| |

SIDIC Periodical XXXV - 2002/2-3
« Une lampe sur mes pas, ta parole, une lumière sur ma route » (Ps 119, 105) (Pages 18-24)

Other articles from this issue | Version in English | Version in French

La Tora en tant que loi dans le judaïsme
Wyschogrod, Michael

 

Lorsqu’un juif doit parler de la « loi » devant un auditoire chrétien, il prend presque automatiquement une attitude défensive. Il est conscient des critiques traditionnelles de la loi juive chez les auteurs chrétiens, et il a la tentation de défendre contre celles-ci la manière juive de comprendre la loi. Etant donné le rôle important qu’ont joué historiquement, dans la définition que les chrétiens donnaient d’eux-mêmes, les critiques de la foi juive, et l’importance de ces dernières dans la polémique judéo-chrétienne des temps passés (nous ne pouvons pas réellement parler de dialogue avant notre siècle). Il est inévitable que l’on soit amené à défendre contre la critique chrétienne la manière juive de comprendre la loi. Une telle défense est importante pour nos deux croyances, sinon l’abîme entre le judaïsme et le christianisme deviendra si profond que la permanence même de la Bible hébraïque dans le Canon chrétien pourra se trouver en danger.


La loi n’est pas une réalité autonome

On a souvent fait remarquer que lorsque la Septante avait traduit le mot Tora par Nomos, cela avait marqué le début d’un processus dont les effets se font encore sentir actuellement. La Tora est inséparable de l’interaction entre Dieu et le peuple d’Israël. Cette interaction est fondamentale, et tout doit être considéré dans ce contexte. C’est un fait significatif que les relations de Dieu avec Israël n’aient pas débuté par le don de la Tora. Ce qui est à l’origine de l’histoire juive, c’est le commandement donné par Dieu à Abraham de quitter sa terre natale et d’entreprendre un voyage dont la destination était inconnue (Gn 12, 1). Bien des événements se situent entre l’élection initiale du peuple juif en Abraham et le don de la Tora au Sinaï ; et, ce qui est plus important, la sortie d’Égypte est un acte de salut divin qui va obliger le peuple juif à recevoir les commandements de Dieu. Le cœur de l’alliance, c’est cette relation mutuelle qui s’est établie entre Dieu et Israël, et qui est un échange de bienfaits et d’obligations.

La Tora n’est pas une loi obligeant le peuple dans un sens juridique, venant du caractère contraignant de la loi en tant que telle ; elle est un élément de la relation d’Israël avec le Dieu qui l’a choisi et lui a fait don de cette Tora. Toute tendance à considérer la Tora comme une réalité autonome, à ne plus voir en elle que l’expression du vouloir souverain de Dieu, vient de ce que l’on a une conception fausse ; et c’est précisément la tendance qui se fait jour dans la traduction du mot Tora par Nomos.


Narrations et lois sont inextricablement liées dans la Tora

Une telle traduction manifeste une opposition entre récit et loi. Aucun livre de la Bible hébraïque n’est cependant totalement législatif, sans aucun passage narratif, tandis que beaucoup sont narratifs, sans être nullement législatifs. S’il est vrai que des codes législatifs sans aucun passage narratif ont apparu plus tard dans le judaïsme, ce n’a jamais été le cas pour l’Ecriture. J’insiste là-dessus, parce qu’un récit traite d’événements concrets qu’on ne peut facilement universaliser, tandis que la loi, de par sa vraie nature, traite de l’universel. Une loi est plus facilement applicable dans des situations qui se répètent, tandis que le récit tend à se centrer sur des événements particuliers. La Tora combine les deux genres, et c’est en quoi réside l’originalité propre de la piété juive.

La Tora aurait pu être toute entière récit, sans aucune loi. Cette hypothèse a un aspect séduisant. La Tora aurait été le souvenir conservé des relations de Dieu avec l’humanité, avec Israël. On aurait pu tirer des récits certaines conclusions concernant le message de Dieu à son peuple et la conduite qu’il désire le voir suivre ; mais cela n’aurait rien eu de très spécifique, car ce n’est pas dans la nature des récits d’amener à des conclusions spécifiques en ce qui concerne la conduite à suivre et le contenu même de la foi. Les récits tendent à indiquer une direction, à donner un ton et à communiquer un esprit. La volonté de Dieu aurait pu être de faire justement cela, laissant les modalités spécifiques au jugement humain. Dieu aurait pu décider de se contenter du message de l’amour, ordonner aux êtres humains de s’aimer les uns les autres et ainsi, dès qu’ils auraient agi véritablement par amour, ils auraient aussi pris automatiquement les bonnes décisions. Mais Dieu n’a pas choisi de faire ainsi. Si la Tora comporte de nombreux récits, elle comporte également des lois ; et nous devons prendre au sérieux les deux réalités.

Il est important de ne pas aborder cette question dans un esprit d’a priori. Il ne s’agit pas de se demander ce que Dieu aurait pu faire ou même, comme certains semblent prêts à le démontrer, ce qu’il aurait dû faire, mais bien plutôt ce qu’il a fait. Il a choisi de révéler une Tora qui comporte à la fois des récits et des lois, et ce sont ces deux composantes qui ont façonné le judaïsme.

En tant que lignes directrices, récits et lois diffèrent, mais ils ne sont pas totalement différents. J’ai déjà dit que les récits tendent à indiquer une direction tandis que les lois cherchent à être plus spécifiques, exigeant certains actes et en prohibant d’autres. Même si cela est généralement vrai, il est vrai également que les lois demandent aussi à être interprétées et appliquées en fonction de situations concrètes spécifiques. Les récits, de leur côté, s’ils sont correctement interprétés, peuvent être compris comme exigeant certaines actions et en interdisant d’autres. La différence entre récits et lois est donc relative : elle est une question de degré, d’accent, plutôt que de principe.

En un sens, le système législatif anglais est un système de lois fondé sur des récits. Les récits sont des cas particuliers qui servent de précédents. Le Droit coutumier ne formule pas de principes généraux : il offre au juge un certain nombre de cas, similaires mais non identiques à celui qui l’intéresse. Se basant sur les décisions prises dans les cas précédents et sur la ressemblance ou la différence plus ou moins grande existant entre ces cas et celui dont il s’occupe, le juge prend une décision qui sera un précédent de plus, pouvant éclairer des cas à venir.


Le juif reçoit de Dieu la Tora toute entière

La Tora est l’enseignement par lequel Dieu indique à Israël la voie où il doit marcher (la racine du mot Halakha signifie « marche »). Aussi le peuple juif prend-il très au sérieux l’ensemble des textes que comporte la Tora. Pour saisir l’esprit de cette dernière, il est très important d’orienter nos actions dans la direction que nous indiquent les récits et les lois de la Tora ; mais il est très important aussi d’obéir aux détails, même s’il nous est difficile de saisir la direction vers laquelle ils orientent. La direction fondamentale vers laquelle tout converge est l’obéissance à Dieu. Paradoxalement, cela est plus évident quand nous ne comprenons pas grand’chose par ailleurs à un commandement.

Certains des commandements de Dieu nous semblent avoir un sens, d’autres pas. Largement parlant, les commandements éthiques ont un sens, tandis que les commandements ayant pour objet le « culte » ou les « fêtes » n’en ont pas. Nous croyons comprendre pourquoi Dieu défend de tuer et de voler, mais nous ne comprenons pas pourquoi il défend au juif de manger des animaux qui n’ont pas à la fois des sabots fourchus et une nature de ruminants (Lv 11, 1-2). Le monde n’a donc pas eu de difficulté à accepter les enseignements éthiques de la Bible hébraïque ; mais seuls les juifs sont restés fidèles non seulement aux commandements éthiques, mais à ceux qui n’ont rien à voir avec les questions morales.

Le premier point, le plus important à préciser, c’est que distinguer entre les commandements éthiques et les autres n’est pas selon l’esprit de la Bible. Le Pentateuque, dans son ensemble, ne fait pas cette distinction. Nous trouvons les commandements éthiques et les commandements cultuels côte à côte. Ce qui est significatif, pour un commandement, c’est qu’il exprime la volonté aimante de Dieu en ce qui concerne la conduite de son peuple. A de très rares exceptions près, le Pentateuque ne donne pas de justifications à un commandement et n’en explique pas l’intention. L’homme n’a pas besoin de savoir pourquoi Dieu commande ceci ou défend cela. J’ai toujours pensé que si tous les commandements de Dieu avaient eu pour moi un sens, cela aurait probablement renforcé l’impression qu’ils étaient en fait d’origine humaine. Puisque la raison de Dieu doit être infiniment supérieure à celle de l’homme, il serait en effet étrange qu’aucun des commandements venant de Dieu n’apparaisse déraisonnable à celui-ci.

L’homme exprime sa confiance en Dieu par sa disponibilité à obéir aux commandements dont il ne comprend ni la raison ni le but. Cela ne signifie pas qu’il ne doive rechercher ce qui transcende sa raison et mépriser les réalités que son esprit est en mesure de saisir : la raison humaine est aussi une créature de Dieu et un reflet de cette image divine selon laquelle l’homme a été créé. Mais ce dernier ne peut exiger que l’enseignement de Dieu ne comporte pas des notions telles que la raison humaine soit capable de les découvrir d’elle-même, sans le secours de la révélation divine.

Bien plus, même dans le domaine moral, la loi de Dieu ne correspond pas toujours à la loi naturelle. Elle y correspond certainement dans la plupart des cas, mais Abraham reçoit l’ordre de sacrifier son fils Isaac, et son empressement à le faire est sûrement son plus grand mérite (Gn 22, 1-18). Saül perd la royauté en Israël pour n’avoir pas massacré, avec les Amalécites, leur roi Agag (1 S 15). Ce n’est pas ici le lieu de faire des recherches approfondies sur les implications morales et théologiques de tels événements et d’autres similaires. Il nous faut seulement remarquer que la raison humaine est très limitée lorsqu’elle cherche à saisir la volonté de Dieu, qu’il s’agisse de préceptes moraux ou cultuels.


La Tora est loi de vie

Le devoir de l’observer est lié à l’élection

C’est surtout dans l’observation des commandements de la Tora relatifs au culte (pour employer l’expression de St Thomas d’Aquin) que s’exprime la fidélité d’Israël. Même si nous saisissons ici ou là ce qui peut motiver de tels commandements, ce n’est pas le cas le plus souvent. Ils nous sont donnés comme des commandements divins, et c’est un trait fondamental de la foi d’Israël de reconnaître comme une obligation pour le juif d’obéir à la volonté divine. C’est cette détermination à obéir qui est, en fait, l’essence du judaïsme; et c’est ce thème qui fait l’unité de la Bible hébraïque toute entière. Dieu exige d’Israël l'obéissance; et il ne demande pas une chose impossible. Souvent Israël accomplit ce que Dieu demande : « Je me souviens de l’affection sans faille de ta jeunesse », dit Dieu à Israël (Jr 2, 2), « de l’amour du temps de tes fiançailles, lorsque tu me suivais dans le désert, dans une terre non ensemencée ». L’obéissance d’Abraham préfigure celle du peuple juif. Même si l’élection dont Israël est l’objet n’a pas été méritée et consiste en un geste libre de faveur divine, elle ne reste pas sans écho du côté du peuple de l’élection. Le prix que le peuple juif a dû payer pour cette élection n’est pas négligeable, et c’est un prix que les juifs sont prêts, semble-t-il, à continuer de payer.

La justice est plus que simple obéissance à la Tora

Inutile de dire que ce n’est pas l’obéissance seule qui caractérise la relation d’Israël à la Tora. Il n’est pas facile de répondre aux exigences divines, que ce soit dans l’esprit ou dans la lettre de la loi. La Bible hébraïque n’hésite pas à rapporter les manquements d’Israël. Les annales royales des autres peuples s’étendent plutôt sur de grandes victoires et restent silencieuses sur les défaites. Il n’en est pas de même de la Bible qui raconte 1’histoire « fondatrice » du peuple juif. Là, c’est bien sur les échecs qu’on insiste, parfois presque à l’exclusion des réussites. Israël retombe encore et encore dans le péché, et chaque fois Dieu lui inflige un châtiment. Sous l’épreuve du châtiment, Israël se repent et il est délivré ; mais dès que Dieu le tire de l’épreuve, il retourne à sa conduite d’antan, et le cycle recommence. La tendance d’Israël à pécher est profondément ancrée et à peu près incorrigible, du moins le semble-t-il.

Qu’est-ce que cela nous apprend sur la Tora ? Cette dernière exige-t-elle d’Israël l’impossible ? Est-elle un fardeau écrasant ne pouvant conduire qu’à la condamnation de ceux qui tentent de répondre à ses exigences ? La Tora n’a-t-elle été donnée à Israël que pour le conduire au désespoir et le contraindre par là à s’en remettre à la miséricorde de Dieu ? La Tora est-elle seulement une loi de mort et non pas de vie ?

Voilà des questions auxquelles il nous faut répondre avec grand soin, non seulement parce qu’elles touchant de très près le dialogue entre juifs et chrétiens, mais aussi parce qu’il est vital, pour la définition que le judaïsme donne de lui-même, de pouvoir y répondre correctement. Il serait facile de démentir, de façon générale, toutes les accusations que comportent implicitement de telles questions : Oui, pourrait-on affirmer, (et cela a été fait), il est possible d’obéir à la Tora ; cela parce que l’homme a une volonté libre. Il a deux penchants, le bon et le mauvais, mais la puissance de la Tora est telle qu’elle rend le juif capable de choisir le bien plutôt que le mal, s’il le désire. Chaque fois qu’il obéit à un commandement, le juif accumule des mérites, tandis que par sa désobéissance il accumule des démérites. A la fin, tout sera calculé et, selon ce qui prédominera, le jugement sera pour lui positif ou négatif.

Une telle attitude ne correspond pas à la manière authentique dont le juif se comprend lui-même. Aucun juif ne se tient devant Dieu en lui disant : « Dieu très cher, juge-moi selon mon mérite. S’il te plaît, ne m’accorde pas plus que je ne mérite, mais pas moins non plus. Ne me fais pas de faveur, mais donne-moi ce qui me revient ! » Je n’ai jamais entendu dire qu’aucun juif ait adopté une telle attitude, et il est inconcevable pour moi qu’il puisse le faire. Il est, en effet, parfaitement conscient que si Dieu le jugeait strictement d’après ses mérites, il n’aurait pas grand-chose à espérer. Dans la prière quotidienne du matin, nous trouvons une prière de l’époque talmudique qui exprime cela très clairement :

«Souverain de l’univers!
ce n’est pas sur nos vertus que nous nous appuyons
en te présentant nos supplications,
mais bien sur ta miséricorde sans bornes.
Qui sommes-nous ? Qu’est-ce que notre existence,
notre piété, notre mérite, nos ressources,
notre force et notre puissance ?
Que pouvons-nous dire en ta présence,
Seigneur notre Dieu et Dieu de nos pères ?
Oui, devant toi les héros ne sont rien,
les hommes célèbres, comme s’ils n’existaient pas,
les sages comme dépourvus de savoir,
les intelligents comme ne comprenant rien ;
car la plupart de leurs actions sont vaines,
les jours de leur vie sont néant devant toi,
et l’homme n’est pas supérieur à la bête,
car tout est vanité ».

Cette prière n’est pas compatible avec une justice qui viendrait des œuvres. Elle ne pourrait être récitée par quelqu’un qui penserait trouver grâce aux yeux de Dieu du fait d’actions méritoires.

Fidélité ou infidélité d'Israël ?

La Tora serait-elle alors sans valeur, puisque ce n’est pas grâce aux mérites acquis en lui obéissant que l’homme est réconcilié avec Dieu ? Je ne le pense pas. La Tora n’exige pas de l’homme des choses impossibles, et il est en son pouvoir de lui obéir. Si ce n’était pas le cas, désobéir à la Tora ne pourrait être un péché, puisque personne ne peut être considéré comme responsable de n’avoir pu obéir à une loi à laquelle il n’est pas en mesure d’obéir. Si la Tora est un don de l’amour divin au peuple juif, c’est un fait aussi que les êtres humains, n’étant pas des anges, ne répondent pas toujours à ses exigences. L’histoire juive l’a bien montré.

Nous devons cependant garder une juste vision d’ensemble : il n’est pas exact de dire qu’Israël a constamment violé la Tora, ni qu’il lui a toujours été fidèle : la vérité se trouve entre les deux. Il y a eu beaucoup de fidélité et beaucoup de désobéissance. Si l’on me pressait de dire si c’est l’obéissance ou la désobéissance qui a dominé, je dirais : la désobéissance, mais la marge entre les deux n’est pas grande. A commencer peut-être par le péché du veau d’or, sinon plus tôt, on constate une continuelle désobéissance, profondément ancrée, mais aussi une grande fidélité tout au long de l’histoire juive, biblique et post-biblique. En dépit des grandes souffrances subies par le peuple juif, ce dernier n’a pas rejeté l’élection. Ce peuple existe encore dans le monde, même après l’Holocauste. Depuis l’Holocauste, tout parent juif qui élève un enfant dans le judaïsme est conscient de ce qui pourrait arriver, et pourtant il y a encore des parents juifs qui élèvent des enfants juifs. Il y a donc à la fois l’obéissance et la désobéissance.

Cependant la désobéissance est bien grande, et de même le châtiment et la souffrance qui en résultent. Comment Israël a-t-il pu vivre une telle histoire ? Bien souvent il s’est vu reprocher ses faiblesses qui ont été interprétées comme le signe de ce qu’il a été rejeté par Dieu. Condamné à vivre en hôte plus ou moins indésirable au sein de civilisations dominées par les deux grandes religions issues de lui, dont les adeptes se comptent par centaines de millions, le judaïsme semblait avoir échoué : un échec reconnu comme tel par tous, sauf par lui-même. Comment un tel peuple a-t-il pu survivre sans perdre toute estime de lui-même, ce qui est trop souvent le cas chez peuples opprimés ?

La fidélité du peuple juif vient de ce qu’il se sait aimé

La réponse se trouve fondamentalement dans l’amour par lequel ce peuple se sent aimé de Dieu. Il reste toujours ce sentiment de fond, solidement ancré, même s’il n’est souvent pas consciemment reconnu, d’être aimé de Dieu, sentiment qui imprègne la conscience juive. Il s’agit d’un amour très spécial, qui ne diminue en rien ni ne contredit l’amour de Dieu pour l’ensemble de la famille humaine. C’est un amour qui remonte à Abraham : il est fondamentalement inexplicable, et il s’étend à ses descendants qui ont cette alliance d’Abraham marquée dans la chair : ceux-ci ne manquent jamais d’invoquer les mérites des Patriarches lorsqu’ils implorent leur Dieu.

Ce sentiment d’être aimé de Dieu est si fort qu’il triomphe de toutes les épreuves que la verge divine ou la colère des nations imposent à Israël. On ne trouve pas, dans le judaïsme, le désir de la mort: on y trouve au contraire un grand appétit de vivre, une puissante affirmation de la vie. Le judaïsme est peut-être l’unique religion du monde à considérer le célibat comme un péché. Le commandement de la Genèse (1, 22) : « Soyez féconds et multipliez-vous » impose au juif le devoir de fonder une famille, d’avoir des enfants. Dieu aime les êtres humains, et il désire les voir venir au monde ; et comme la rédemption de l’humanité doit venir par le peuple juif, il ne veut pas d’un monde sans juifs. Contribuer à la survie du peuple est dès lors pour tout juif un devoir religieux.

Finalement, le sentiment d’être aimé de Dieu dont j’ai parlé, s’exprime dans la conviction que l’élection d’Israël est irrévocable, tout comme les dons divins liés à cette élection. Le péché d’Israël est certes puni, et quelquefois sévèrement ; mais Dieu ne rejettera jamais son peuple. Le châtiment ne sera que temporaire et, une fois la colère divine passée, sa miséricorde assurera le salut d’Israël. Tel est le sens de la prière que j’ai citée plus haut.

Il ne faut pas minimiser la sévérité avec laquelle est punie la désobéissance à la Tora. Les malédictions du Deutéronome (28, 15-68) ne sont pas de lecture agréable surtout du fait qu’elles se sont presque toujours abattues sur le peuple juif. Si néanmoins celui-ci peut danser de joie à Simhat Torah, fête qui clôt la cycle annuel des lectures de la Tora, c’est que les malédictions de la Tora cèdent devant l’amour divin envers Israël. L’amour est finalement plus fort que les malédictions et si, par la Tora et ses exigences, nous viennent les malédictions, c’est aussi par elles que nous est transmis l’amour de Dieu pour Israël, qui est infiniment plus grand. La joie de la Tora, la joie d’accomplir les commandements divins, sans en comprendre souvent les raisons, c’est la joie du juif qui est heureux de plaire à Dieu, et cela tout simplement parce qu’il a ordonné ce qu’il a ordonné et que nous avons le privilège de mettre en pratique ses ordonnances.


Lois morales, lois rituelles pour le judaïsme et le christianisme

Distinction entre ces lois

Nous avons déjà fait, dans la Tora, la distinction entre les sections narratives et les sections juridiques. A l’intérieur même des sections juridiques, nous avons fait la distinction entre les commandements moraux et rituels. Les commandements moraux correspondent à la loi naturelle (« Vous ne tuerez pas, vous ne volerez pas etc... »), tandis que les commandements rituels (lois alimentaires, vestimentaires : ne pas mêler lin et laine etc...) comportent des ordres et des défenses dont on ne saisit généralement pas la raison. Il est très important de comprendre que la Tora, en elle-même, ne nous offre pas de telles distinctions : elle ne fait que présenter des commandements divins auxquels il faut obéir. Cela est certainement vrai surtout du Pentateuque.

On a souvent maintenu que la distinction entre commandements moraux et rituels avait commencé à prendre de l’importance chez les prophètes qui condamnent, bien souvent, ceux qui obéissent scrupuleusement aux commandements rituels tout en volant les veuves et les orphelins. Il est clair que les prophètes n’ont guère eu de considération pour ceux qui agissent ainsi. Ils condamnent vigoureusement ceux qui pensent pouvoir s’attirer la faveur divine par des sacrifices, mais maltraitent leurs frères humains qui sont des créatures vulnérables. Ce serait pourtant une erreur d’en conclure que les prophètes ont condamné les sacrifices. Ils ont condamné le fait d’associer à des sacrifices une conduite injuste, mais nous n’avons aucune raison de croire qu’ils n’ont accordé d’importance qu’aux sections éthiques de la Tora. Il est vrai que, dans l’ensemble, les textes bibliques et la tradition rabbinique attachent plus d’importance aux commandements éthiques qu’aux commandements rituels. Après tout, aucun des prophètes ne blâme ceux qui donnent à manger aux affamés ou prennent soin des veuves, mais négligent les sacrifices. Le fait qu’on ne trouve pas ce genre de blâme peut venir tout simplement de ce qu’il n’y avait personne pour obéir scrupuleusement aux lois éthiques en négligeant en même temps les lois cultuelles; c’est le défaut contraire qui semble avoir été courant. Ainsi, même si je suis prêt à accorder un peu plus d’importance au fait d’obéir à la loi morale, je ne suis pas prêt à admettre que la loi rituelle soit devenue insignifiante. Elle fait toujours partie intégrante de ce que Dieu demande au peuple juif.

La loi mosaïque pour les chrétiens

Qu’en est-il de cette exigence dans le christianisme ? Il est clair qu’elle n’est plus considérée comme ayant force d’obligation. D’une part, la Bible hébraïque dans son ensemble (Ancien Testament) est reconnue par le christianisme comme la Parole de Dieu, conservée sans altération significative par le peuple juif. Cette position est à distinguer nettement de celle de l’Islam : ce dernier accuse en effet les juifs d’avoir, dans une large mesure, falsifié la révélation véritable à l’avantage d’Israël et au désavantage de la vérité. Pour l’Eglise, la Bible hébraïque dans la version transmise par Israël, est Parole de Dieu. Néanmoins l’Eglise ne se sent pas obligée de mettre en pratique la loi de Moïse, ou « Ancienne loi », comme on le dit souvent. Pour le christianisme, qu’y a-t-il donc de vivant ou de mort dans la loi de la Bible hébraïque? Il s’agit là d’une question qui intéresse, naturellement, un juif étudiant la christianisme.

Si presque tous les auteurs chrétiens touchent dans une certaine mesure à cette question de la loi mosaïque, c’est St Thomas d’Aquin qui la traite avec le plus de détails (Somme Théologique, la 2ae, 98-108). Comme on peut s’y attendre, il répond à la difficulté par une division de la loi mosaïque en éléments éthiques et rituels (les préceptes juridiques qui appliquent la loi naturelle à des situations concrètes ne doivent pas entrer ici pour nous en ligne de compte). La composante éthique de la loi mosaïque correspond à la loi naturelle, qui a force d’obligation pour toute créature raisonnable : elle n’est pas affectée par la venue de Jésus comme Christ. Mais il n’en va pas de même pour les lois cultuelles, qui concernent le culte rendu à Dieu : celles-ci n’ont plus force d’obligation après la venue du Christ, bien plus, non seulement elles ne sont pas obligatoires, mais les observer après la venue du Christ est commettre un péché mortel. Qu’est-ce qui a pu provoquer un tel changement? Comment, après avoir été la volonté de Dieu révélée, qu’on ne pouvait violer sans commettre un péché, ces lois ont-elles pu devenir, au contraire, occasion de péché pour ceux qui les observent ?

Les « actes de culte de l’Ancienne loi », écrit Thomas (103,4-Réponse) « étaient signes du Christ qui devait naître et souffrir, tandis que les nôtres sont signes du Christ qui est né et qui a souffert. C’est pourquoi de même qu’un homme pécherait mortellement si, professant sa foi, il disait que le Christ doit naître (ce que nos pères disaient jadis avec dévotion et en toute vérité), de même on pécherait mortellement en observant de nos jours des rites cultuels que les générations d’autrefois ont observés avec dévotion et fidélité ». Au cœur de cette démonstration, nous trouvons l’affirmation que les sections cultuelles de la loi mosaïque n’avaient pour but et pour signification que d’annoncer la venue du Christ. Ceux qui obéissaient aux lois cultuelles avant l’époque du Christ signifiaient donc qu’ils croyaient à la vérité de ce que ces lois prédisaient; mais y obéir après le Christ, c’est annoncer que le rédempteur est encore à venir, alors qu’il est déjà venu, et c’est un péché mortel. Ainsi la venue du Christ a changé en vice ce qui était auparavant vertu.

Pour un lecteur juif, l’affirmation que l’ensemble des lois cultuelles n’ont pour seule fonction que d’annoncer la venue du Christ est difficile à comprendre. Comment les lois alimentaires, les lois de la menstruation ou celles qui interdisent de porter des vêtements tissés de lin et de chanvre (Lv 19, 19) annoncent-elles la venue du Christ ? Et pourquoi l’observance de celles-ci après le Christ constitue-t-elle une négation de ce qu’il est venu ? Le Christ n’a-t-il pas dit lui-même qu’il n’était pas venu pour abolir la loi (Mt 5, 17) ?

Les auteurs chrétiens divisent habituellement la loi mosaïque selon le temps : avant le Christ, où elle avait force d’obligation et après le Christ, où elle ne l’a plus : mais ils négligent généralement la distinction entre juifs et gentils (non juifs). Du point de vue juif, les lois cultuelles n’obligent que les juifs. Les argumentations de Paul contre la loi se trouvent dans des lettres adressées aux gentils, cherchant à les décourager d’adopter la circoncision et la loi. Ne serait-il pas possible que Paul ait considéré la loi comme obligeant les juifs, y compris ceux qui avaient adhéré à la foi en Jésus ? Et, en ce cas, les juifs qui sont dans l’Eglise ne devraient-ils pas rester loyaux envers la loi mosaïque ? Au moins, ne devrait-on pas considérer comme possible, pour des chrétiens d’origine juive, d’observer la loi mosaïque, au lieu d’y voir l’occasion d’un péché mortel ?


__________________

* Michael Wyschogrod a été professeur et chairman du département de Philosophie au Baruch College de la City University de New York. Son livre « The Body of Faith : Judaism as corporeal Election » (New York, Seabury, 1983), décrit la centralité de l’alliance de Dieu avec Israël comme une « demeure » et même une « incarnation » de la présence de Dieu dans le monde.
Cet article, publié dans Sidic Vol. XIX, n 3 (1986), est traduit de l’anglais.

 

Home | Who we are | What we do | Resources | Join us | News | Contact us | Site map

Copyright Sisters of Our Lady of Sion - General House, Rome - 2011