique. Le règne du Messie, précédé des douleurs de l'enfantement et de la guerre eschatologique, appartient toujours à Olam ha-Zeh et le Royaume des Cieux y succèdera. Quand l'ère messianique sera terminée, alors aura lieu la résurrection des morts, suivie du jugement dernier de tous les hommes et l'instauration d'une création nouvelle, purifiée de toute iniquité. Il est significatif que dans la littérature talmudique la rédemption politique et sociale d'Israël et de toutes les nations soit considérée non comme le terme dernier, mais avant-dernier de l'histoire. Le concept Olam ha-Ba rattache la perfection finale du monde à une transformation radicale de tout le cosmos.
La signification précise de cet espoir eschatologique pour la Communauté de Qumran nous est révélée dans le Midrash du Ps. 37 en particulier au verset 11; selon Flusser, les mots ils recevront la terre y seraient interprétés dans un sens matériel et politique. Il est bien connu que la Communauté voulait s'emparer du pouvoir dans la Terre d'Israël et en particulier de se rendre maître du Temple. Toutefois, dans le Midrash, les rabbis comprenaient comme Jésus, que la terre est symbole du Royaume des Cieux.
Tout Israël a sa part dans le monde à venir, car il est dit: « Ton peuple ne sera composé que de justes qui possèderont pour toujours le pays » (Is. 60,21). (Sanhédrin 10, 1)
Le livre apocalyptique de Henoch est de la même veine:
Et pour les élus, il y aura lumière, joie et paix, et ils recevront la terre, mais pour vous, les impies, il y aura malédiction (5-7).
R. C. H. Lenski, de l'American Lutheran Conference, observe qu'il y a paradoxe dans le fait qu'à de tels hommes soit donnée la terre, mais il insiste sur le sens littéral de la Terre. Jésus ne dit pais la terre nouvelle, quoique beaucoup croient que ces mots se réfèrent à l'Apocalypse 21,1. L'argument selon lequel dans le Ps. 37 la terre signifiait Canaan et que par suite la Canaan du ciel dans le Sermon sur la Montagne, ne paraît pas valable, car Jésus n'a rien dit qui l'indiquât. Lenski appuie sa manière de voir sur celle de Luther, qui, d'accord avec Chemnitz, pense que cette béatitude renferme également la promesse de vie temporelle et les biens sur terre (The Interpretation of St Matthew's Gospel, 1943).
Au contraire, le P. Benoît, de l'Ecole Biblique de Jérusalem, dit que la terre de Palestine promise dans le Ps. 37 aux impuissants, aux faibles, aux opprimés qui acceptent leur condition avec résignation et douceur, est, dans les paroles de Jésus, une métaphore pour le Royaume de Dieu. (L'Evangile de St Matthieu, 1950, édition révisée 1961, avec le même commentaire). L'interprétation de A. Jones (A Catholic Commentary on Holy Scripture, 1951) va dans le même sens. Dans son cadre originel, la récompense consiste en la prospérité dans la Terre Promise, tandis que dans le contexte du Sermon sur la montagne, la terre est aussi spirituelle que le Royaume des Cieux du verset 3 ou la vision de Dieu du verset 8, car « les qualités que demande le Seigneur... sont peu propres à emporter le succès politique ». R. A. Knox n'envisage pas une telle conception de cet héritage de la terre:
Les béatitudes constituent un ensemble de valeurs nouvelles qui ne sont que celles du Royaume de Dieu qui approche: 1'Eglise chrétienne. -Pauvre en esprit se réfère... à une attitude de dépendance envers Dieu et de détachement à l'égard des appuis terrestres (A New Testament Commentary, 1953).
Selon le commentaire de J. Dupont (Les Béatitudes: le message doctrinal, 1954) le sens de la promesse dans le Ps. 37 est de peu d'importance pour la compréhension de: ils recevront la terre, car, dans le Sermon sur la Montagne, il n'est évidemment pas question du don de la terre de Canaan, ou de tout autre territoire. Jésus ne promet pas davantage une sorte de conquête morale de la terre: il ne promet pas qu'une attitude de douceur assurera influence et succès sur terre. Comme dans les autres béatitudes, la promesse de Jésus, ne peut être comprise que comme promesse du Royaume des Cieux. Ainsi l'héritage qu'attendent les chrétiens se situe dans l'au-delà. En général, à recevoir la terre en héritage on préfère recevoir le Royaume de Dieu, ou la vie éternelle. La promesse aux doux n'est qu'une autre expression de l'espérance eschatologique: posséder le royaume, être appelé fils de Dieu, voir Dieu. F. V. Filson (A Commentary on the Gospel according to St. Matthew, 1960) oppose le Ps. 37,11 à Matthieu. Bien que le cadre du psaume soit religieux, le psalmiste visait la terre promise, Canaan, « sans en écarter tout contexte de foi et de culte »; tandis que Matthieu, lui, parle en figure: les deux entreront dans le royaume comme peuple de Dieu et reconnaîtront tous les privilèges de la vie auprès de Dieu. L'exégèse de The Interpreter's Bible (1951) est plus hésitante sur le sens de recevoir la terre en héritage. Les pauvres recevront la terre (promise), ou peut-être la terre restaurée de l'ère messianique. G. A. Buttrick, en commentant Mt. 5,4, remarque que la douceur reçoit une récompense étonnante; elle hérite de la terre, l'héritier étant le vrai fils du possesseur. Ainsi Dieu donne la terre à ses fils, à ceux qui vivent de son propre esprit: récompense qui est un don, car jamais les doux ne s'en empareraient eux-mêmes. Par ce jugement de Dieu, les doux reçoivent la terre en héritage, non seulement dans quelque ciel lointain, mais dès maintenant, en esprit, de façoncontinue et réelle. Dans le commentaire de J. C. Fenton posséder la terre explique le sens de le Royaume des Cieux est à eux. Les pauvres, les doux seront établis pour gouverner la terre sous la dépendance de Dieu. A l'appui de cette interprétation, il cite Mt. 25,21-23: sur beaucoup je t'établirai et 24,47: il l'établira sur tous ses biens. Telle est la récompense que le Christ donnera à ses disciples qui auront part avec lui au règne de Dieu sur le monde.
A. Colunga croit que la promesse faite aux doux de recevoir la terre devrait être traduite à la lumière du Pentateuque. La terre ou la Terre Promise est le lieu où Dieu habite avec son peuple (Salamanticensis 9, 1960). L'interprétation de H. Troadec va dans le même sens (L'Evangile selon St Matthieu, 1963). La douceur pourrait se confondre avec la pauvreté d'esprit, mais tandis que la première béatitude se rapporte à Dieu Le Royaume des Cieux est à eux, la seconde concerne le prochain ils recevront la terre. La terre promise est le symbole du royaume messianique, la terre nouvelle (Ap. 2,1). La terre fut promise à Abram en raison de sa douceur à l'égard de
Lot:
Il y eut une dispute entre les pâtres des troupeaux d'Abram et ceux des troupeaux de Lot (les Cananéens et les Perizzites habitaient alors le pays). Aussi Abram dit-il à Lot: « Qu'il n'y ait pas de discorde entre toi et entre moi, entre mes pâtres et les tiens, car nous sommes des frères! Tout le pays n'est-il pas devant toi? Sépare-toi de moi. Si tu prends la gauche, j'irai à droite, si tu prends la droite, j'irai à gauche ».
Lot leva les yeux et vit toute la plaine du Jourdain qui était partout irriguée, — c'était avant que Yahvé ne détruisît Sodome et Gomorrhe —, comme le jardin de Yahvé, comme le pays d'Egypte, jusque vers Coar. Lot choisit pour lui toute la plaine du Jourdain et il émigra à l'Orient; ainsi ils se séparèrent l'un de l'autre... Yahvé dit à Abram, après que Lot se fut séparé de lui: « Lève les yeux et regarde, de l'endroit où tu es, vers le Nord et le Midi, vers l'Orient et l'Occident. Tout le pays que tu vois, je le donnerai à toi et à ta postérité comme la poussière de la terre: quand on pourra compter les grains de poussière de la terre, alors on comptera tes descendants! Debout! Parcours le pays en long et en large, car je te le donnerai ».
(Gn. 13,7-11,14-17)
(*) Le Midrash dépend de l'Ecclésiastique 45,4-5. Dans la fidélité et la douceur il le sanctifia, il le choisit parmi tous les vivants, il lui fit entendre sa voix et l'introduisit dans les ténèbres.