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Pourquoi le silence du Judaisme sur Marie de Nazareth?
Avital Wohlmann
Vous' saluez la Vierge Marie comme la « tige de Jessé » dont le rôle a été de donner au monde le Messie, Fils de David, r Stirpis davidicae regia proies » et vous l'appelez, lorsque vous la priez »Virgo filia Sion ». Aussi vous serez sans doute déçus d'apprendre que le regard que vous portez sur elle, en la rattachant ainsi à son peuple, ne suscite chez les enfants de ce peuple, aucun intérêt particulier, ni même aucune question. S'agit-il d'un refus, d'une hostilité, d'une ignorance, d'une réserve ou d'une indifférence? Puisqu'il n'y a rien à dire d'explicite, ou si peu, il me semble que la tâche à laquelle vous m'avez invitée consiste beaucoup plus à rendre raison d'un silence...
A vrai dire, la tradition juive ne s'est pas intéressée directement à la personne de Marie. Celle-ci n'est mentionnée qu'indirectement dans la polémique qui concerne la personne et la doctrine de Jésus. Mais ce qui en est dit a suffi pour fonder une légende dont la mémoire a été assez tenace, et qui a été colportée en particulier par une oeuvre relativement tardive, dont l'influence a été considérable dans ce qu'on pourrait appeler le folklore anti-chrétien des communautés juives.
Les Toledoth Jeshu
Vous connaissez sans doute cette pauvre histoire. On peut la lire dans plusieurs baraïtot (une baraita est une tradition de la période des tannaïm. première génération du Talmud, qui n'a pas été incluse dans la Mishna. Bien qu'elle n'ait pas l'autorité de celle-ci, elle n'en révèle pas moins la mentalité du temps). Dans plusieurs baraitot du temps de Rabbi Eliezer ben Hyrcanos et de Rabbi Ishmaél (vers la fin du premier et le début du deuxième siècle), Jésus apparaît sous le nom de Ben Pandera ou Ben Pantera. Ce nom est certainement très ancien, car on sait par Origène que Celse a entendu, vers l'an 178, un témoignage juif selon lequel Marie était divorcée de son mari, un charpentier, après qu'il ait été prouvé qu'elle était adultère. Répudiée par son mari, et se cachant par honte, elle avait enfanté Jésus en secret. Son père aurait été un soldat romain du nom de Pantheras. Ce n'est pas ici le lieu de rapporter toutes les explications historiques ou philologiques qui ont été proposées pour rendre compte de ce nom. Ce qui est plus important pour nous, c'est de saisir la signification de cette légende et la mentalité qui l'inspire.
L'exégète et historien juif Joseph Klausner, dans son livre célèbre sur »Jésus de Nazareth » (1922), rapporte cette légende dans son examen des sources juives et il en montre le développement à travers toute la période du Talmud, des tannaim aux Amarrai/ri, jusqu'à l'utilisation qui en est faite dans les Toledoth Jeshu. Il fait comprendre comment cette histoire exprime la réaction juive à l'égard de la conviction chrétienne de la conception virginale et de l'origine divine de Jésus. De même que la tendance générale était de prendre le contre-pied des évangiles en interprétant négativement les paroles et les actes de Jésus, la légende de Ben Pandera n'est qu'une réponse à tout ce qui est dit de l'origine divine de Jésus, de la conception par l'Esprit Saint et du rôle putatif de Joseph. II montre comment cette légende s'est amplifiée avec le développement de la polémique anti-chrétienne. Il cite certaines de ces amplifications qui tendaient à montrer que Jésus était à la fois un bâtard et un « fils de l'impureté », accusations qui dénigraient à la fois le fils et la mère.
Joseph Klausner n'accorde à ces sources aucune valeur historique, mais il souligne leur importance quant à l'attitude juive envers Jésus et envers la secte nouvelle qui se réclamait de lui.
Il prend à son compte ce qu'écrivait déjà Krauss dans sa « Vie de Jésus »:
»Je ne regarde pas les Toledoth Jeshu comme un critère des vérités fondamentales du christianisme, mais à est clair que ce quelles disent exprime les vues sur le christianisme qui se faisaient jour parmi les juifs. Cela veut dire qu'elles ne contiennent pas des vérités objectives, mais des vérités subjectives, car elles ne connaissent pas ce qui est réellement arrivé, mais comment ces événements apparaissaient aux yeux des juifs a?
Ainsi faut-il comprendre la légende internant sur la mère de Jésus comme un des critères de l'attitude générale et de l'esprit de la communauté juive envers le christianisme qui la persécutait Il faut la comprendre dans la perspective du conflit entre l'Eglise et la Synagogue...
Mais, signale l'auteur, il existe de nos fours des témoignages qui viennent corriger cette tradition amère. Nous voyons, depuis Klausner, des auteurs juifs, tels Edmond Fleg, David Flusser ou d'autres, s'intéresser de manière objective, positive, à la personne de Jésus, sans toutefois prêter attention au personnage et eu rôle de Marie. Il y e une exception: le livre de Shalom Asch: v Marie, mère de Jésus une oeuvre qui a réussi à se mettre au diapason de ce temps qu'on pourrait appeler r "avent"' juif de Miryam et de son fils Voshuah, et avant que celui-ci ne soit reconnu par la communauté chrétienne comme Messie et Seigneur, et elle comme la Mère de Dieu; une oeuvre qui dépeint f( en laissant pressentir son mystère, le portrait de Marie »
.
Nous sommes à présent dans le temps de 'après, le Jésus de l'histoire est pour les chrétiens le Christ de la foi et Miryam est définie par l'Eglise comme Mère de Dieu. Le juif confronté à cette conception chrétienne garde le silence. La question qui se pose est donc celle de savoir quel est le rapport entre te silence du peuple juif au sujet de la Vierge Mère de Dieu, et le regard qu'il porte sur le mystère de Dieu en tant que Tout-Autre. Nous verrons qu'en définitive s'affrontent ici deux conceptions du salut et de l'action humaine en face de Dieu. Rendre compte de notre silence consiste à expliquer notre incapacité d'accepter ce que veulent dire les termes par lesquels la tradition chrétienne a désigné le rôle joué par Marie dans le mystère de t'Incarnation: Vierge et Mère de Dieu, voire Mère de la divine grâce, intermédiaire entre son Fils et les hommes.
Je viens de parler de a notre n incapacité même de comprendre. Il ne s'agit pas ici d'un pluriel de majesté! A la vérité, l'extension de ce » nous » est bien large, comme nous allons le voir; il recouvre une grande diversité d'attitudes. S'il s'agit, d'abord, du refus opposé à la personne de Marie au nom de la tradition juive, de la part de ceux et celles d'entre nous pour qui cette tradition est restée vivante, il s'agit aussi de la réaction de ceux et de celles qui refusent cette tradition au nom des requêtes de la modernité, que ce soit d'une part au nom de l'égalité entre les sexes, que ce soit d'autre part au nom de la démythologisation des diverses formes du sacré. Le juif « émancipé » refuse l'image de Marie, soit parce que ses attributs de servante obéissante et docile lui rappellent encore trop son propre monde juif en ce qu'il estime de trop rigide ou totalement dépassé, soit parce que l'image de Marie Vierge-Mère, ou Mère de Dieu, le renvoie aux mythes païens qui n'ont plus pour lui aucune valeur suggestive.
Dans les réflexions qui vont suivre, je vais essayer d'esquisser un tableau de ces différentes positions ou plutôt de ces différentes mentalités, mais il est clair que le ne représente ici que moi-même, juive sécularisée, mais cependant assez marquée par la philosophie de Maimonide sur la connaissance de Dieu et sur la signification de la Loi.
LE SILENCE SUR MARIE EN RAISON DE LA TRADITION
S'il n'y a pas dans la littérature juive. à part les exceptions plutôt pessimistes que j'ai rappelées, de considération objective et méthodique sur la personne de Marie, il n'y a pas non plus de réflexion systématique sur les attributs par lesquels la tradition chrétienne l'a désignée: la virginité. la maternité, la vocation de la femme. Nous en sommes donc réduits à essayer de dégager quelques-uns des traits selon lesquels ces notions ou ces réalités sont abordées, dans le Talmud en particulier. Un chrétien ne peut qu'être dérouté par la manière très pratique, très légaliste, voire très biologique dont la tradition juive les envisage.
Marie et la virginité
La virginité n'a pas, dans le judaïsme, la haute valeur symbolique et mystique que lui a accordée le christianisme. Nous allons voir que la manière dont elle est abordée dans la Halakha n'invitait guère à une réflexion sur la signification particulière de la virginité de Marie.
Le plus grand des six volumes de la Mishna est celui qui est appelé Toharoth (Purifications). Ce volume traite, entre autres, des règles qui concernent la perte des eaux, le placenta, la menstruation les diverses formes de prurit, la blennorragie, l'impureté par contact avec un cadavre. Tels sont les sujets dont s'occupe la Halakha, de façon minutieuse et détaillée. Pourquoi? Parce que telle est la condition humaine. Il ne s'agit pas de conclure forcément, avec l'Ecclésiaste, que « là est tout l'homme », mais il suffit d'accepter que là est l'homme.
C'est ainsi que, lorsque nous parlons des différentes modalités que l'homme ou la femme peuvent donner à leur désir, il ne faut jamais oublier qu'il s'agit tout d'abord du désir sexuel, qui est un des élans naturels de l'homme dont l'existence charnelle commence par le placenta et aboutit au cadavre, La Halakha y introduit une règle. Face à ces données de la nature humaine, là où le judaïsme reproche au christianisme de proposer fondamentalement la solution de la sublimation, le judaïsme propose celle de la réglementation. «Croissez et multipliez-vous ». L'ordre vient soumettre et régler le désir en lui donnant forme dans le cadre du mariage.
De là vient, sans doute, la réticence du juif lorsqu'il entend les chrétiens traduire sans hésitation l'Almah dont parle 'sale (7,14) par vierge, alors que ce mot pourrait aussi bien signifier jeune fille ou même jeune femme. André Chouraqui a surmonté avec finesse et raison la difficulté en traduisant par: « nubile». Cette réticence est d'autant plus fondée que, dans le cas cité, la Bible ne vient pas soutenir l'ensemble des connotations que ce vocable peut avoir pour un chrétien: pureté, innocence, délicatesse, pudeur, intériorité, mystère.
Ouant au statut de la vierge, il est abordé de tacon légale et ne comporte pas, au moins directement, de signification spirituelle. Nous rencontrons le cas de la vierge, dans la Bible, au livre de l'Exode (22,15). Il s'agit des lois concernant le viol. « Si quelqu'un séduit une vierge non encore fiancée et couche avec elle, il versera le prix et la prendra pour femme. Si son père refuse de la lui donner, il versera une somme équivalente au prix fixé pour les vierges». Il importe de noter que le texte envisage la virginité comme un état intermédiaire: « Une vierge non encore fiancée ». Nous y reviendrons. Mais l'intérêt du texte pour notre propos est surtout dans la légèreté de la faute commise: elle est réparable soit par M mariage en règle, soit par une amende.
Le Deutéronome (22,28) précise que, dans le cas d'un règlement par mariage, l'homme ne pourra jamais la répudier « puisqu'il a usé d'elle ». La légèreté de la faute en laquelle consiste le viol d'une vierge ressort avec évidence si on la compare au cas du viol d'une vierge fiancée. Je cite encore Deutéronome 22,24 « Si une jeune fille vierge est fiancée à un homme, qu'un autre homme la rencontre dans la ville et couche avec elle, vous les conduirez tous deux à la porte de cette ville et vous les lapiderez jusqu'à ce que mort s'ensuive, la jeune fille parce qu'elle n'a pas appelé au secours dans la ville, et l'homme parce qu'il a usé de la femme de son prochain ». Encore une fois, ici, ce qui est mis en valeur, c'est l'état de fiancée de la jeune fille qui aurait dù l'obliger, elle, à appeler à l'aide, et qui aurait dù être respecté par l'homme puisqu'eue appartenait à un autre. La virginité en tant que telle n'est ici qu'un détail. C'est le même esprit qui anime l'ensemble du Talmud. L'état de virginité y apparaît comme un état intermédiaire. dont la prolongation est aussi bien une tare qu'un danger possible.
La mariage est-il donc obligatoire? Il l'est sans aucun doute pour l'homme, pour oui l'obligation de procréer constitue la première et la plus importante des mitzwoth. Le Talmud insiste sur l'impossibilité de se soustraire à ce devoir. Je cite: « Celui qui ne se marie pas vit sans joie, sans bénédiction, sans bien » (Veb. 62 b). « Un célibataire n'est pas un homme au sens plein du mot, car II est dit: Il les créa mâle et femelle, les bénit et les appela du nom d'homme » (Gen. 5,2; Veb. 63a). Il n'est certes guère envisageable que la jeune fille puisse demeurer sans mari. Dès qu'arrive pour elle l'âge nubile, elle doit être pourvue d'un époux, et cela le plus tôt possible. Autrement, ne court-elle pas le risque de tomber dans la prostitution? (Sanhed. 76a). Aussi bien »mieux vaut pour elle de faire un mauvais mariage plutôt que de rester dans le célibat » (Kid. 7a). N'est-il pas bien connu que le déshonneur est plus lourd encore à supporter pour une femme que pour un homme? (Ket. 67b).
Ce que nous venons de dire nous prépare à comprendre l'état d'esprit dans lequel la tradition juive peut envisager la question pour le cas d'une vierge qui deviendrait enceinte...
Ces quelques considérations suffisent pour faire comprendre en quoi et pourquoi la conception traditionnelle de la virginité, dans le judaïsme, était étrangère au mystère de la virginité de Marie.
Marie, mère et femme
On constate un semblable « estrangement » lorsqu'il s'agit du mystère de Marie, mère de Dieu. Il est un discours chrétien qui est difficilement compréhensible pour un juif, en raison de la fusion qu'il implique de symboles qui lui paraissent inconciliables. A y réfléchir, cette incompréhension est inévitable, parce que le discours chrétien sur Marie-mère et Marie-épouse est étroitement lié au discours sur les mystéres de l'Incarnation et de la Trinité...
L'auteur montre ici comment, en Marie, la pensée chrétienne opère la fusion entre deux images., celle de la mère et celle de la femme aimée, et comment la symbolique juive, toute différente, repugne à cette fusion.
La mère, selon cette symbolique, c'est celle que l'on quitte, la terre dEgypte, la source du désir... tandis que la lemme aimée, c'est la Terre promise, la terre d'Israël qu'il faut féconder, le désir futur qui doit rester vivant; dans une telle perspective, le discours chrétien sur Marie, épouse et mère, ne peut que rester étranger.
Marie Mère de Dieu et médiatrice
Il est un autre aspect du mystère de Marie sur lequel le juif ne peut que rester silencieux parce qu'il est étranger non seulement à sa morale naturelle, comme la virginité, non seulement à sa symbolique, comme l'image de l'épouse et de la mère, mais à sa conception même de Dieu, de la création et de l'action libre de l'homme sous le regard de Dieu. Je veux parler du rôle que la théologie chrétienne attribue à Marie, mère de Dieu et à la médiation qui en résulte. La tradition juive oppose à cette vision du monde — celle de la création renouvelée par l'Incarnation — un double refus. Refus de supprimer l'ambiguité du monde présent. Refus de toute médiation entre Dieu et l'homme. L'un et l'autre, au nom de l'affirmation originelle de la transcendance de Dieu et de la liberté de l'homme. C'est un sujet immense. Toute la philosophie juive traditionnelle a été élaborée sur la base de cette intuition. Je n'en retiendrai ici qu'un aspect qui engage la théologie de la grâce et le rôle que Marie y joue selon les titres que vous lui attribuez, « pleine de grâce », « Mère de la divine grâce », ci médiatrice de toute grâce ».
La vocation de Marie est le point de départ de l'oeuvre du salut, dont le but et le terme est la plénitude de l'espérance réalisée. Cet accomplissement de la promesse est décrit par un texte de l'Apocalypse, dans lequel certains exégètes voient d'ailleurs une identification typologique entre Marie et l'Eglise:
Je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle... Et je vis /a Cité sainte, la Jérusalem nouvelle qui descendait du ciel, de chez Dieu... J'entendis alors une voix clamer, du trône: "Voici la demeure de Dieu avec les hommes...". Il essuiera toute larme de leurs yeux: de mort n'y en aura plus... car l'ancien monde s'en est allé (Ap 21,1-4).
Ce texte présente la réalisation d'un vieux rêve de l'humanité, l'assomption du temps dans l'éternité, les épreuves et les tensions de ce monde supprimées dans l'unité et l'harmonie de la demeure définitive, l'écart entre ce qui est, ce qui devrait être enfin résorbé dans la vérité et la stabilité de ce qui est, car Dieu est venu au-devant de l'homme, l'élevant jusqu'à Lui et l'introduisant dans le lieu où le bonheur est enfin possible. L'accomplissement de ce rêve est déjà inscrit dans la promesse et la grâce est, dés à présent, ce qui se développe vers cette gloire.
Il est un texte de la Bible qu'il est intéressant de comparer à celui-ci, car il inspire la morale et le comportement juifs, et il traite également de l'espérance et du bonheur proposés à l'homme. Il concerne aussi le voeu de la vie et du bien, à cette différence près — et elle est décisive — que la réalisation de ce voeu est clairement envisagée comme une oeuvre confiée au choix libre de l'homme. Le texte en question est celui où Moïse, avant de mourir, s'adresse au nom de Dieu aux enfants d'Israël. Il leur dit: « Vois, je te propose aujourd'hui vie et bonheur, mort et malheur... Je prends aujourd'hui à témoin contre vous le ciel et la terre: je te propose la vie ou la mort la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez » (DI 31,1519). L'homme se trouve donc à la croisée des chemins et c'est à lui qu'il appartient de décider du visage qu'aura sa vie...
Ainsi Dieu n'intervient pas dans l'action humaine, Il est radicalement autre, et l'homme est seul devant Lui. Mais la Torah est justement la règle qu'Il a proposée à l'homme pour l'aider par mode de précepte à choisir ce qui tait vivre. C'est en ce sens qu'Il est le Maitre de la vie et de la mort. S'attacher au Maître de la vie et de la mort c'est, en définitive, pour le juif fidèle, refuser tout intermédiaire et refuser tout asservissement, car l'un ou l'autre équivaudrait pour lui à l'idolâtrie, la pire des infidélités pour un juif.
Le principe primordial de ce programme d'éducation, le « principe des principes », comme le dit Maïmonide dans le livre qui ouvre le Mishneh Torah, est de savoir que tout ce qui existe dépend de l'Unique Dieu qui, Lui, ne dépend de rien. Le premier devoir du juif est donc de lutter contre tout ce qui pourrait lui inspirer d'attribuer à Dieu des visages ou des noms tirés de la créature. A cet égard, l'interdiction de taire des images taillées et la réserve d'un Maïmonide envers tout discours humain sur Dieu, relèvent du même refus des intermédiaires, au nom de l'absolue transcendance de l'Unique.
On comprend que, dans une telle vision, de l'homme et du monde, la grâce n'ait aucune place ni aucune forme de médiation. L'affirmation de la foi chrétienne, selon laquelle Die s'est fait homme pour que l'homme participe à la vie divine, n'aaucun sens dans le judaïsme. Il en est de même, pour les mêmes raisons, du rôle de Marie Mère de Dieu et médiatrice.
Telles sont quelques-unes des raisons qu'un juif religieux pourrait donner du silence de sa tradition sur Miryam de Nazareth. Silence sur sa virginité, laquelle n'est pour lui ni une réalité ni une image dont la valeur symbolique puisse l'inspirer. Silence sur le double mystère de sa 'féminité et de sa maternité, valeurs qui sont assumées pour lui dans les préceptes de la loi qui règle de désir, afin de sauvegarder le devoir toujours présent de la sortie d'Egypte. Silence, enfin, sur sa médiation, au nom même de la conception juive de l'ambiguïté du monde et de la transcendance de Celui qui est.
Il nous reste à considérer, maintenant, le silence de ceux pour qui la tradition juive n'est plus une règle de vie, ni mème un contenu dont la mémoire ou la valeur poétique pourraient inspirer la fidélité à l'identité juive.
LE SILENCE SUR MARIE DU JUIF SECULARISE
Le juif sécularisé
A la différence du silence du juif religieux qui n'est pour ainsi dire que l'envers d'une fidélité, au nom de la Loi et de la tradition, le silence sur Marie du juif sécularisé ne peut pas ne pas laisser pressentir un problème grave, et devenu assez urgent, celui de sa propre identité...
Le phénomène de la sécularisation juive, le désir du juif d'être comme les autres, revient en définitive à un oubli. un refus ou une méconnaissance d'une sagesse qui n'apparaît plus, souvent, que comme un ensemble étouffant de rites et de comportements, le carcan d'une pratique rigide coupée de son contenu spirituel et dénué de force vitale. Le juif sécularisé ne peut en effet, que dire a non » à une série de pratiques dans lesquelles il n'arrive plus à lire une réponse, car la question même lui semble étouffée par une lecture stérilisante des textes. 11 ne peut donc que garder le silence sur sa propre tradition, devenue pour lui une image sociale et anthropologique désuète, surtout si elle lui est imposée par un cléricalisme rabbinique dont 1 refuse l'autorité.
On comprend que, dans un tel contexte, l'image de Marie soit ignorée ou méconnue, pour ainsi dire à la deuxième puissance. Le luit sécularisé ignore ou refuse sa tradition, et il ignore ou refuse une image de Marie qui, comme nous l'avons vu, n'a oas de sens pour la tradition juive! Et, paradoxalement, il arrive aussi qu'il refuse une image de Marie, parce qu'elle est présentée par les chrétiens comme l'accomplissement de la tradition juive!
A vrai dire, la principale raison du silence sur Marie du juif sécularisé vient du refus de sa propre tradition.
L'image qu'il rejette
...Quelle peut être, en effet, l'image de la femme telle que le juif moyen peut la saisir à partir des préceptes et des pratiques de la tradition? Je vais en rappeler certains détails et vous comprendrez la résistance, ou le refus, que le juif sécularisé lui oppose.
Ici l'auteur donne plusieurs exemples. dans la liturgie et dans les coutumes, de ce qu’elle considère comme un manque de confiance à l'égard des femmes (lois de purification, éducation de la jeune tille etc...). Même s'II y a eu, et s'il y a des exceptions, il lui semble que l'orthodoxie juive n'a pas su a sauvegarder l'esprit de l'interprétation vivante de la Loi ».
...Si les femmes juives religieuses avaient des raisons de s'estimer frustrées, on comprend d'autant mieux la réaction des juives sécularisées, libérées et libérales, à l'égard de tout discours édifiant, célébrant les vertus féminines dans la tradition juive. Elles ne peuvent que le refuser dans la mesure même où ce discours leur rappelle l'image qu'elles ont de cette tradition. De là aussi pourrait provenir une méfiance à l'égard de Marie, « Mère et servante du Seigneur», « humble et docile gardienne de la demeure ». Ce sont justement les attributs qu'elles refusent au nom de l'émancipation et de la liberté.
Elles partagent en ceci la réaction de leur paires, les femmes de l'occident chrétien sécularisé. Pour les femmes qui ont subi le choc d'une certaine modernité, les termes de Vierge et de Mère, et les vertus qui leur sont associées. ne sont plus des valeurs aptes à susciter l'adhésion. Il est remarquable de lire, sous la plume d'un théologien marial, R. Laurentin, le bilan de ce décalage conceptuel et spirituel qui ferme, à certaines femmes de notre temps, la perception du mystère de Marie. Marie n'est plus comprise, elle ne suscite plus l'admiration et l'intérêt:
« parce que, comme vierge, elle induit la frustration et la répression sexuelle. Comme Mère et Mère par excellence, elle inculque une image de la femme réduite à la maternité au détriment de l'existence personnelle. Enfin comme Vierge-Mère, elle est un modèle singulier. contradictoire, irréalisable par toute autre femme, donc désespérant ».4
Ceci s'applique aux femmes de notre monde sécularisé, qu'elles soient juives ou qu'elles soient chrétiennes. Mais on comprend que, chez la femme juive, la réticence à l'égard de Marie est aussi l'expression de son refus d'un univers qui fut celui de ses mères, tout au long de la tradition juive...
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Il est temps de conclure. Vous m'avez demandé d'exposer la manière dont les juifs parlent de Marie aujourd'hui En fait, j'ai plutôt eu à rendre compte d'un silence. Quel sens donner à ce silence? .. Rappelons tout d'abord que le silence gardé par notre tradition sur les accusations qui dénigrent à la fois Jésus et sa Mère, est un silence embarrassé. Il signifie la difficulté de revenir sur ce qui était, autrefois, une attitude de défense de la communauté juive envers ceux qui la persécutaient. Sùr de sa tradition et de son identité, le peuple juif n'a pas à dénigrer la foi des autres pour protéger la sienne. Le silence qu'il garde au nom de sa tradition est le silence de celui qui refuse une vue du monde étrangère à la sienne.
Il garde le silence sur la Vierge, Mère de Dieu, car elle est le symbole du rejet tout ensemble du sexuel et de la Loi. Comme dirait E. Lévinas, il ne découvre pas le visage de Dieu dans la Trinité, ni l'image de la vie dans la sublimation désexualisée. « Jamais le féminin ne prendra l'allure du divin. ni Vierge Marie, ni Béatrice ». Le silence, enfin, du juif sécularisé et se disant athée: Ce silence est. chez la plupart, le silence du quatrième fils durant le repas du Seder de la Pâque: celui qui ne sait pas questionner. Ce silence recouvre souvent la méconnaissance de sa propre tradition, son désintérêt pour l'image déformée qu'il s'est fait d'elle...
Mais la meilleure manière de parler du silence est de se taire, On ne prouve le silence qu'en se taisant.
Avital Wohlnian est professeur de philosophie à l'Université Hébraïque de Jérusalem. Nous avons malheureuse-Ment dû couper à plusieurs reprises cet article, trop long pour la revue. On pourra trouver le texte complet aux pp à 38 du volume indiqué dans la Présentation.
1. L'auteur a conscience de s'adresser à un public presque totalement chrétien, au moment du Symposium mariologique international, ce qui explique cette entrée en matière.
2. Joseph Klausner: Jésus de Nazareth.
3. Shalom Ash, Marie, mère de Jésus, trad. franc., éd. Calmann-Lévy, Paris 1951.
4. René Laurentin. Jésus et les lemmes.- une révolution méconnue, en Concilium N. 154, 1980, 97 note 1.